f BIBLIOTHECA ) \^ ^\o Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/dictionnaireency01dide DIDEROT DICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE (A-B) ÉDITION CRITIQUE ÉTABLIE PAR J. ASSÉZAT d?^^j CHEFS-D'ŒUVRE DE LA LITTERATURE LIBRAIRIE GARNIER FRERES - PARIS t l4^H./£i>- ^ï^ln . .<» 'h V MISCELLANEA ARTISTIQUES XTII. 4 .DSô MISCELLANEA ARTISTIQUES OBSERVATIONS SUR L'ÉGLISE SAINT-ROGH 1753^ (inédit L'église de Saint-Roch est belle, spacieuse, bien distribuée, bien éclairée, d'un goût d'architecture simple. On trouve seu- lement que les degrés qui sont au devant du portail et par les- quels on y monte, ne l'exhaussent pas assez. Un critique qui parcourrait Paris et qui en considérerait les différents édifices comme des monuments antiques, dirait qu'il faut que le terrain soit baissé dans cet endroit. Ce défaut ôte de la légèreté à l'édifice entier. Du milieu de la nef, l'œil découvre par un percé l'autel du chœur, celui de la Yierge, celui de la communion et celui du Calvaire. 1. Cette date n'est point certaine. Nous reproduisons cet article sur une copie faite à TErmitage. Il était vraisemblablement destine à la Coi'respomlance de Grimm et nous supposons qu'il dut suivre de près l'achèvement du Calvaire de Saint-Roch qui eut lieu en 1753. Il MISCELLANEA ARTISTIQUES. En s' avançant du milieu de la nef vers l'autel du chœur, on est arrêté par la chaire d'où l'on annonce au peuple la parole de Dieu. C'est un grand travail^ mais lourd et bas. La dorure des cariatides qui soutiennent ce morceau et des panneaux en bas- reliefs qui forment le contour au-dessus des cariatides, achèvent d'appesantir le tout. Il est fâcheux d'avoir de grands modèles dans l'esprit ; on y rapporte, malgré qu'on en ait, ce que l'on voit et j'avais entendu parler, quand je vis la chaire de Saint- Roch, d'une autre chaire construite dans une église des Flandres^ C'est une caverne pratiquée dans un rocher. Un escalier rustique y conduit. Au bas de cette caverne sur le penchant de la roche sont assis Moïse, Jésus-Christ, les apôtres et les prophètes. A un des côtés sortent d'entre les fentes du rocher, des arbres dont les branches et les feuilles jetées vers l'entrée de la caverne forment le dôme delà chaire. Des herbes, des plantes agrestes, des ronces, des lierres rampants, la saillie inégale des pierres brutes et couvertes de mousses, donnent au tout un air subhme et sauvage. Les peuples rassemblés autour d'un pareil édifice semblent avoir abandonné leurs habitations pour aller chercher l'instruction dans le désert. Revenons à l'église de Saint-Roch. Arrivés à la balustrade du maître-autel, ceux qui aiment les ouvrages de serrurerie remar- queront la grille qui la ferme dans le milieu. C'est dans ce genre un beau travail et de bon goût; toutes les parties sont bien assemblées, les ornements convenables; simplicité, richesse, sans uniformité et sans confusion. A gauche du maître-autel, contre un pilier, on voit un Christ agonisant. La tête et les bras de ce morceau de sculpture ago- nisent en effet, mais le corps et les parties inférieures se repo- sent. Il semble cependant que son agonie aurait dû répandre la défaillance sur tous les membres et que les jambes surtout seraient mieux, si elles cherchaient à se dérober sous le corps. Il y a une de ces jambes appuyée sur la pointe du pied, et ce pied paraît être pendant. Un autre reproche qui tombe sur l'empla- 1. Par Chai le. 2. Ce motif de décoration des chaires à prêcher a été employé dans un certain nombre de villes de la Belgique et du nord de la France, mais nous ne savons à laquelle Diderot fait allusion. Notre copie portait seulement : « dans l'église de Flandres. >i OBSERVATIONS SUR L'EGLISE S,\INT-R OCFI. 5 cernent, c'est que la base de La figure est si. étroite, et qu'il y a si peu d'espace depuis le pilier jusqu'à ses parties les plus sail- lantes, qu'on ne sait comment elle demeure là suspendue. Elle en a l'air contraint, et cette contrainte chagrine celui qui re- garde. Contre le pilier correspondant à celui-ci et à droite du maître- autel, est un saint Roch, debout, son bâton de pèlerin à la main et son chien entre les jambes. C'est un morceau commun. Il paraît s'émerveiller, et l'on ne sait de quoi. Le sculpteur n'a eu égard ni à la fatigue d'un voyageur, ni au caractère et à la pau- vreté d'un pèlerin qui va mendiant, ni à rien de ce que son sujet avait de singulier et de poétique. Il me fallait là un pauvre dia- ble sous un vêtement déguenillé, et qui aurait montré le nu; une besace jetée sur une des épaules; un bâton noueux, un chapeau clabaud, un chien de berger à longs poils, et rien de tout cela n'y est : mais à la place, une prétendue noblesse froide et muette. En tournant à droite ou à gauche, on arrive à la chapelle de la Vierge. Là, sous une arcade, au-dessus d'un autel qui ferme le bas de l'arcade, on a représenté en marbre blanc l'Annoncia- tion. On voit à droite l'Ange porté sur des nuages; ces nuages qui l'environnent se répandent par ondes sur l'autel et attei- gnent les genoux de la Vierge qui est à gauche. L'ange et la Vierge m'ont paru d'un assez beau caractère, cependant la draperie un peu dans le goût du Bernin. La Vierge est à genoux, sa tète modestement inclinée et ses bras ouverts vers l'ange disent : fiât mihi. C'est vraiment la tête d'une Vierge de Raphaël, comme il en a fait quelques-unes d'une condition subalterne. Ces Vierges-là, moins belles, moins élégantes, moins nobles que les autres, ont quelque chose de plus attrayant, de plus simple, de plus singulier, de plus innocent, de plus rare. Ce qu'on y remarque d'un peu paysan, ne me déplaît pas ; et puis j'imagine que c'est un ton de physionomie nationale. L'Ange est de la famille et ceux qui seront mécontents de la Vierge, auront tort d'être contents de l'ange. Je ne sais où ils ont pris que ces figures étaient maniérées. Elles ne le sont point. Mais un défaut réel et frappant, c'est que quoique la Vierge et l'Ange soient de proportion colossale, l'espace vide qui les 6 MISGELLANEA ARTISTIQUES. sépare, est si grcand, qu'ils en paraissent mesquins et petits, la Yierge surtout. Le sculpteur n'a pas su établir entre cet espace et ses figures le vrai rapport qui convenait, ou il est tombé dans ce défaut, en voulant ménager à travers le percé, la vue d'un Christ placé dans le Calvaire, qui est au delà. Du moins c'est ainsi qu'on peut le défendre. A gauche de cet autel on a placé une statue en plomb bronzé qui représente David, et à droite une autre qui repré- sente le prophète Isaïe. J'en suis fâché pour M. Falconet ; mais son David est lourd et ignoble. C'est un gros charretier couvert de la blaude mouil- lée et appuyé sur une harpe. Pour son Isaïe, il m'a paru très-beau. Son regard et son geste sont d'un inspiré qui lit dans l'avenir des temps. J'aime sa grossière et large draperie; j'aime son tour de tête, le jet de sa barbe, la maigreur de ses joues creuses, sa chevelure hérissée, sa contenance effarée et le lambeau d'étoffe qui vient envelopper en désordre le haut de sa tête. C'est le Moïse du Poussin qui montre aux Israélites mourants le serpent d'airain. Cet Isaïe a bien l'air de ces hommes faits pour en imposer aux peuples et même pour s'en imposer à eux-mêmes. Une Gloire faite de têtes de chérubins, de nuées et de fais- ceaux de lumière qui s'échappent en tous sens, remplit une por- tion du haut du percé de l'arcade, et lie la scène qui se passe sur l'autel avec la peinture de la coupole. 11 y a dans ces trois objets : l'Annonciation en figures de ronde-bosse, la Gloire qui ne pouvait être qu'une espèce de bas- relief, et la coupole qui n'est qu'une surface peinte, une dégra- dation de vérité qui m'a fait plaisir. Les figures de ronde bosse sont moins poétiques et plus réelles que la Gloire, la Gloire moins poétique et plus réelle que la coupole. On a peint à la coupole une Assomption de la Vierge. Quel- ques connaisseurs auraient désiré qu'on eût fait du tout un seul et unique sujet; qu'on eût vu à la coupole un Père éternel au milieu des prophètes, regardant au-dessous de lui l'accom- plissement du grand mystère sur la terre ; et il est sûr que cela eût été mieux. Au reste si c'est là un défaut, il est peu senti, et s'il l'était davantage, rien ne serait plus aisé que de le répa- rer, même en rendant la coupole plus belle. Il n'y aurait qu'à OBSERVATIONS SUR L'ÉGLISE SAINT-ROGH. 7 effacer de là une petite Vierge mesquine, qu'on aperçoit à peine et sur laquelle il n'y a qu'un jugement, pour y peindre un beau Père éternel, bien vieux, bien noble, bien majestueux. La Gloire de la chapelle de la Vierge vue du milieu de la nef fait l'effet d'un riche baldaquin sous lequel la scène de l'Ange et de la Vierge se passe et cela est heureux. Derrière la chapelle de la Vierge est l'autel de la Communion, où l'on remarque deux anges adorateurs qui sont beaux. Et derrière la chapelle de la Communion est un Calvaire. Nous nous arrêterons un moment ici, moins pour ce qu'on a fait, que pour ce qu'on aurait pu faire. Pour produire un grand effet, celui d'un discours pathétique subsistant, l'endroit est trop petit et trop éclairé ; moins de lumière inspirerait de la mé- lancolie à ceux qui n'en auraient pas, et l'augmenterait dans l'âme de ceux qu'elle y aurait conduits. Plus d'espace, il y aurait eu plus de grandeur dans les figu- res, plus de figures, plus d'action, un plus grand spectacle. On voit ici au lieu le plus élevé, dans l'enfoncement d'une niche, un Christ attaché à la croix; au pied de la croix une Madeleine éplorée. Le Christ est mauvais. La iMadeleine vaut mieux; c'est une assez bonne imitation de Le Brun. La croix est plantée sur un rocher, le rocher est brisé inéga- lement en plusieurs endroits. Sa rupture forme plus bas comme un commencement de caverne. Là-dessous on a pratiqué un autel de marbre bleu turquin en tombeau ; deux urnes fument aux deux bouts du tombeau. Sur le milieu est un bout de co- lonne dorée qui forme le tabernacle. Sur ce bout de colonne on a jeté la robe du crucifié, les clous, la lance, la couronne, les dés, les autres instruments de la Passion. Cela est poétique et beau, mais on en pouvait tirer un meilleur parti. A droite sur le rocher, à l'endroit où il se brise, il y a deux soldats, petits, mesquins, qui ressemblent à deux morceaux de carton découpés et qui font fort mal. Sur le milieu, un peu au- dessus de la colonne qui fait le tabernacle, et sur l'extrémité des débris du rocher, le serpent forme des convolutions ; il a la tête tournée vers le fond et semble siffler et darder sa langue fourchue contre le Christ. Si j'avais eu l'idée d'exécuter un Calvaire, j'aurais embrassé un grand espace et j'aurais voulu y montrer une grande scène 8 MISCELLANEA ARTISTIQUES. comme Y Elévation de croix de Rubens, ou le Crucifiement de Volaterra; on y aurait vu des masses de roches escarpées; sur ces masses des soldats, le peuple, les bourreaux, les apôtres, les femmes, des groupes, des actions, des passions de toute espèce. Ces sortes de sujets qui se présentent à l'esprit sous un coup d'oeil sublime n'admettent pas de médiocrité. J'aimerais mieux une seule et belle figure, comme un Ecce honîo, un Christ flagellé, qu'un tableau manqué. Je me serais bien gardé d'y placer un petit tombeau de mar- bre en bleu turquin, j'aurais suivi l'histoire, j'aurais creusé un grand tombeau dans le rocher. Au-dessus de ce tombeau j'aurais étendu la robe et jeté sur cette robe la lance, la cou- ronne, les clous. La robe n'aurait pas eu l'air d'un petit paquet de linge chifTonné. Et ce bout de colonne doré qui forme le tabernacle, qu'est- ce que c'est que cette absurdité-là? Un édifice tel que je l'imagine, avec tout le pathétique qu'on pourrait y introduire, ferait plus de conversions que tous les sermons d'un carême. Mais si l'on eut voulu, à la place d'un Calvaire on aurait pu exécuter, dans le petit espace qu'on avait à Saint-Roch, un sujet plus convenable au lieu et plus frappant peut-être. C'est uneRésurection. A droite, à gauche, on auraitplacé les Apôtres, les soldats, les femmes ; le tombeau eût occupé le milieu et for- mé l'autel et l'on aurait vu le Christ ressuscité s'élevant du tombeau, au-dessus de toutes les autres figures. Ce Christ ressuscité et s'élevant vers le ciel, vu du milieu de la nef, aurait produit, ce me semble, un grand et bel elTet. Le sujet eût aussi demandé beaucoup de génie et de talent. En un mot, pour n'avoir pas bien réfléchi à ce qu'on voulait faire à Saint-Roch, pour avoir voulu faire plusieurs choses, on a plus dépensé qu'il n'en aurait coûté pour en exécuter une seule, mais qui aurait pu être grande et belle. Dans presque tous les monuments modernes que je connais, ce n'est pas l'expression, ce n'est point la vérité du dessin, ce n'est pas la beauté du travail qui manquent, c'est la grande idée, et sans l'idée grande on ne fait rien qui vaille, surtout en sculpture. Dans l'église de la Sorbonne, vous voyez le cardinal de Riche- OBSERVATIONS SUR L'ÉGLISE SAINT-ROCH. 9 lieu expirant, la France se désole à ses pieds; et la Religion le soutient sous les bras à la vue d'un Christ placé sur l'autel. Ren- dez le travail de ce monument cent fois plus beau s'il se peut; mais ôtez l'idée de la Religion qui soutient le moribond et tout sera détruit. Pourquoi les sculpteurs qui ont assez souvent la froideur de la matière qu'ils emploient, n'ont-ils pas recours aux tableaux des grands peintres? Il paraît que c'est leur vanité seule qui s'y oppose, d'autant plus qu'il est presque toujours possible d'exé- cuter avec succès en marbre la composition d'un peintre, au lieu que la composition du sculpteur ferait presque toujours mal en peinture. PROJETS DE TAPISSERIE 1755 «... Comme nous nous amusons quelquefois, M. Diderot et moi, à chercher de nouveaux sujets de peinture, vous ne serez pas fâché peut-être de voir des tableaux de notre façon. En voici six que M. Diderot a faits l'autre jour en lisant Homère et qu^l a jetés sur le papier à ma prière : c'est une suite de tapisseries qu'bn pourrait faire exécuter aux Gol^elins. » [Correspondance lilléraire de Grimm, l'"'" février 1755.) LE COMBAT DE DIOMÈDE ET D'ENEE AVEC LES SUITES. (tenture de tapisserie.) PREMIÈRE TAPISSERIE. — L'ami d'Éiiée, percé d'un javelot, est étendu sur la terre, Énée le couvre de son bouclier, et la lance à la main, il crie, il s'agite et menace de donner la mort à quiconque aura la témérité d'approcher ; cependant Diomède a ramassé une pierre énorme dont il est prêt d'écraser Énée. Le char d'Énée a été renversé, dans le commencement de l'action, et l'écuyer de Diomède s'est jeté à la bride des chevaux qui bondissent et qu'il tâche d'emmener comme il en avait reçu l'ordre de Diomède. La scène se passe entre la mer et la cam- pagne, le camp des Grecs et la ville de Troie. SECONDE TAPISSERIE. — Ëuée, frappé à la cuisse du rocher PROJETS DE TAPISSERIE. 11 que la main de Diomècle a lancé et renversé sur la terre, va périr sous le fer de son ennemi ; mais Vénus vient à son secours. La déesse étend entre Diomède et son fils une gaze légère. On aperçoit Énée renversé sous la gaze ; mais au-dessus de ce voile paraissent la tête majestueuse de cette déesse, ses épaules divines, sa gorge charmante, ses deux beaux bras étendus et ses mains délicates qui tiennent la gaze suspendue. Diomède, furieux que son ennemi lui soit dérobé, porte des coups de javelot contre la gaze. Cependant son écuyer emmène vers les tentes des Grecs les chevaux bondissants d'Énée. TROISIEME TAPISSERIE. — Véuus que Diomède a blessée à la main, est renversée entre les bras d'Iris, qui l'emporte et la soustrait à la poursuite de Diomède que Minerve conduit, et dont elle excite et guide la fureur. Vénus laisse pendre molle- ment sa main blessée; il en sort quelques gouttes d'un sang vermeil qui se changent en fleurs en tombant sur la terre. QUATRIÈME TAPISSERIE. — Iris et Véuus rencontrent le dieu de la guerre dans une nuée d'où il regardait avec une joie cruelle le combat de Diomède et d'Énée. Vénus lui parle avec effroi de ce Grec terrible qui lui a effleuré la main, et qui se battrait contre Jupiter même. Elle lui demande son char et ses chevaux pour s'en retourner dans lescieux. Mars les lui accorde. On voit sortir de la nuée le bout de la lance de Mars, et la tête de ses chevaux écumants qui soufflent le feu par les narines. CINQUIÈME TAPISSERIE. — Iris et Vénus s'en retournent aux cieux sur le char de Mars et avec ses chevaux. Les chevaux fen- dent les airs, Iris les conduit. Vénus a le bras gauche appuyé sur l'épaule d'Iris; sa tête est penchée sur le même bras : elle regarde sa blessure, et elle s'afflige en voyant que la peau de sa belle main commence à noircir. SIXIÈME TAPISSERIE. — Iris et Vénus sont arrivées dans les cieux. Iris met en liberté les chevaux fougueux de Mars. Cepen- dant Vénus s'est précipitée entre les bras de sa mère Dioné, qui la caresse et la console. Minerve et Junon font des plaisan- teries sur son aventure avec Jupiter, et le père des dieux ne peut s'empêcher d'en sourire. SUR LE VOYAGE EN ITALIE PAR GOCHIN^ 1758 M. Cocbin, secrétaire perpétuel de l'Académie royale de peinture et de sculpture, garde des dessins du roi, grand des- sinateoi', graveur de la première classe, et homme d'esprit, vient de publier son Voyage d Italie^ en trois petits volumes. C'est une suite de jugements rapides, courts et sévères de presque tous les morceaux de peinture, de sculpture et d'architecture, tant anciens que modernes, qui ont quelque réputation dans les principales villes d'Italie, excepté Rome. Juge partout ailleurs, il fut écolier à Rome ; c'est dans cette ville qu'il remplit ses portefeuilles des copies de ce qu'il y remarquait de plus impor- tant pour la perfection de ses talents. Cet ouvrage, fait avec connaissance et impartialité, réduit à rien beaucoup de mor- ceaux fameux, et en fait sortir de l'obscurité un grand nombre d'autres qui étaient ignorés. On en sera fort mécontent en Ita- lie, et je ne serais pas étonné que les cabinets des particuliers en devinssent moins accessibles aux étrangers. On en a été fort mécontent en France, parce que les peintres y sont aussi jaloux de la réputation de Raphaël, que les littérateurs de la réputa- tion d'Homère. En accordant à Raphaël la noblesse et la pureté du dessin, la grandeur et la vérité de la composition, et quel- ques autres grandes parties, M. Cochin lui refuse l'intelligence des lumières et le coloris. Il semble au premier coup d'œil que cet ouvrage ne puisse 1. Article tiré de la Correspondance de Grimm, 1" juillet 1758, où il se trouve avec cette mention : « L'article suivant est de M. Diderot. » SUR LE VOYAGE EN ITALIE. 13 être lu que sur les lieux et devant les tableaux dont l'auteur parle; cependant, soit prestige de l'art, ou talent de l'auteur, l'imagination se réveille et on lit : ses jugements sont plus ou moins étendus, selon que les ouvrages sont plus ou moins impor- tants. M. Cochin pense qu'un peintre qui réunit dans un grand degré toutes les parties de la peinture, dont il ne possède aucune dans un degré éminent, est préférable à celui qui excelle dans une ou deux, et qui est médiocre dans les autres ; d'où il s'en- suit que le Titien est le premier des peintres pour lui. Je ne me connais pas assez en peinture pour décider si ce titre doit être accordé au concours de toutes les qualités de la peinture, réu- nies dans un grand degré, sans aucun côté excellent; mais je jugerais autrement en littérature. Je n'estime que les originaux et les hommes sublimes, ce qui caractérise presque toujours le point suprême en une chose, et l'infériorité dans toutes les autres. Il y a des repos dans cet ouvrage qui le rendent intéressant. Là l'auteur traite de quelque partie de l'art; les principes qu'il établit sont toujours vrais et quelquefois nouveaux. Il y a un morceau sur le clair- obscur, qu'il faut apprendre par cœur ou se taire devant un tableau. Il ne faut pas aller en Italie sans avoir mis ce voyageur dans son porte-manteau, broché avec des feuillets blancs, soit pour rectifier les jugements de l'auteur, soit pour les confirmer par de nouvelles raisons, soit pour les étendre, ou y ajouter des morceaux sur lesquels il passe légèrement. La peinture italienne est, comme vous savez, distribuée en différentes écoles, qui ont chacune leur mérite particulier. M. Cochin discute à fond ce point important, dont tout ama- teur doit être instruit. Si l'on est à portée d'avoir le tableau sous les yeux en même temps que son livre, outre la con- naissance des principales productions de l'art , on acquerra encore celle de la langue et des termes qui lui sont propres, et dont on aurait peut-être bien de la peine à se faire des idées justes par une autre voie. Je ne connais guère d'ouvrage plus propre à rendre nos simples littérateurs circonspects, lorsqu'ils parlent de peinture. La chose dont ils peuvent apprécier le mérite et dont ils soient U MISGELLANEA ARTISTIQUES. juges, comme tout le monde, ce sont les passions, le mouve- ment, les caractères, le sujet, l'efTet général ; mais ils ne s'en- tendent ni au dessin, ni aux lumières, ni au coloris, ni à l'har- monie du tout, ni à la touche, etc. A tout moment ils sont exposés à élever aux nues une production médiocre, et à passer dédaigneusement devant un chef-d'œuvre de l'art; à s'attacher dans un tableau, bon ou mauvais, à un endroit commun, et à n'y pas voir une qualité surprenante; en sorte que leurs cri- tiques et leurs éloges feraient rire celui qui broie les couleurs dans l'atelier. Si l'on compare la préface de cet ouvrage où l'auteur n'avait que des choses communes à dire, et plusieurs endroits où il a parlé de son art avec quelque étendue, on concevra tout à coup que le point important pour bien écrire, c'est de posséder pro- fondément son sujet. H y a certains morceaux répandus par-ci par-là qui ne le cèdent en rien, pour le style, à ce que nos meil- leurs auteurs ont de mieux écrit. Enfin j'estime cet ouvrage, et je souhaiterais que M. Cochin eût le courage d'en faire un pareil sur ce que nous avons de peinture, sculpture et archi- tecture à Paris. J'imagine que s'il en avait le dessein, et que ce dessein fût connu, il n'y a presque aucun de nos amateurs qui osât lui ouvrir son cabinet. Quelle misère! il semble qu'on aime mieux posséder une laide chose et la croire belle, que de s'in- struire sur ce qu'elle est. M. Cochin finit, je crois, par inviter tous les gens qui se mêlent de peinture, sculpture et architec- ture, de faire le voyage d'Italie. Il est certain qu'il ne lui a pas été inutile à lui-même; il y a pris une manière plus grande, plus noble et plus vraie, mais qu'il ne gardera pas : cela se perd; témoin notre Boucher qui a peint, à son retour d'Italie, quel- ques tableaux qui sont d'une vérité, d'une sévérité de coloris et d'un caractère tout à fait admirables : aujourd'hui, on ne croi- rait pas qu'ils sont de lui; c'est devenu un peintre d'éventails. Il n'a plus que deux couleurs, du blanc et du rouge; et il ne peint pas une femme nue qu'elle n'ait les fesses aussi fardées que le visage. Il faut être soutenu par la présence des grands modèles, sans quoi le goût se dégrade. Il y aurait un remède, ce serait l'observation continuelle de la nature; mais ce moyen est pénible. On le laisse là, et l'on devient maniéré; je dis maniéré, et ce mot s'étend au dessin, à la couleur et à toutes SUR LE VOYAGE EN ITALIE. 15 les parties de la peinture. Tout ce qui est d'après la fantaisie particulière du peintre, et non d'après la vérité de la nature, est maniéré. Faux ou maniéré, c'est la môme chose. « S'il m'est permis d'ajouter un mot à ce que M. Diderot vient d'observer de Raphaël, je dirai que je ne trouve pas l'admiration de nos peintres pour cet homme immortel aussi grande que M. Diderot paraît le croire. S'ils osaient en dire leur sentiment de bonne foi, ils décide- raient volontiers qu'il est froid. En effet, maniérés comme ils sont tous, il est impossible qu'ils sentent tout le sublime de la grande manière de Raphaël. Ce que M. Cochin observe sur le coloris de ce peintre n'est pas nouveau; on sait que l'école romaine n'est pas, dans cette partie, la première d'Italie. » {Addition de Grimm.) SUR L'ART DE PEINDRE POËME* PAR M. WATELET 1760 Cet article, qui fait partie de la Correspo7idance de Grimm, 15 mars 1760, y est précédé de ravertissement suivant : « M. Watelet, receveur général des finances, associé libre de l'Académie royale de peinture et de sculpture, vient de publier son poëme sur VArt de peindre. Ce poëme est depuis plusieurs années dans le portefeuille de l'auteur; il a été lu dans beaucoup de sociétés particulières et aux assemblées de l'Académie de peinture à laquelle il est dédié. Il y a peu de gens aussi aimables et aussi chéris que M. Watelet; la douceur et les agréments de son caractère le rendent précieux à tous ceux qui le connaissent. C'est donc à mon grand regret que j'exerce encore ici la justice que mon devoir m'impose; et, pour me dispenser d'une sévérité qui me ferait beaucoup de peine, je cède la plume à un homme dont le goût et le jugement sont aussi exquis que son génie est profond et brillant. Ce que je dois ajouter, c'est que le public a montré l'intérêt qu'il prend à l'auteur en ne s'occupant point du tout de l'ouvrage. M. Watelet en a fait une édition superbe in-/i°, dans laquelle on trouve cependant des fautes, surtout de ponctuation. Il se propose d'en faire une petite in-12, très-jolie aussi, et qu'on donnera à très-bas prix, pour la mettre entre les mains de tous les jeunes gens qui se destinent aux arts. » a Si je laisse paraître mon ouvrage, ce n'est pas pour satis- faire un désir de réputation, qui serait, sans doute, peu fondé, mais j'avoue que je ne suis pas indifférent sur son sort. Sans être 1. Ce poëme pa»"u en 1700, in-4'' et in-8"; il a été traduit en allemand en n04. L'auteur, Watelet (Claude -Henri), receveur général des finances, était ne à Paris en 1718, et mourut en 1786. (Br..; SUR L'ART DE PEINDRE. 17 insensible aux avantages d'avoir fait un bon ouvrage, je n'y mets aucune prétention indiscrète. (( C'est dans le mouvement, qui agit sans cesse dans tous les êtres, et qui est le caractère le plus noble des ouvrages de la nature, que l'artiste va puiser les beautés de l'expression. (( En composant mon poëme, j'ai consulté Boileau connue un maître; en le publiant, je le regarde comme un juge. » Discours préliminaire pesant, sans idées, louche quelquefois. CHANT PREMIER. DU DESSIN. Une invocation est toujours un morceau d'enthousiasme. Le poëte a médité. Son esprit fécondé veut produire. Ses pensées en tumulte, comme les enfants d'Éole sous le rocher qui les con- tient, font efibrt pour sortir. Il voit l'étendue de son sujet. 11 appelle à son secours quelque divinité qui le soutienne. Il voit cette divinité. Elle lui tend la main. Il marche. L'invocation de ce poëme n'a aucun de ces caractères. Il a bien pensé, comme Lucrèce, à inviter Vénus à assoupir à jamais le terrible dieu de la guerre, lorsqu'elle le tiendrait dans ses bras; mais quelle comparaison entre ces vers-ci, qui ne sont pourtant pas les plus mauvais de l'invocation : Qu'aux charmes de ta voix, qu'aux accords de ta lyre, La paix, ITieureuse paix, reprenne son empire. Enchaîne la Discorde; et qu'au fond des enfers Le démon des combats gémisse dans les fers. Calme les dieux armés et la foudre qui gronde; D'un seul de tes regards fais le bonheur du monde; Et s'il est un séjour digne de tes bienfaits, Daigne sur ma patrie en verser les effets. Point d'images, point de tableaux. Je ne vois ni le front serein de la Paix, ni la bouche écumante et les yeux effarés de la Dis- corde, ni les chaînes de fer qui tiennent les bras du démon de la guerre retournés sur son dos. Rien ne vit là dedans. Rien ne se meut. Ce sont des idées communes, froides et mortes. XIII. 2 18 MISCELLANEA ARTISTIQUES. Quelle comparaison, dis-je, entre ces vers et ceux de Lucrèce ! Nam tu sola potes tranquilla pace juvare Mortaleis, quoniam belli fera maenera Mavors Armipotens régit; in greiiiium qui siepe tuum se Rejicit, aeterno devictus vohiere amoris : Atque ita suspiciens tereti cervice reposta Pascit amore avidos inliians in te, dea, visus : Eque tuo pendet resupini spiritus ore. Hune tu, Diva, tuo recubantem corpore sancto Circumfusa super, suaveis ex ore loquelas Funde... T. LucRET. Cak. De Berum nat. lib. I, vers. 32 et seq. (( 0 Vénus! ô mère des dieux et des hommes! toi qui prési- das à la formation des êtres, et qui veilles à leur conservation et à leur bonheur, écoute-moi. Lorsque le terrible dieu des combats, couvert de sang et de poussière, viendra déposer à tes pieds ses lauriers et ses armes, et perdre entre tes bras les restes de sa fureur; lorsque ses yeux, attachés sur les tiens, y puise- ront les désirs et l'ivresse; lorsque, la tête renversée sur tes genoux, il sera comme suspendu par la douceur de ton haleine, penche-toi. Qu'il entende ta voix enchanteresse. Fais couler dans ses veines ce charme, auquel rien ne résiste. Amollis son cœur. Assoupis-le ; et que l'univers te doive une paix éternelle. )) Au reste, jamais nos invocations n'auront, à la tète de nos poëmes, la grâce qu'elles ont à la tête des poèmes anciens. On avait appris au poète, quand il était jeune, à adorer Jupiter, Pallas ou Yénus; sa mère l'avait pris par la main, et l'avait conduit au temple. Il avait entendu les hymnes et vu fumer l'encens, tandis que le sang des victimes égorgées teignait les mains du prêtre et les pieds du dieu. Cette croyance était réelle pour lui; au lieu que nous n'avons qu'un culte simulé pour ces divinités passées. Notre poète invite sa divinité à briser le joug de la mode. Je demande s'il était possible d'avoir un peu de verve, et de rencontrer la mode sans la peindre, et si cette image ne pou- vait pas être aussi agréable que celle de la renommée dans Vir- gile? 11 ne fallait pas la nommer, mais employer vingt vers à me SUR L'ART DE PEINDRE. 19 la montrer. Un des caractères , auxquels on voit que la nature a signé un homme poëte, c'est la nécessité qui l'attache à cer- taines idées, si par hasard il passe à côté d'elles. Moins notre auteur se proposait d'être poëte dans le cours de son ouvrage, plus il devait l'être dans son exorde. 11 parle ensuite du trait, de l'imitation, de l'antique, des proportions, du raccourci, de l'étude de l'anatomie, de la per- spective, et des lumières. Le champ, ce me semble, était vaste. Il y avait là de quoi montrer des idées, quand on en a. Mais point d'idées. Point de préceptes frappants. Point d'exemples : rien, rien du tout. Ce chant est détestable, soit qu'on le consi- dère du côté de l'art de peindre, soit qu'on le considère comme un morceau de poésie. L'auteur esquive son sujet, en se jetant dans une longue digression sur l'extinction et le renouvellement des beaux-arts. On y parle bien de l'imitation de la belle nature. Mais pas un mot sur la nature; pas un mot sur l'imitation; pas un mot sur ce que c'est que la belle nature. 0 le pauvre poëte ! CHANT IL DE LA COULEUR. Si le poëme m'appartenait, je couperais toutes les vignettes, je les mettrais sous des glaces, et je jetterais le reste au feu. Le premier chant commence par : Je chante l'art de peindre... Le second commence par ces mots ridicules : J'ai chanté le dessin... Ma foi, je ne sais pas où. On dit que le poëte a vaincu du moins la difficulté du sujet. Mais la difficulté ne consistait pas à mettre en vers les préceptes de la peinture, c'est en vers clairs. Or, il y en a une quantité qui sont presque inintelligibles. Le poëte est à côté de la pensée. Son expression est vague. Exemple : Des objets éloignés considérez la teinte. L'ombre en est adoucie et la lumière éteinte. 20 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Vous rassemblez en vain tous vos rayons épars; Le but trop indécis échappe à vos regards. Le terme qui les fixe a-t-il moins d'étendue? Chaque nuance alors, un peu moins confondue, Développe à vos yeux, qui percent le lointain. D'un clair-obscur plus net l'effet moins incertain. D'un point plus rapproché vous distinguez des masses. Votre œil plus satisfait mesure des surfaces. Déjà près du foyer, les ombres et les jours Se soumettent au trait, décident les contours. Enfin plus diaphane, en un court intervalle L'air n'altère plus rien de la couleur locale. Si tout cela n'est pas du galimatias, il ne s'en manque guère ; et il faut avoir bien de la pénétration, pour y ti-ouver quelques pensées nettes et précises. Le poëte s'entendait apparemment; mais il a manqué d'imagination et d'expression, dans les endroits même d'où un homme ordinaire se serait tiré. Exemple : C'est ainsi que, formant l'ordre de ses ouvrages, La nature a tout joint par les plus fins passages. Toujours d'un genre à l'autre on la sent parvenir, Sans en voir jamais un commencer ou finir. Le terme est incertain, le progrès insensible. Nous voyons le tissu; la trame est invisible. En bonne foi, est-ce ainsi qu'il est permis de s'exprimer sur l'harmonie universelle des êtres? Et quand on ne sait pas répandre le charme de la poésie sur un aussi beau sujet, que sait-on ? La lumière, docile à la loi qui l'entraîne, D'une distance à l'autre établit une chaîne. Qu'est-ce que cela signifie? S'il y a quelques comparaisons heureuses, il n'en sait tirer aucun parti. S'il touche une fleur du bout du doigt, elle meurt. Ah! si Voltaire avait eu à me montrer le saule éclairé de la lumière des eaux, et les eaux teintes de sa verdure; le pourpre se détachant des rideaux, et sa nuance allant animer l'albâtre des membres d'une femme nue! La matière de ce chant n'est pas moins féconde que celle du SUR L'AUT DE PELNDIU:. 21 chant précétlont. 11 s'agit de la dégradation de la lumière, du choix des bonnes couleurs, de l'art des reflets; de l'ombre, des oppositions, et des diirérents points du jour dans la nature. 11 y a quelque génie à avoir assigné à chacun de ces points une scène qui lui fût propre; mais le talent d'Homère n'aurait pas été de trop pour se tirer de là. Il fallait fondre ensemble les beautés propres à l'art. Il est vrai que, si l'exécution eût répondu aux sujets, ce morceau serait devenu d'un charme inconcevable; au lieu qu'il est froid, sans force, sans couleur, et qu'on regrette partout une main habile. CHANT III. DE l'invention PITTORESQUE. Cet homme débute toujours d'une façon maussade : Je chante Fart de peindre... J'ai chanté le dessin... Quelle divinité me rappelle au Parnasse... (]e chant m'a paru un peu moins froid que les autres. Le poëte y traite du choix du sujet, de l'ordonnance relative aux effets de l'art, de la disposition des figures, de leur équilibre, de leur repos, de leur mouvement, de l'art de draper, du costume et du contraste. Tout cela est bien pauvre d'idées. On n'apprend rien, on ne retient rien, on n'en peut rien citer. CHANT IV. DE l'invention POETIQUE. Je ne sais pourquoi on trouve, sous ce titre, l'art de peindre à fresque, la peinture à l'huile, la détrempe, la miniature, le pastel, l'émail, la mosaïque. De ces difierents genres, le poëte passe à l'histoire, aux ruines, aux paysages; il ébauche tout cela; et pas un mot de génie qui caractéiise. 11 va traiter de l'expression. Voyons comment il s'en tirera. Il esquisse l'entre- vue d'Hector et d'Andromaque. Vous croyez peut-être qu'il vous montrera Andromaque désolée, abattue, ayant perdu l'espé- 22 MISCELLANEA ARTISTIQUES. rance d'arrêter son époux; Hector, touché, allant donner cà son enfant le dernier embrassement qu'il recevra de lui; l'enfant, ne reconnaissant pas son père, efirayé de son casque, et se renversant sur le sein de sa nourrice; la nourrice, versant des larmes. Cela est dans Homère; mais cela n'est pas ici. Les dif- férents âges ne sont pas mieux caractérisés. Tout art d'imita- tion a un côté relatif aux mœurs; mais surtout la peinture. l\ n'en est pas question. On dit bien, en général, que les passions font varier les traits du visage; mais ne fallait-il pas me mon- trer ces visages des passions, me les peindre? Gela eût été dif- ficile; mais un poëme sur la peinture est une chose très- difficile. Je conclus, de ce qui précède, qu'il n'y a dans celui-ci aucun des deux points qu'un poëte doit atteindre, s'il veut être loué. Le poëme est suivi de quelques réflexions en prose, sur les proportions, l'ensemble, l'équilibre ou le repos des figures, leur mouvement, la beauté, la grâce, la couleur, la lumière, l'harmonie, le clair-obscur, l'effet, l'expression, les passions et le génie. DES PROPORTIONS. L'auteur prétend que l'imitation s'est portée d'abord à faire les copies égales aux objets, comme à un travail plus facile. Je ne sais s'il est vrai que cela soit plus facile. l\ n'y a qu'une façon pour une copie d'être égale à l'objet; et c'est ajouter une condition unique à la condition de ressembler. 11 est vrai que l'on a le secours des mesures. On a pris une partie du corps humain pour mesure de toutes les autres. C'est, selon les uns, ou la face ou la tête. Mais chaque âge a ses proportions ; chaque sexe, chaque état, etc. L'auteur aurait bien dû observer que la proportion n'est pas la même pour les figures nues que pour les figures habillées; elle est un peu plus grande pour celles-ci, parce que le vêtement les rend plus courtes. DE l'eNSEMELE, ou DE LA PROPORTION CONVENABLE A TOUTES LES PARTIES. Tout détruit l'ensemble dans une figure supposée parfaite; l'exercice, la passion, le genre de vie, la maladie; il paraît qu'il SUR L'ART DE PEINDRE. 23 n'y eut jamais qu'un homme, et dans un instant, en qui l'en- semble fut sans défaut; c'est l'Adam de Moïse, au sortir de la main de Dieu. Mais ne peut-on pas dire, en prenant l'ensemble sous un [)ointde vue plus pittoresque, qu'il n'est jamais détruit ni dans la nature où tout est nécessaire, ni dans l'art, lorsqu'il sait introduire dans ses productions cette nécessité? Mais quelle suite d'observations, quel travail cette science ne demande-t- elle pas? En revanche le succès de l'ouvrage est assuré. Cette nécessité introduite fait le sublime. Elle se sent plus ou moins par celui qui regarde. Ce n'est pas peut-être qu'à parler à la rigueur, nous ne l'admirions où elle n'est pas. Je vais tâcher d'être plus clair. Supposons pour un moment la nature person- nifiée; et plarons-la devant V Antinous ou la Vénus de iMcdicis. Je couvre la statue d'un voile qui ne laisse échapper que l'ex- trémité d'un de ses pieds; et je demande à la nature d'achever la figure sur cette extrémité donnée. Hélas! peut-être en tra- vaillant d'après la nécessité de ses lois, au lieu de produire un chef-d'œuvre, un objet d'admiration, le modèle d'une belle femme, n'exécuterait-elle qu'une figure estropiée, contrefaite* ; une molécule insensible donnée, tout est donné pour elle; mais il n'en est pas ainsi de nous. La force d'une petite modification qui, pour la iiature, entrahie et détermine le reste, nous échappe et ne nous touche pas. JNous ignorons son eflet sur l'ensemble et le tout. Il n'y aurait qu'un moyen d'obtenir de la nature, mise à l'ouvrage, une statue telle que l'artiste l'a faite. Ce serait, avec l'extrémité du pied de la statue, de lui montrer aussi le statuaire. Or il y a une chaîne, en conséquence de laquelle un tel artiste n'a pu produire qu'un tel ouvrage. Oh! combien notre admiration est imbécile! Elle ne peut jamais tomber que sur des masses isolées et grossières. La connaissance de l'anatomie n'en est que plus nécessaire. Il faut s'attacher principalement à l'ostéologie et à la myo- logie. L'impossibilité pour le modèle de garder une position con- stante dans un transport de passion, rend surtout la myologie nécessaire. Si l'artiste connaît bien les muscles, il saisit tout à coup les parties et les endroits qui s'enflent ou se dépriment, 1. Voyez la môme idée dans V Essai sur la iwinture, t. X, p. 401. 2k MISGELLANEA ARTISTIQUES. s'allongent ou se raccourcissent. Tl ne tâtonne point; il va sûre- ment et rapidement. Le seul inconvénient contre lequel l'artiste doit ôti'e en garde, c'est l'alTectation de se montrer savant ana- tomiste, et d'être dur et sec. L'on dit l'ensemble d'une figure; on dit aussi l'ensemble d'une composition. L'ensemble de la figure consiste dans la loi de nécessité de nature, étendue d'une de ses parties à l'autre. L'ensemble d'une composition, dans la même nécessité, dont on étend la loi à toutes les figures combinées. DU MOUVEMENT ET DU REPOS DES FIGURES. Il n'y a rien dans ce paragraphe qui ne soit de vérité éter- nelle. C'est une application des principes de la mécanique à l'art de représenter les corps, ou isolés ou groupés, ou mus ou en repos. DE LA BEAUTÉ. L'auteur la regarde comme un reflet de l'utilité, et il a raison. DE LA GRACE. Je n'aime pas sa définition; c'est, selon lui, l'accord des mouvements du corps avec ceux de l'âme. J'aimerais mieux l'accord de la situation du corps en repos ou en mouvement, avec les circonstances d'une action. Tel homme a de la grâce à danser, qui n'en a point à marcher. Tel autre n'en a ni à danser ni à marcher, qui en est tout plein sous les armes; et un troi- sième se présente de bonne grâce avec un fleuret, qui se pré- sente de très-mauvaise grâce avec une épée. 11 est facile d'être maniéré en cherchant la grâce. 11 y a un moyen sûr d'éviter cet iuconvénient; c'est de remonter jusqu'à l'état de nature. L'auteur fait ici une supposition très-bien choisie, et qu'il suit avec goût. C'est une jeune fille innocente et naïve, vue par un indifférent, vue par son père, et vue par son amant. Il montre l'intérêt et la grâce s'accroîti'e dans cette figure, selon les specta- teurs auxquels il la présente. SUR L'ART DE PEINDRE. 25 DE l'harmonie de la lumière et des couleurs. Cette harmonie s'éta])lit par les reflets entre les couleurs les plus antipathiques. Ainsi, à proprement parler, il n'y a point d'antipathie de couleurs dans la nature ; et il y en a d'autant moins dans l'art, que le peintre est plus habile. Jetez les yeux sur une campagne, voyez s'il y a rien qui choque votre œil. La nature établit, entre tous les objets, une sorte de tempéra- ment qu'il faut imiter. Mais ce n'est pas tout. Jamais les couleuis de l'artiste ne pouvant égaler, soit en vivacité, soit en obscurité, celles de la nature, l'artiste est encore obligé de se faire une sorte d'échelle, où ses couleurs soient entre elles comme celles de la nature. La peinture, pour ainsi dire, a son soleil, qui n'est pas celui de l'univers. iMais le soleil de la nature n'ayant pas toujours le même éclat, n'y aurait-il pas des circonstances où il serait celui du peintre; et les tableaux faits dans ces circon- stances n'auraient-ils pas un degré de vérité, qui manquerait aux autres? Chaque artiste ayant ses yeux, et par conséquent sa manière de voir, devrait avoir son coloris. Mais il y a, par malheur, un coloris d'école et d'atelier, auquel le disciple se conforme, quoi- qu'il ne fût point fait pour lui. Qu'est-ce qui lui arrive alors? De se départir de ses yeux, et de peindre avec ceux de son maître. De là tant de cacophonie et tant de fausseté. de l'effet. C'est, ce me semble, l'impression générale du tableau, con- sidérée relativement à la magie de la peinture. Ainsi le tableau que je prendrais pour une scène réelle, serait celui qui aurait le plus d'elfet; mais, entre les scènes réelles de la nature, il y en a qui frappent par elles-mêmes plus que d'autres. Ainsi, le choix du sujet, du moment, tout étant égal d'ailleurs, peut encore donner à un tableau plus d'effet qu'à un autre. DE l'expression ET DES PASSIONS. L'expression naît du talent de saisir le caractère propre à chaque être; or, tout être animé ou inanimé a son caractère. 26 MISGELLANEA ARTISTIQUES. L'expression s'étend donc à tous les objets. La passion ne se dit au contraire que des objets animés et vivants. L'auteur s'occupe ici à décrire ce que les diverses passions produisent dans les êtres animés. Je ne sais pourquoi il n'a pas fait entrer ce détail dans son poëme. En général, s'il eût jeté dans les chants ce que j'y cherchais, il n'aurait point eu de notes à faire. Je trouve que, dans son poëme, il n'y a rien pour les artistes ni pour les gens de goût ; et que les gens du monde feront bien de lire ses notes. Pour les artistes, le plus mince d'entre eux sait bien au delà. LE MONUMENT DE LA PLAGE DE REIMS 1760 11 est une connaissance entièrement négligée par ceux qui sont à la tête cle l'administration : c'est celle de l'architecture. Cependant ce sont eux qui ordonnent les monuments publics, qui font le choix des artistes, à qui l'on présente les plans, et qui décident de ce qu'il convient d'exécuter. Gomment s'acquit- teront-ils de cette partie de leurs fonctions qui touche de si près à l'honneur de la nation, dans le moment et dans l'avenir, s'ils sont sans principes, sans lumières et sans goût? 11 en coûtera des sommes immenses, et nous n'aurons que des édifices petits et mesquins. Il n'y a point de sottises qui durent plus long- temps et qui se remarquent davantage que celles qui se font en pierre et en marbre. Un mauvais ouvrage de littérature passe et s'oublie; mais un monument ridicule subsiste pendant des siè- cles, avec la date du règne sous lequel il a été construit. Il faut avoir la vue bien courte ou bien longue pour négliger cette con- sidération. On multiplie en France les grands édifices de tous côtés. Il n'y a presque pas une ville considérable où l'on ne veuille avoir une place, une statue en bronze du souverain, un hôtel de ville, une fontaine, et l'on ne pense pas qu'une seule grande et belle chose honorerait plus la nation qu'une multi- tude de monuments ordinaires et communs. Actuellement on est occupé à construire une place à Reims. 11 n'a pas dépendu de M. Souiriot, qui est à la tête de nos architectes, qu'on ne vît 1. Cet article se trouve dans la Correspondance littéraire de Grimm, 1*^'" juil- let 171)0, sans indication du nom de TautCLir. M. Taischcreau, à plusieurs indices, croyait y reconnaître la muin de Diderot. Il n'en aurait pas douté s'il avait com- paré les idées qui y sont émises et celles que Grimm attribue à Diderot dans la note sur la gravure, par Moiite, du monument de Reims, dans le Salon de 1705, t. X, p. 451. 28 iMISGELLANEA ARTISTIQUES. là Louis XV enfermé dans une niche, à l'extrémité d'une colon- nade qui eût masqué les maisons. Heureusement, ce projet a été rejeté; on a préféré les idées de l'ingénieur de la province. Celui-ci a pensé que dans une ville de commerce il fallait une place marchande. En consé- quence, le rez-de-chaussée est destiné à de spacieuses bou- tiques cintrées ; au-dessus du cintre on a élevé un ordre dorique simple et solide, et cet ordre sera surmonté d'une balustrade qui régnera autour de la place, qui dérobera à la vue une partie des combles dont l'aspect est toujours désagréable, et d'où les habitants de la ville, qui ne sont pas faits pour occuper les croi- sées et les autres jours inférieurs, pourront regarder les céré- monies publiques, telles, par exemple, que le sacre de nos rois, et d'autres qui reviennent plus fréquemment. Je ferai ici deux observations : la première, c'est que la plupart de nos artistes n'ont que des vues générales et vagues des frontons, des chapiteaux, des colonnes, des corniches, des croisées, des niches ; jamais d'idées particulières. Ils ne songent point à se demander: Quel est l'objet principal de mon édifice? Qu'est-ce qui s'y passera? Quelles sont les circonstances du concours qui s'y fera? Qu'arrive-t-il dans ces circonstances? D'où il s'ensuit que l'édifice qu'ils construisent est beau, mais qu'il ne convient pas plus à l'endroit où il a été élevé qu'à un autre; bien différent en cela du célèbre architecte qui bâtit le temple de Minerve dans la citadelle d'Athènes. De quelque endi-oit qu'on regardât son édifice, on voyait que c'était un temple, et l'on voyait encore que c'était celui de Minerve, et que c'était le temple d'une citadelle. L'architecture est un art borné, dit-on ; oui, dans l'esprit des architectes ; mais en lui- même, je n'en connais point déplus étendu. Qu'on fasse entrer dans son projet la considération du temps, du lieu, des peuples, de la destination, et l'on verra varier à l'infini la proportion des pleins, des vides, des formes, des ornements, et de tout ce qui tient à l'art. Il est évident que les intervalles vides ne doivent presque point avoir de rapport avec les intervalles pleins dans un édifice destiné à la conservation des grains. 11 en est de même d'un magasin, d'un hôpital, d'un arsenal et de tout autre édifice. Que deviennent donc alors ces proportions rigoureuses dont l'imbécile pusillanimité de nos artistes tremble de s'écarter? LE MONUMENT DE LA PLACE DE REIMS. 29 Pour les détruire à jamais, j'exigerais seulement (etc'est certai- nement exiger une chose sensée) de celui qui doit construire un édifice, qu'on en devinât la destination d'aussi loin qu'on l'apercevrait. Il n'en est pas de l'architecture comme des autres arts d'imitation ; elle n'a point de modèles subsistants dans la nature d'après lesquels on puisse juger ses productions. Ce que je dois apercevoir dans un édifice, quand je le regarde, ce n'est point la caverne qui servit de retraite à l'homme sauvage, ni la cabane qu'il se fit à lui-même et à sa famille, quand il commença à se policer; mais la solidité et l'usage présent. Si l'usage est nouveau, l'édifice est mal fait, ou il se distinguera de tout autre par quelque chose qu'on n'a point encore vu ailleurs. Ma seconde observation est sur les balustrades pratiquées au haut des édifices. La bonne police devrait les ordonner à toutes les maisons, sans aucune exception. C'est une vue qui n'avait pas échappé au législateur des juifs. 11 dit quelque part : Et cînn œdificaveris domum^ faciès murum in circuiin^ ne forte effundalur sanguis proxinii tui in domo tuâ\ « Et lorsque vous aurez bâti votre maison, vous la terminerez par un petit mur qui empêche que le sang de votre prochain n'y soit répandu. » A cette raison on en peut ajouter cent autres tirées de la beauté, de la commodité et de la sécurité. Le milieu de la place de lleims sera décoré d'une statue du roi ; c'est M. Pigalle qui est chargé de ce travail ; il y a trois ans qu'il en est occupé. Son modèle sera incessamment exposé au jugement du public. M. Pigalle a placé sur un piédestal cir- culaire la statue pédestre de Louis XV. Le monarque a la main gauche posée sur son cimeterre, et la main droite étendue. Ce n'est point une main qui commande, c'est une main qui pro- tège. Ainsi le bras est mol, les doigts de la main sont écartés et un peu tombants ; la figure n'est pas fière, et elle ne doit pas l'être, mais elle est noble et douce ; au-dessous et autour du piédestal on voit d'un côté un artisan nu, assis sur des bal- lots, la tête appuyée sur un de ses poings qui est fermé, et se reposant de sa fatigue. L'idée est simple et noble, et l'exécution y répond. Ce morceau est, à mon sens, de toute beauté. 1. Deutéronome, XXII, 8. 30 MISGELLANEA ARTISTIQUES. De l'autre côté, on voit une figure symbolique de l'Adminis- tration : c'est une femme vêtue qui conduit un lion par une toulTe de sa crinière ; le lion a l'air paisible et serein ; la femme qui le conduit le regarde avec sollicitude et complaisance ; l'animal est beau ; la tête de la femme est très-belle; l'idée de ce groupe est délicate, quoic^ue nn peu vague. Mais, dans les grands mo- numents, ne vaudrait-il pas mieux préférer la force et l'énergie à la délicatesse? Au lieu de voir cette femme tenir entre ses deux doigts un poil de la crinière du lion, j'aimerais mieux qu'elle en empoignât une grosse touffe, cela caractériserait da- vantage une administration vigoureuse, et la sérénité de l'animal avec la sollicitude et la complaisance de la femme tempérerait suffisamment cette expression qui ne doit pas être celle de la tyrannie ni du despotisme. Un sculpteur ancien a placé sur le dos d'un centaure féroce un Amour qui le conduit par un che- veu, et il a bien fait ; mais je crois que notre sculpteur ferait bien s'il s'écartait de l'idée du sculpteur ancien, et que la femme se servît de toute sa main. D'ailleurs, ses deux figures ne mar- chant point, l'une ne doit pas avoir l'action d'une figure qui conduit, ni l'autre l'action d'une figure qui suit. Avec le léger changement que j'oserais exiger, la femme commanderait, et l'animal serait obéissant, ce c|ui ne suppose pas du mouvement. Mais il y a dans ce monument un défaut plus considérable qui frappera fortement les hommes d'un vrai goût. Le mélange de la vérité et de la fiction leur déplaira. Cet artisan harassé qui se repose d'un côté, c'est la chose même ; cette femme qui conduit, et ce lion qui suit de l'autre, c'est l'emblème de la chose. Je n'aime point ces disparates où les genres d'expressions sont confondus. Séparez ces groupes, et vous les trouverez beaux chacun séparément. Réunissez-les, comme ils le sont ici, et ils vous offenseront. Pourquoi? C'est que vous sentez qu'ils ne peuvent faire un tout. C'est comme si l'on collait une image au milieu d'un bas-relief. J'aurais mieux aimé, à la place de la femme et du lion, un laboureur avec les instruments de son travail, et séparer ces deux hommes par une femme qui aurait eu autour d'elle plusieurs petits enfants dont un aurait été atta- ché à sa mamelle; la figure placée sur le piédestal aurait eu par ce moyen, sous sa main bienfaisante et protectrice, le Com- merce, l'Agriculture et la Population, trois objets qui auraient LE MONUMENT DE LA PLACE DE REIMS. 31 été liés clans le monumcDl, comme ils le sont dans la nature. On a achevé d'enrichir et de gâter le monument de Reims par d'autres accessoires symboliques, comme un agneau qui dort entre les pattes d'un loup, etc. Il y a donc dans la composition de M. Pigalle des pensées justes et grandes, mais l'expression n'en est pas une. Au reste, le tout est grand, et il m'a semblé qu'il régnait entre les figures la plus belle proportion. Cette sorte d'harmonie est très-difficile à saisir. Quand on s'éloigne du mo- nument et qu'on en considère l'ensemble, on trouve que chaque partie a la juste grandeur qui lui convient. La place a été or- donnée pour la ville, et le monument pour la place. La misère publique n'a point suspendu ces travaux. On lit sur ce même sujet dans la Correspondance de Grimm (15 janvier 170/i) la note suivante que nous croyons devoir placer ici : L'inscription du monument de la ville de Reims n'a pas laissé que d'occuper les esprits. Un ouvrage de Pigalle mérite bien quelque attention, et lorsqu'on a vu M. de Voltaire tenter sans succès une inscription en vers, on a dû songer à la faire en prose. Le philosophe Diderot s'est essayé à son tour, et je ne doute point que vous ne donniez à son inscription la préférence sur toutes celles que vous connaissez; elle est simple, noble, vraie et locale. 11 est singulier que M. de Voltaire n'ait pas pensé au sacre des rois de France qui a fourni au philosophe l'idée suivante, aussi naturelle que particulièrement propre à la ville de Reims : CE FUT ICI qu'il jura DE RENDRE SES PEUPLES HEUREUX ET IL n'oublia jamais SON SERMENT. LES CITOYENS LUI ÉLEVÈRENT CE MONUMENT DE LEUR AMOUR ET DE LEUR RECONNAISSANCE, l'an 176Zl. Un tel, intendant de la province ; Un tel, maire de la ville; Un tel, et un tel, échevins; J.-B. Pigalle, sculpteur; L. Legendre, architecte. ôli MICELLANEA AirribTlOUES. Je crois qu'il serait difficile de faire en français quelque chose de plus lapidaire; mais ceux qui ont fait retrancher à Pigalle son agneau, à cause du proverbe, ont dû préférer un couplet bien ginguet à la prose noble et grave du philosophe. En conséquence, M. Glicquot, secrétaire de la ville, Ta mise en vers de cette manière : C'est ici qu'au roi bienfaisant Vint jurer d'être votre père. Ce monument instruit la teri-e Qu'il fut fidèle à son serment. ,1 EXTRAIT D'UN OUVRAGE ANGLAIS SUR LA PEINTURE 1763 « L'article suivant est de M. Diderot. Il prétend l'avoir tiré d'un ouvrage anglais. En attendant que je sois à portée de vérifier le fait, je lui soutiens qu'il en a tiré les trois quarts de sa tête, sauf à me décider sur le quatrième quand j'aurai examiné : c'est donc le philosophe qui va prendre la plume ». {Correspondance de Grimm, 15 janvier 1763.) Je viens de lire la traduction d'un petit ouvrage anglais, sur la peinture, qu'on se propose de faire imprimer. 11 est rempli de raison, d'esprit, de goût et de connaissances. La finesse et la grâce même n'y manquent point. C'est, pour le tour, l'expres- sion et la manière, un ouvrage tout à fait à la française. L'auteur s'appelle M. Webb. Voici les idées qui m'ont surtout frappé à la lecture'-. Ce qui fait qu'en s'appliquant beaucoup, on avance peu dans la connaissance de la peinture, c'est qu'on voit trop de tableaux. N'en voyez qu'un très-petit nombre d'excellents ; pénétrez-vous de leur beauté; admirez-les, admirez-les sans cesse, et tâchez de vous rendre compte de votre admiration. 1. L'ouvrage de Webb est indtulé Becherches sur les beautés de la Peinture; il a été traduit de l'anglais par M. B*** (Bergier, frère du théologien), PariSj Briasson, 1765, in-12. (Bn.) 2. On ne trouve, dans l'ouvrage de Webb, qu'une très-petite partie des pensées que Diderot lui attribue ici; encore n'y sont-elles pas présentées sous la forme qu'elles ont prise en passant dans son imagination. C'est un livre qu'il a refait à sa manière, et dans lequel il a vu tout ce qui n'était que dans sa tête. Ce n'est pas le seul exemple qu'on en trouve dans les divers extraits qu'il faisait pour la Cor- respondance de Grimm. (N.) XIII. 3 Va MISGELLANEA ARTISTIQUES. Un autre défaut, c'est d'estimer les productions sur le nom des auteurs. Cependant les bons ouvrages d'un artiste médiocre sont assez souvent supérieurs aux ouvrages médiocres d'un artiste excellent. Dans quelque genre que vous travailliez, peintre, que votre composition ait un but; que vos expressions soient vraies, diver- sifiées et subordonnées avec sagesse; votre dessin, large et cor- rect; vos proportions, justes; vos chairs, vivantes; que vos lumières aient de l'effet; que vos plans soient distincts; votre couleur, comme dans la nature; votre perspective, rigoureuse; et le tout, simple et noble. La connaissance en peinture suppose l'étude et la connais- sance de la nature. Troisième défaut des prétendus connaisseurs, c'est de laisser de côté le jugement de la beauté ou des défauts, pour se livrer tout entiers à ce qui caractérise et distingue un maître d'un autre : mérite d'un brocanteur, et non de l'homme de goût. Et puis, le nombre des artistes à reconnaître est si petit, et leur caractère tient quelquefois à des choses si techniques, qu'un sot peut sur ce point laisser en arrière l'homme qui a le plus d'esprit. Regardez un tableau, non pour vous montrer, mais pour devenir un connaisseur. Ayez de la sensibilité, de l'esprit et des yeux; et surtout, croyez qu'il y a plus de charme et plus de talent à découvrir une beauté cachée, qu'à relever cent défauts. Vous serez indulgent pour les défauts; et les beautés vous transporteront, si vous pensez combien l'art est difficile, et com- bien la critique est aisée. Si une admiration déplacée marque de l'imbécillité, une cri- tique affectée marque un vice de caractère. Exposez-vous plutôt à paraître un peu bête que méchant. La peinture des objets mêmes fut la première écriture. Si l'on n'eût pas inventé les caractères alphabétiques, on n'aurait eu, pendant des temps infinis, que de mauvais tableaux. On prouve, par les ouvrages d'Homère, que l'origine de la peinture est antérieure au siège de Troie. Le bouclier d'Achille prouve que les Anciens possédaient alors l'art de colorer les métaux. 11 y a deux parties importantes dans l'art, l'imitative et SUR LA PEINTURE, PAR WEBB. 35 l'idéale. Les hommes excellents dans l'imitation sont assez com- muns; rien de plus rare que ceux qui sont sublimes dans l'idée. L'homme instruit connaît les principes ; l'ignorant sent les effets. La multitude juge comme la bonne femme qui regardait deux tableaux du martyre de Saint-Barthélémy, dont l'un excel- lait par l'exécution, et l'autre par l'idée. Elle dit du premier: (( Celui-là me fait grand plaisir; » et du second : « Mais celui-ci me fait grand'peine. » La peinture peut avoir un silence bien éloquent. Alexandre pâlit à la vue d'un tableau de Palamède trahi par ses amis. C'est qu'il voyait Aristonique dans Palamède. Porcia se sépare de Brutus, sans verser une larme ; mais le tableau des adieux d'Hector et d'Andromaque tombe sous ses yeux, et brise son courage. Une courtisane d'Athènes est convertie, au milieu d'un ban- quet, par le spectacle heureux et tranquille d'un philosophe dont le tableau était placé devant elle. Énée, apercevant les peintures de ses propres malheurs sur les portes et les murs des temples africains, s'écrie dans Virgile : Sunt lacrjmfise rerum, et mentem mortalia tanguât. ViRGiL. Mneid. lib. I, v. 462. Les premières statues furent droites, les yeux en dedans, les pieds joints, les jambes collées, et les bras pendants de chaque côté. On imita d'abord le repos; ensuite le mouvement. En géné- ral, les objets de repos nous plaisent plus en bronze ou en marbre ; et les objets mus, en couleur et sur la toile. La diversité de la matière y fait quelque chose. Un bloc de marbre n'est guère propre à courir. L'art esta la nature, comme une belle statue à un bel homme. Il y a entre les couleurs des affinités naturelles qu'il ne faut pas ignorer. Les reflets sont une loi de la nature, qui cherche à rétablir l'harmonie rompue par le contraste des objets. Troublez les couleurs de l' arc-en-ciel ; et l'arc-en-ciel ne sera plus beau. Ignorez que le bleu de l'air, tombant sur le rouge d'un beau 36 MISCELLANEA ARTISTIQUES. visage, doit, en quelques endroits obscurs, y jeter une teinte imperceptible de violet; et vous ne ferez pas des chairs vraies. Si vous n'avez pas remarqué que, lorsque les extrémités d'un corps touchent à l'ombre, les parties éclairées de ce corps s'avancent vers vous; les contours des objets ne se sépareront jamais bien de votre toile. Il y a des couleurs que notre œil préfère ; il n'en faut pas douter. 11 y en a que des idées accessoires et morales embel- lissent. C'est par cette raison que la plus belle couleur qu'il y ait au monde, est la rougeur de l'innocence et de la pudeur sur les joues d'une jeune et belle fille. Lorsque je me rappelle certains tableaux de Rembrandt et d'autres, je demeure convaincu qu'il y a, dans la distribution des lumières, autant et plus d'enthousiasme que dans aucune autre partie de l'art. La peinture idéale a dans son clair-obscur quelque chose d'au delà de la nature, et par conséquent autant d'imitation rigoureuse que de génie, et autant de génie que d'imitation rigoureuse. Les Anciens tentaient rarement de grandes compositions ; une ou deux figures, mais parfaites. C'est que la peinture mar- chait alors sur les pas de la sculpture. Moins les Anciens employaient de figures dans leurs com- positions, plus il fallait qu'elles eussent d'effet. Aussi, excel- laient-ils par l'idée. Tant que l'idée sublime ne se présentait pas, le peintre se promenait, allait voir ses amis, et laissait là ses pinceaux. L'un peint les enfants de Médée qui s'avancent, en tendant leurs petits bras à leur mère, et en souriant au poignard qu'elle tient levé sur eux. Un autre, c'est Aristide, peint, dans le sac d'une ville, une mère expirante; son petit enfant se traîne sur elle, et la mère blessée au sein l'écarté, de peur qu'au lieu du lait qu'il cherche, il ne suce son sang. Un troisième s'est-il proposé de vous faire concevoir la gran- deur énorme du cyclope endormi? il vous montre un pâtre qui s'en est approché doucement, et qui mesure l'orteil du cyclope avec la tige d'un épi de blé. Cet épi est une mesure commune entre le pâtre et le cyclope; et c'est la nature qui l'a donnée. SUR LA PEINTURE, PAR WEBB. 37 Ce n'est pas l'éteiidae de la toile ou du bloc qui donne de la grandeur aux objets. V Hercule de Lysippe n'avait qu'un pied; et on le voyait grand comme V Hercule Farnèse. La simplicité, la force et la gfâce sont les qualités propres des ouvrages de l'antiquité; et la grâce était la qualité propre d'Apelle entre les artistes anciens. LeCorrège, quand il excelle, est un peintre digne d'Athènes. Apelle l'aurait appelé son fils. Personne n'osa achever la Vénus d'Apelle. 11 n'en avait peint que la tête et la gorge ; mais cette tête et cette gorge faisaient tomber la palette des mains aux artistes qui approchaient du tableau. 11 est difficile d'allier la grâce et la sévérité. Notre Boucher a de la grâce ; mais il n'est pas sévère. Les Athéniens avaient défendu l'exercice de la peinture aux gens de rien. Faire entrer la considération des beaux- arts dans l'art de gouverner les peuples, c'est leur donner une importance dont il faut que les productions se ressentent. Une observation commune à tous les siècles illustres, c'est qu'on y a vu les arts d'imitation s'échauffant réciproquement, s'avancer ensemble à la perfection. Un poëte, qui s'est promené sous le dôme des Invalides, revient dans son cabinet lutter contre l'architecte, sans s'en apercevoir. Sans y penser, je mesure mon enjambée, dirait Montaigne, à celle de mon com- pagnon de voyage. Les siècles d'Alexandre, d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV ont produit des chefs-d'œuvre en tout genre. 11 y avait entre les poètes et les peintres anciens un emprunt et un prêt continuel d'idées. Tantôt, c'était le peintre ou le sta- tuaire qui exécutait d'après l'idée du poëte; tantôt, c'était le poëte qui écrivait d'après l'ouvrage du peintre ou du statuaire. C'est ce qu'un habile Anglais s'est proposé de démontrer dans un ouvrage, qui suppose bien des connaissances et bien de l'esprit. Cet ouvrage est intitulé Polymetis, On y voit les dessins des plus beaux morceaux antiques, et vis-à-vis, les vers des poètes. Sous le climat brûlant de la Grèce, les hommes étaient presque nus; ils étaient nus dans les gymnases, nus dans les 38 MISCELLANEA ARTISTIQUES. bains publics. Les peintres allaient en foule dessiner la taille de Phryné et la gorge de Thaïs. L'état de courtisane n'était point avili. C'était d'après une courtisane qu'on faisait la statue d'une déesse. C'étaient la môme gorge, les mêmes cuisses, sur lesrpielles on avait porté ses mains dans une maison de plai- sir; les mêmes lèvres, les mômes joues qu'on avait baisées; le même cou qu'on avait mordu, les mêmes fesses qu'on avait vues, qu'on reconnaissait, et qu'on adorait encore dans un temple et sur des autels. La licence des mœurs dépouillait à chaque instant les hommes et les femmes; la religion était pleine de cérémo- nies voluptueuses; les hommes qui gouvernaient l'État étaient amateurs enthousiastes des beaux-arts. Une courtisane, célèbre par la beauté de sa taille, devenait-elle grosse? toute la ville était en rumeur; c'était un modèle rare perdu; et l'on envoyait vite à Cos chercher Hippocrate, pour la faire avorter. C'est ainsi qu'une nation devient éclairée, et qu'il y a un goût général; des artistes qui font de grandes choses, et des juges qui les sentent. Nous autres peuples froids et dévots, nous sommes toujours enveloppés de draperies; et le peuple, qui ne voit jamais le nu, ne sait ce que c'est que beauté de Nature, finesse de proportion. Praxitèle fit deux VénuSy l'une drapée, l'autre nue. Cos acheta la première, qui n'eut point de réputation; Gnide fut célèbre à jamais par la seconde. Notre Vénus, si nous en avons une, est tout au plus la Vénus drapée de Praxitèle. Le Poussin, qui s'y connaissait, disait de Raphaël, qu'entre les modernes c'était un aigle; qu'à côté des Anciens, ce n'était qu'un âne. C'est qu'il n'est pas indifierent de faire, Ut fert natura, ... an de industria. Terent., Andria, acte IV, se. vu. C'est le mot du Dave de Térence, qui s'applique de lui-même à tous nos artistes. Nos mœurs se sont affaiblies à force de se policer ; et je ne crois pas que nous supportassions, ni dans nos peintres, ni dans nos poètes, certaines idées qui sont vraies, qui sont fortes, et qui ne pèchent, ni contre la nature, ni contre le bon goût. Nous détournerions les yeux avec horreur de la page d'un auteur ou SUR LA PEINTURE, PAR WEBB. 39 de la toile d'un peintre qui nous montrerait le sang des compa- gnons d'Clysse coulant aux doux côtés de la bouche de Poly- phême, ruisselant sur sa barbe et sur sa poitrine, et qui nous ferait entendre le bruit de leurs os brisés sous ses dents. Nous ne pourrions supporter la vue des veines découvertes et des artères saillantes autour du cœur sanglant de Marsyas écorché par Apollon ^ Qui de nous ne se récrierait pas à la barbarie, si un de nos poètes introduisait dans un de nos poëmes un guer- rier, s'adressant en ces mots à un autre guerrier, qu'il est sur le point de combattre : u Ton père et ta mère ne te fermeront pas les yeux. Dans un instant, les corneilles te les arracheront de la tête : il me semble que je les vois se rassembler autour de ton cadavre, en battant leurs ailes de joie-. » Cependant, les Anciens ont dit ces choses ; ils ont exécuté ces tableaux. Faut-il les accuser de grossièreté? Faut-il nous accuser, au contraire, de pusillanimité? Nonnostnim est.., 1. Diderot a reproduit plusieurs fois cette idée, notamment dans l'article sur la Peinture, poëme de Lemierre, ci-après. Voici comment Homère s'exprime dans VOdyssée, chant ix, vers 289 : Kopx' • ex S' èy^scpaXoç y^a^iâhc, pés, Seus Se yaïav. Virgile dans VÉnéide, livre III, vers 623, enchérit encore sur le tableau d'Ho- mère : Vidi egomet, duo de numéro cum corpora nostro Prensa manu magna, medio resupinus in antro, Frangeret ad saxum, saniequo aspersa natareiit Limina : vidi, atro cum membra fluentia tabo Manderet, et tepidi tremerent sub dentibus artus. (Br.; 2. Homère a dit : O05' o); (T£ ye TioTvia {J.Yitrjp 'Ev6e[X£VYi >ve}(ée(7C7i yoria-exai, ôv Tsxev aOry), 'AX>à xùveç xe xal olwvoi xaxà Ttàvxa ôaTOvxau Iliade xxii.v. 352-354. Voyez t. XI, page 173, une étude sur ce passage. (Br.) OBSERVATIONS SUR LA SCULPTURE ET SUR BOUCHARDON ' 1763 Il me semble que le jugement qu'on porte de la sculpture est beaucoup plus sévère que celui qu'on porte de la peinture. Un tableau est précieux, si, manquant par le dessin, il excelle dans la couleur; si, privé de force et de coloris ou de correc- tion de dessin, il attache par l'expression ou par la beauté de la composition : on ne pardonne rien au statuaire. Son morceau pèche-t-il par l'endroit le plus léger? ce n'est plus rien; un coup de ciseau donné mal à propos réduit le plus grand ouvrage au sort d'une production médiocre, et cela sans ressource : le peintre, au contraire, revient sur son travail, et le corrige tant qu'il lui plaît. Mais une condition, sans laquelle on ne daigne pas s'arrêter devant une statue, c'est la pureté des proportions et du dessin : nulle indulgence de ce côté. On parlait un jour devant Falconet le sculpteur de la difficulté des deux arts : « La sculpture, dit-il, était autrefois plus difficile que la peinture ; aujourd'hui, cela a changé. » Cependant aujourd'hui il y a un très- grand nombre d'excellents tableaux; et l'on a bientôt compté toutes les excellentes statues; il est vrai qu'il y a plus de peintres que de statuaires, et que le peintre a couvert sa toile de figures, avant que le statuaire ait dégrossi son bloc de marbre. 1, Bouchardon, ne à Chaumont en Bassigny en 1G98, était mort le 27 juil- let 17G2. M. de Caylus avait fait paraître sous cette même date une Vie d'Ed^ne Bouchardon ; Paris, in-12. En annonçant l'inauguration de la statue de Louis XV, sur la place de ce nom, Grimm dit : « M. le comte de Caylus a publié une Vie de l'illustre statuaire..., mais je crois que vous aimerez mieux lire l'article suivant que M. Diderot vient de m'cnvoyer. » Correspondance littéraire, l'^'' mars 1703. SUR LA SCULPTURE ET SUR BOUCHARDON. ^1 Une autre chose sur laquelle, mon ami, vous serez sûrement de mon avis, c'est que le maniéré, toujours insipide, l'est beau- coup plus en marbre ou en bronze qu'en couleur. Oh! la chose ridicule qu'une statue maniérée ! Le statuaire est-il donc con- damné à une imitation de la nature plus rigoureuse encore que le peintre? Ajoutez à cela qu'il ne nous expose guère qu'une ou deux figures d'une seule couleur et sans yeux, sur lesquelles toute l'attention et toute la critique des nôtres se ramasse. Wous tour- nons autour de son ouvrage, et nous en cherchons l'endroit faible. La matière qu'il emploie semble par sa solidité et par sa durée exclure les idées fines et délicates ; il faut que la pensée soit simple, noble, forte et grande. Je regarde un tableau; il faut que je m'entretienne avec une statue. La Vénus de Lemiios fut le seul ouvrage auquel Phidias osa mettre son nom. Toute nature n'est pas imitable par la sculpture. Si le centre de gravité s'écartait un peu trop de la base, la pesanteur des parties supérieures ferait rompre le morceau. Sans la massue qui appuie Y Hercule Farnèse^ l'exécution en aurait été impos- sible; mais pour une fois où le support est un accessoire heu- reux, combien d'autres fois n'est-il pas ridicule? Voyez ces énormes trophées qu'on a placés sous les chevaux de la terrasse des Tuileries. Quelle contradiction entre ces animaux ailés qui s'en vont à toutes jambes et ces supports immobiles qui restent! Voilà donc le statuaire privé d'une infinité de positions qui sont dans la nature. Le lutteur antique, remarquable par sa per- fection, l'est encore aux yeux des connaisseurs par sa hardiesse. Quand on le revoit, on est toujours surpris de le retrouver debout. Cependant que serait-ce qu'un lutteur avec un appui? La sculpture de ronde bosse me paraît autant au-dessus de la peinture, que la peinture est au-dessus de la sculpture en bas-relief. Voilà, mon ami, quelques-unes des idées dont le panégy- riste de Bouchardon aurait pu empâter son sec et maigre discours. Ce discours est pourtant la production du coryphée de ceux que nous appelons amateurs ; d'un de ces hommes qui se font ouvrir d'autorité les ateliers, qui commandent impérieu- sement à l'artiste, et sans l'approbation desquels point de salut. Qu'est-ce donc qu'un amateur, si les autres n'en savent pas h2 MISGELLANEA ARTISTIQUES. plus que le comte de Gaylus? Y aurait-il, comme ils le préten- dent, un tact donné par la nature, et perfectionné par l'expé- rience, qui leur fait prononcer d'un ton aussi sûr que despo- tique : (( Gela est bien, voilà qui est mal, » sans qu'ils soient en état de rendre compte de leurs jugements? Il me semble que cette critique-là n'est pas la vôtre. J'ai toujours vu qu'un peu de contradiction de ma part, et de réflexion de la vôtre, amenait la raison de votre éloge ou de votre blâme. Je persisterai donc à croire que celui qui n'a que ce prétendu tact aveugle, n'est pas mon homme. Edme Bouchardon naquit au mois de novembre 1698, à Chaumont en Bassigny, à quelques lieues de l'endroit où se rompit votre chaise, lorsque vous allâtes en 1759 embrasser mon père pour vous et pour moi. Vous voyez que cet artiste est presque mon compatriote. Le père de Bouchardon, architecte et sculpteur médiocre, n'épargna rien pour faire une habile homme de son fils. Les premiers regards de cet enfant tombèrent sur le Laocoon^ sur la Venus de Médieis et sur le Gladiateur ^ car ces figures sont dans les ateliers des ignorants et des savants, comme Homère et Virgile dans la bibliothèque de Voltaire et de Fréron. Les beaux modèles sont rares partout, mais surtout parmi nous, où les pieds sont écrasés par la chaussure, les cuisses coupées au-dessus du genou par les jarretières, le haut des hanches étranglé par des corps de baleine, et les épaules bles- sées par des liens étroits qui les embrassent. Le père de Bou- chardon chercha à son fds, à prix d'argent, les plus parfaits modèles qu'il put trouver. Ge fds vit la nature de bonne heure, il eut les yeux attachés sur elle tant qu'il vécut. Pline dit d'Apelle qu'il ne passait aucun jour sans dessiner, lîîdla dies sine linea. L'histoire de la sculpture en dira autant de Bouchardon. Personne aussi ne devint aussi maître de son crayon. Il pouvait d'un seul trait ininterrompu suivre une figure de la tête au pied, et même de l'extrémité du pied au sommet de la tête, dans une position quelconque donnée, sans pécher contre la correction du dessin et la vérité des contours et des proportions. Ne fît-on que des épingles, il faut être enthousiaste de son SUR LA SCULPTURE ET SUR BOUGHARDON. ^3 métier pour y exceller. Bouchardoii le fut; il pouvait dire aussi : Est deus in iiobis, agitante calescimus illo. Ovii). Fast. lib. VI, vers 5. 11 vint à Paris; il entra chez le cadet des Goustou. Le maître fut surpris de la pureté du dessin de son élève, mais ne fut pas dans le cas de dire de lui, comme l'artiste grec du sien : Nil salit Arcadico juveni. JuvE.N'AL. Sahjr. VII, v. IGO. Il ressemblait tout à fait de caractère à l'animal surprenant qui lui a servi de modèle pour sa statue de Louis XV; doux dans le repos, fier, noble, plein de feu et de vie dans l'action. Il s'applique, il dispute le prix de l'Académie, il l'emporte, et il est envoyé à Rome. pi Quand on a du génie, c'est là qu'on le sent. Il s'éveille au milieu des ruines. Je crois que de grandes ruines doivent plus frapper, que ne feraient des monuments entiers et conservés. Les ruines sont loin des villes ; elles menacent, et la main du temps a semé, parmi la mousse qui les couvre, une foule de grandes idées et de sentiments mélancoliques et doux. J'admire l'édifice entier; la ruine me fait frissonner; mon cœur est ému, mon imagination a plus de jeu. C'est comme la statue que la main défaillante de l'artiste a laissée imparfaite; que n'y vois- jepas? Je reviens sur les peuples qui ont produit ces merveilles, et qui ne sont plus ; et in lenocinio comme ndationis clolor est mamis^ cum idageret^ extinctœ, La belle tâche que le panégyriste de Bouchardon avait à remplir, s'il avait été moins borné! Combien de pierres à remuer, s'il avait eu l'outil avec lequel on remue quelque chose! A Rome, le jeune Bouchardon dessine tous les restes précieux de l'antiquité; quand il les a dessinés cent fois, il recommence. Gomme les jeunes artistes copient longtemps d'après l'antique, ne pensez-vous pas que l'institution des jeunes littéra- teurs devrait être la même, et qu'avant que de tenter quelque chose de nous, nous devrions aussi nous occuper à traduire d'après les poètes et les orateurs anciens? Notre goût, fixé par des hh MISCELLANE ARTISTIQUES. beautés sévères que nous nous serions pour ainsi dire appro- priées, ne pourrait plus rien souflrir de médiocre et de mesquin. Bouchardon demeura dix ans en Italie. 11 se fit distinguer de cette nation jalouse, au point qu'entre un grand nombre d'artistes étrangers et du pays, on le préféra pour l'exécution du tombeau de Clément XI. Sans des circonstances particuliè- res, l'apothéose de ce pontife, qui a coûté tant de maux à la France, eut été faite par un Français. De retour en France, Bouchardon fut chargé d'un grand nombre d'ouvrages qui respirent tous le goût de la nature et de l'antiquité, c'est-à-dire la simplicité, la force, la grâce et la vérité. Les ouvrages de sculpture demandent beaucoup de temps. Les sculpteurs sont proprement les artistes du souverain ; c'est du ministère que leur sort dépend. Cette réflexion me rappelle l'infortune du Puget. Il avait exécuté ce Miloji de Versailles que vous connaissez, et qui, placé à côté des chefs-d'œuvre de l'an- tiquité, n'en est pas déparé. Mécontent du prix modique qu'on avait accordé à son ouvrage, il allait le briser d'un coup de marteau, si on ne l'eût arrêté. Le grand roi qui le sut, dit : « Qu'on lui donne ce qu'il demande, mais qu'on ne l'emploie plus; cet ouvrier est trop cher pour moi. » Après ce mot, qui eût osé faire travailler le Puget? Personne; et voilà le premier artiste de la France condamné à mourir de faim. Ce ne fut pas ainsi que la ville de Paris en usa avec Bou- chardon, après qu'il eut exécuté sa belle fontaine de la rue de Grenelle. Je dis belle pour les figures; du reste je la trouve au-dessous du médiocre. Point de belle fontaine où la distribution ; de l'eau ne forme pas la décoration principale. A votre avis, i c{u'est-ce qui peut remplacer la chute d'une grande nappe de 1 cristal? La ville récompense l'artiste d'une pension viagère,; accordée de la manière la plus noble et la plus flatteuse. Lai" délibération des échevins, qu'on a mise à la suite de V Éloge du| comte de Caylus, est vraiment un morceau à lire. C'est ainsi! qu'on fait faire aux grands hommes de grandes choses. Bouchardon est mort le 27 juillet 176*2, comblé de gloire et accablé de regret de n'avoir pu achever son monument de lait place de Louis XV. C'est notre ami Pigalle qu'il a nommé pour j succéder à son travail. Pigalle était son collègue, son ami, soni SUR LA SCULPTURE ET SUR BOUCHARDON. ^5 rival et son admirateur. Je lui ai entendu dire qu'il n'était jamais entré dans l'atelier de Bouchardon, sans être découragé pour des semaines entières. Ce Pigalle pourtant a fait un certain l^Ierciire que vous connaissez, et qui n'est pas l'ouvrage d'un homme facile à décourager. Il exécutera les cjuatre figures qui doivent entourer le piédestal de la statue du roi, et qui représenteront quatre Vertus principales. Bouchardon lui a laissé pour cela toutes les études qu'il a faites sur ce sujet pendant les dernières années de sa vie. Rien n'est plus satisfaisant que de voir deux grands artistes s'honorer d'une estime mutuelle ^ Je n'entrerai point dans l'examen des différentes productions de Bouchardon, parce que je ne les connais pas, et que le comte de Caylus qui les a toutes vues, n'en dit rien qui vaille. Un mot seulement sur son Amour qui se fait un arc de la massue d'Hercule. Il me semble qu'il faut bien du temps à un enfant pour mettre en arc l'énorme solive qui armait la main d'Hercule. Cette idée choque mon imagination. Je n'aime pas l'Amour si longtemps à ce travail manuel ; et puis, je suis un peu de l'avis de notre ingénieur, M. Le Romain, sur ces lon- gues ailes avec lescjuelles on ne saurait voler quand elles auraient encore dix pieds d'envergure. Je crois qu'un Ancien, au lieu de s'occuper de cette idée ingénieuse, aurait cherché à me montrer le tyran du ciel et de la terre, tranquille, aimable et terrible. Ces Anciens, quand une fois on les a bien connus, deviennent de redoutables juges des modernes. Quoi qu'il m'en puisse arriver et aux autres, je vous conseille, mon ami, d'éloigner un peu toutes ces Vierges de Raphaël et du Guide, cjui vous entourent dans votre cabinet. Que j'aimerais à y voir d'un côté V Hercule Farnèse entre la Vénus de Mèdicis et V Apollon Pyilden ; d'un autre le Torse entre le Gladiateur et Y Antinous j ici, le Faune qui a trouvé un enfant et qui le regarde; vis-à-vis, le Laocoon tout seul; ce Laocoon dont Pline a dit avec juste raison : Opus omnibus et pi dur œ et statuariœ artis prœferendum. Voilà les apôtres du bon goût chez toutes les nations ; voilà les maîtres des Girar- don, des Coysevox, des Coustou, des Puget, des Bouchardon ; 1. L'article est coupé en deux dans la Correspoiidance littéraire, et on lit après ce paragraphe : « Le reste pour l'ordinaire prochain. » /i6 MISCELLANEA ARTISTIQUES. voilà ceux qui font tomber le ciseau des mains à ceux qui se destinent à l'art, et qui sentent; voilà la compagnie qui vous convient. Ah! si j'étais riche! Un homme aussi laborieux que Bouchardori a dû laisser un grand nombre de dessins précieux, si j'en juge par quelques-uns que j'ai vus. Vous souvenez-vous de cet Ulysse qui évoque V ombre de Tircsias ^ ? Si vous vous en souvenez, dites-moi où l'artiste a pris l'idée de ces figures aériennes qui sont attirées par l'odeur du sacrifice? Elles sont élevées au-dessus de la terre; elles accourent; elles se pressent. Elles ont une tête, des pieds, des mains, un corps comme nous; mais elles sont d'un autre ordre que nous. Si elles ne sont pas dans la nature (et elles n'y sont pas), où sont-elles donc? Pourquoi nous plaisent- elles? Pourquoi ne suis-je point choqué de les voir en l'air, quoique rien ne les y soutienne? Où est la ligne que la poésie ne saurait franchir, sous peine de tomber dans l'énorme et le chimérique? ou plutôt qu'est-ce que cette lisière au delà de la nature, sur laquelle Le Sueur, le Poussin, Piaphaël, et les Anciens occupent différents points : Le Sueur, le bord de la lisière qui touche à la nature, d'où les Anciens se sont permis le plus grand écart possible? Plus de vérité d'un côté et moins de génie ; plus de génie de l'autre côté, et moins de vérité. Lequel des deux vaut le mieux? C'est entre ces deux lignes de nature et de poésie extrêmes, que Raphaël a trouvé la tête de Fange de son tableau d'Héliodore-^ un de nos'premiers statuaires % les nymphes de la Fontaine des Innocents^ et Bouchardon, les génies de son dessin de Y Ombre de Tirésias évoquée. Certainement il y a un démon qui travaille au-dedans de ces gens-là, et qui leur fait produire de belles choses, sans qu'ils sachent comment, ni pourquoi. C'est à l'éloge du philosophe à leur apprendre ce qu'ils valent. C'est lui qui leur dira ; u Lorsque vous avez fait monter la fumée de ce bûcher toute droite, et que vous avez jeté en arrière la chevelure de ces génies, comme si elle était emportée par un vent violent, savez-vous ce que vous avez fait? C'est que vous leur avez donné effectivement toute la vitesse du vent. Ils sont immobiles sur votre toile; l'air tran- \. Voyez le Salon de 17G1, tome X, page 140. 2. Goujon (Jean). (Br.) I SUR LA SCULPTURE Eï SUR BOUCIIARDON. 47 quille n'agit point sur eux ; ils agissent donc, eux, si violem- ment sur Fair tranquille, que je conçois qu'en un clin d'œil ils se porteraient, s'ils le voulaient, aux extrémités de la terre. Vous ne pensiez à cela que confusément, monsieur Bouchardon. Sans vous eu apercevoir, vous vous conformiez aux lois con- stantes de la nature et aux observations de la physique; votre génie faisait le reste; le philosophe vous le fait remarquer, et vous ne pouvez vous empêcher de vous complaire à sa réflexion. » Et voilà aussi la tâche du philosophe : car pour les parties et le mécanisme de l'art, il faut être artiste pour en apprécier le mérite. Je crois aussi qu'il est plus difficile à un homme du monde de bien juger d'une statue que d'un tableau. Qui de nous connaît assez la nature pour accuser un muscle de n'être pas exécuté juste? J'allai l'autre jour voir Cochin. Je trouvai sur sa cheminée cette brochure du comte de Gaylus. Je l'ouvris. Je lus le titre : Éloge de Bouchardon. Un malin avait ajouté au crayon : Ou Vart de faire un petit homme d\in grand. Ne vous avisez pas de mettre ce titre à la tête de ces lignes chétives ^ 1. Cet article est suivi dans la Correspondance littéraire d'un morceau char- mant de Grimm, intitulé : Ma réponse à M. Diderot. Nous regrettons que son étendue ne nous permette pas de le donner ici. i TRAITÉ DES COULEURS POUR LA PEINTURE EN ÉMAIL ET SUR LA PORCELAINE OUVRAGE POSTHUME DE M. D'ARGtAIS DE MONTAMY^ 1765 M. de Montamy était un des meilleurs amis de Diderot. Ils travail- laient ensemble et l'on peut dire que les expériences du chimiste ont été faites pour la plupart en présence du philosophe. Lorsque M. de Montamy mourut, il laissait de nombreux matériaux et Diderot se chargea de les publier. Il obtint le privilège de Touvrage en son nom, fit le travail et transmit ses droits au libraire Cavalier par cet acte : « Je soussigné, reconnais avoir transporté à M. Cavalier le présent privilège, suivant les conventions faites entre nous, pour en jouir en mon lieu et place. « Ce 13 août 1765. « Diderot. » Quelle qu'ait été la part de travail de Diderot dans la mise en état des manuscrits de M. de Montamy, nous ne pouvions reproduire ici ce Trailéj, mais nous devions y chercher ce qui appartient sûrement à notre auteur. C'était facile. Nous donnons donc ci-dipvësV Avertissement, VExposition abrégée de l'art de peindre sur l'émail, et une Observation de V éditeur qui se trouve à la page lZi3 du Traité et concerne la cou- leur bleue tirée du cobalt. AVERTISSEMENT. On a cru devoir se hâter de mettre les artistes en possession d'un ouvrage qu'ils désiraient depuis longtemps; il est du aux 1. Paris, chez G. Cavalier, 17G5, pet. iii-S". I TRAITÉ DES COULEURS. /i9 travaux constants et réitérés d'une personne qui, aux connais- sances les plus exactes et les plus profondes dans la chimie, joi- gnait les qualités les plus estimables dans la société : son ouvrage fournira la preuve des unes; qu'il soit permis à ceux qui ont joui des autres de se soulager en s'entretenant de la perte qu'ils ont faite. M. de Montamy, auteur de ce traité, était d'une famille noble et ancienne de la basse Normandie ^ Dès sa plus tendre jeunesse, ennemi de la dissipation et des frivolités, il eut un gOLit décidé pour les sciences ; après avoir fait ses études dans l'université de Caen, de retour dans la maison paternelle, il s'appliqua très-sérieusement à la physique et aux mathéma- tiques, dans lesquelles, par lui-même et quoique privé de secours, il fit des progrès surprenants; cependant, à la fin, le désir de perfectionner ses connaissances et de converser avec des personnes habiles lui fit quitter la province pour venir pui- ser des lumières dans la capitale ; il y vécut quelque temps dans une retraite philosophique, content d'un petit nombre d'amis que la douceur de ses mœurs et sa candeur ne purent manquer de lui faire. Cependant ses lumières le firent bientôt connaître et lui donnèrent accès auprès de feu M. le duc d'Orléans : ce prince, aussi religieux qu'ami des sciences, ne tarda point à senlir le mérite de M. de Montamy ; pour lui donner des marques de son estime, il l'attacha à sa personne par une place de gen- tilhomme ordinaire. Assuré de plus en plus de sa probité, de ses talents, de son attachement pour la religion, il le plaça bientôt auprès de M. le duc de Chartres (aujourd'hui duc d'Orléans), et voulut qu'il coopérât à son éducation. Depuis ce temps, M. de iMon- tamy ne quitta plus ce prince; il le suivit dans toutes ses cam- pagnes, et par ses fidèles services il mérita son estime, sa con- fiance et ses bontés. Ce fut pour récompenser ses soins assidus que, devenu le maître de faire éclater sa reconnaissance, ce prince lui donna la place de son premier maître d'hôtel, vacante 1. Son nom de famille est d'Arclais; c'est le nom d'une terre qui de temps immémorial s'est identifie avec celui de ses anciens possesseurs : cette famille, dont on ne connaît point l'origine, prouve sa noblesse sur des titres authentiques et suivis depuis 1380 jusqu'à présent. Depuis l'an 1500, elle s'est partagée en deux branches, qui sont celle de Monbosq et celle de Montamy. (D.) XIII. U 50 MISCELLANEA ARTISTIQUES. par la mort de M. de Court, vice-amiral de France ; M. de Mon- tamy la remplit avec une vigilance, une probité et un désinté- ressement qui jamais ne se sont démentis, qui ont réuni tous les suffrages en sa faveur et qui lui ont mérité les larmes que ce prince répandit en apprenant sa mort. Ces sentiments sont faits pour être sincèrement partagés par tous ceux qui ont eu l'avantage de connaître M. de Montamy ; ils regret leront toujours en lui un ami sincère, indulgent, éclairé, qui apportait dans la société toutes les qualités qui peuvent la rendre aimable. La vie active de M. de Montamy ne l'empêcha point de se livrer à son goût pour les sciences : elles firent tous ses délices; il leur consacra tous les moments que ses occupations lui lais- sèrent; s'il parut abandonner les mathématiques dans lesquelles il avait fait de grands progrès, ce fut pour se livrer à la phy- sique expérimentale et à la chimie, qui eurent surtout des attraits pour lui et qui finirent par absorber toute son atten- tion. Cet ouvrage suffit pour prouver qu'il n'y a point travaillé sans succès ; les expériences qu'il renferme montreront l'étendue de ses lumières, l'opiniâtreté de son travail : les artistes et les connaisseurs jugeront de son utilité. In tenui labor, at tenuis non gloria. M. Didier d'Arclais, seigneur de Montamy, mourut à Paris, au Palais-Royal, le 8 février 1765, âgé de soixante-deux ans. EXPOSITION ABREGEE DE L'ART DE PEINDRE SUR L'ÉMAIL. Pour ne rien laisser à désirer à ceux qui seraient portés à s'occuper de la peinture en émail, nous avons cru devoir faire précéder le Traité des Couleurs de M. de Montamy de la manière d'employer ces couleurs ou de l'art de peindre. Cette description de l'art a été faite autrefois sous les yeux de M. Durand, peintre de monseigneur le duc d'Orléans, et TRAITÉ DES COULEURS. 51 c'est (lu même ariiste que M. de Montamy s'est servi poui s'assurer des qualités qu'il se proposait de donner à ses cou leurs. Ainsi l'on peut compter que cet ouvrage ne contient rien qui n'ait été constaté par une infinité d'expériences réitérées. S'il arrive à quelques artistes de ne pas réussir, soit en préparant les couleurs de M. de Montamy, soit en les em- ployant, ils peuvent être certains que c'est de leur faute. Avec un peu d'opiniâtreté, ils reconnaîtront qu'ils ne s'étaient pas conformés avec assez de scrupule aux règles qu'on leur avait prescrites. C'est l'orfèvre qui pj'épare la toile ou plaque sur laquelle on se propose de peindre. Sa grandeur et son épaisseur varient selon l'usage auquel on la destine. Si elle doit former un des côtés d'une boîte, il faut que l'or en soit à vingt-deux carats au plus : plus fin, il n'aurait pas assez de soutien; moins fin, il serait sujet à fondre. Il faut que l'alliage en soit moitié blanc et moitié rouge, c'est-à-dire moitié argent et moitié cuivre ; l'émail dont on la couvrira en sera moins exposé à verdir que si l'al- liage était tout rouge. Il faudra recommander à l'orfèvre de rendre son or bien pur et bien net, et de le dégager exactement de pailles et de vents; sans ces précautions, il se fera immanquablement des soulflures à l'émail, et ces défauts sont sans remède. On réservera autour de la plaque un filet qu'on appelle aussi bordement. Ce filet ou bordement retiendra l'émail et l'empê- chera de tomber lorsqu'ètant appliqué on le pressera avec la spatule. On lui donnera autant de hauteur qu'on veut donner d'épaisseur à l'émail; mais l'épaisseur de l'émail variant selon la nature de l'ouvrage, il en est de même de la hauteur du filet ou bordement. Quand la plaque n'est point contre-émaillée, « il faut qu'elle soit moins chargée d'émail, parce que l'émail mis au feu tirant l'or à soi, ou pesant plus sur les bords qu'au milieu, la pièce deviendrait convexe. Lorsque l'émail ne doit point couvrir toute la plaque, alors il faut lui pratiquer un logement. Pour cet effet, on trace sur la plaque les contours du dessin; on se sert de la mine de plomb, ensuite du burin. On champlève tout l'espace renfermé dans les contours du dessin d'une profondeur égale à la hauteur qu'on 52 MISCELLANE ARTISTIQUES. eût donnée au filet si la plaque avait dû être entièrement émaillée. On champlève à l'échoppe, et cela le plus également qu'on peut; c'est une attention qu'il ne faut pas négliger. S'il y avait une éminence, l'émail se trouvant plus faible en cet endroit, le vert pourrait y pousser. Les uns pratiquent au fond du champ- lever des hachures légères et serrées qui se croisent en tous sens ; les autres y font des traits ou éraflures avec un bout de lime cassée carrément. L'usage de ces éraflures ou hachures, c'est de donner prise à l'émail qui, sans cette précaution, pourrait se séparer de la plaque ; si l'on observait de tremper la pièce champlevée dans de l'eau régale affaiblie, les inégalités que son action formerait sur le champlever pourraient remplir merveilleusement la vue de l'artiste dans les hachures qu'il y pratique : c'est une expérience à faire. Au reste, il est évident qu'il ne faudrait pas manquer de laver la pièce dans plusieurs eaux au sortir de l'eau régale. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, lorsque la pièce est champlevée, il faut la dégraisser. Pour la dégraisser, on prendra une poignée de cendres gravelées qu'on fera bouillir dans une pinte d'eau ou environ, avec la pièce à dégraisser : au défaut de cendres gravelées, on pourrait se servir de celles du foyer, si elles étaient de bois neuf; mais les cendres gravelées leur sont préférables. Au sortir de cette lessive, on lavera la pièce dans de l'eau claire où l'on aura mis un peu de vinaigre; et au sortir de ce mélange d'eau et de vinaigre, on la relavera dans de l'eau claire. Voilà les précautions qu'il importe de prendre sur l'or; mais on se détermine quelquefois par économie à émailler sur le cuivre rouge. Alors on est obligé d'emboutir toutes les pièces, quelle que soit la figure qu'elles aient, ronde, ovale ou carrée. Les emboutir dans cette occasion, c'est les rendre convexes du côté à peindre et concaves du côté à contre-émailler. Pour cet effet, il faut avoir un poinçon d'acier de la même forme qu'elles, avec le bloc de plomb : on pose la pièce sur le bloc, on appuie dessus le poinçon, et l'on frappe sur la tête du poinçon avec un marteau. Il faut frapper assez fort pour que l'empreinte du poinçon se fasse d'un seul coup. On prend du cuivre en feuilles de l'épaisseur d'un parchemin. Il faut que le morceau qu'on emploie soit bien égal et bien nettoyé ; on passe sur la surface TRAITE DES COULEURS. 53 le grattoir, devant et après qu'il a reçu l'empreinte. Ce qu'on se propose en l'emboutissant, c'est de lui donner de la force et de l'empêcher de s'envoiler. Cela fait, il faut se procurer un émail qui ne soit ni tendre ni dur; trop tendre, il est sujet à se fendre; trop dur, on risque de fondre la plaque. Quant à la couleur, il faut que la pâte en soit d'un beau blanc de lait. Il est parfait s'il réunit à ces qualités la finesse du grain. Le grain de l'émail sera fin, si l'endroit de sa surface, d'où il s'en sera détaché un éclat, paraît égal, lisse et poli. Le bon émail nous vient de Venise. Nous voudrions bien connaître quelque procédé pour le faire avec les qualités que nous venons d'exiger. Nous avons trouvé celui qui suit parmi les papiers de M. de Montamy. Mais, comme il est écrit d'une autre main que la sienne, nous n'osons en garantir le succès. Prenez 10 onces de caillou ou quartz calciné, pilé, tamisé, séché ; 1-4 onces de minium séché sur du papier et broyé avec une spatule de bois, dans un vaisseau de bois ; 3 onces de nitre séché, bien broyé ; 2 onces de soude d'Espagne, pulvérisée si elle est sèche ; bien divisée, si elle n'est pas sèche ; 1 once d'arsenic blanc; 1 once de cinabre naturel, l'un et l'autre bien pulvérisés ; 3 onces de verre perlé. Ce verre vient de Bohême. Il paraît qu'on y a fait entrer du gypse ou de la craie. Il sera pulvérisé, tamisé, lavé et séché. Toutes ces substances, préparées comme on vient de dire, on les mettra avec soin dans un vaisseau vernissé ; on mettra le tout dans un creuset bien bouché. On fera fondre dans un fourneau de fusion à vent : les premières cinq heures à petit feu ; et en augm.entant le feu pendant les dix-huit heures sui- vantes, on brisera le creuset, et l'émail sera parfait. On prendra le pain d'émail, on le frappera à petits coups de marteau, en le soutenant de l'extrémité du doigt. On recueillera tous les petits éclats dans une serviette qu'on étendra sur soi ; on les mettra dans un ^mortier d'agate, en quantité proportion- née au besoin qu'on en a ; on versera un peu d'eau dans le mor- tier; il faut que cette eau soit froide et pure; les artistes pré- 54 MISGELLANEA ARTISTIQUES. fèrent celle de fontaine à celle de rivière. On aura une molette d'agate; on broiera les morceaux d'émail, qu'on arrosera à me- sure qu'ils se pulvériseront : il ne faut jamais les broyer à s*ec. On se gardera bien de continuer le broiement trop longtemps. S'il est à propos de ne pas sentir l'émail graveleux, soit au tou- cher, soit sous la molette, il ne faut pas non plus qu'il soit en boue : on le réduira en molécules égales; car l'inégalité suppo- sant des grains plus petits les uns que les autres, les petits ne pourraient s'arranger autour des gros sans y laisser des vides inégaux et sans occasionner des vents. On peut en un bon quart d'heure broyer autant d'émail qu'il en faut pour charger une boîte. Il y a des artistes qui prétendent qu'après avoir mis l'émail en petits éclats, il faut le bien broyer et purger de ses ordures avec de l'eau-forte, le laver dans de l'eau claire, et le broyer ensuite dans le mortier ; mais cette précaution est supeiflue quand on se sert d'un mortier d'agate ; la propreté suffit. Lorsque l'émail est broyé, on verse de l'eau dessus ; on le laisse déposer ; puis on décante par inclinaison l'eau qui em- porte avec elle la teinture que le mortier a pu donner à l'émail et à l'eau. On continue ces lotions jusqu'à ce que l'eau paraisse pure, observant à chaque lotion de laisser déposer l'émail. On ramassera dans une soucoupe les différentes eaux de lotions, et on les y laissera déposer. Ce dépôt pourra servir à contre-émailler la pièce, s'il en est besoin. Tandis qu'on prépare l'émail, la plaque champlevée trempe dans de l'eau pure et froide : il faut l'y laisser au moins du soir au lendemain ; plus elle y restera de temps, mieux cela sera. 11 faut toujours conserver l'émail broyé couvert d'eau, jus- qu'à ce qu'on l'emploie ; et, s'il y en a plus de broyé qu'on n'en emploiera, il faut le tenir dans de l'eau seconde. Pour l'employer, il faut avoir un chevalet de cuivre rouge ou jaune. Ce chevalet n'est autre chose qu'une plaque repliée par les deux bouts. Ces replis lui servent de pied; et comme ils sont de hauteur inégale, la surface du chevalet sera en plan incliné. On a une spatule avec laquelle on prend de l'émail broyé, et on le met sur le chevalet, où cette portion qu'on en veut em- ployer s'égoutte d'une partie de son eau, qui s'étend le long des I TRAITE DCS COULEURS. 55 bords du chevalet. 11 y a des artistes qui se passent de chevalet. On reprend peu à peu avec la spatule l'émail de dessus le che- valet, on le porte dans le champlever de la pièce àéniailler, en commençant par un bout et finissant par l'autre. On supplée à la spatule avec un cure-dent : cela s'appelle charger. 11 faut que cette première charge remplisse tout le champlever et soit au niveau de l'or ; car il s'agit ici d'une plaque d'or. Nous parlerons plus bas de la manière dont il faut charger les plaques de cuivre ; il n'est pas nécessaire que l'émail soit broyé pour cette première charge, ni aussi fin ni aussi soigneu- sement que pour une seconde. Ceux qui n'ont point de chevalet ont un petit godet de faïence, dans lequel ils transvasent l'émail du mortier : le fond en est plat^ mais ils le tiennent un peu incliné, afin de détermi- ner l'eau à tomber d'un côté. Lorsque la pièce est chargée, on la place sur l'extrémité des doigts, et on la frappe légèrement par les côtés avec la spatule, afin de donner lieu, par ces petites secousses, aux molécules de l'émail broyé de se composer entre elles, de se serrer et de s'arranger. Cela fait, pour retirer l'eau que l'émail chargé peut encore contenir, on place sur les bords un linge fin, blanc et sec, et on l'y laisse tant qu'il aspire de l'eau. Il faut avoir l'attention de le changer de côté. Lorsqu'il n'aspire plus rien des bords, on y fait un pli large et plat, qu'on pose sur le milieu de l'émail à plusieurs reprises ; après quoi on prend la spatule, et on l'ap- puie légèrement sur toute la surface de l'émail, sans toutefois le déranger : car, s'il arrivait qu'il se dérangeât, il faudrait l'hu- mecter derechef, afin qu'il se disposât convenablement sans le tirer du champlever. Quand la pièce est sèche, il faut l'exposer sur des cendres chaudes, afin qu'il n'y reste plus aucune humidité. Pour cet effet, on a un morceau de tôle percée de plusieurs petits trous, sur lequel on la place. La pièce est sur la tôle, la tôle est sur la cendre ; elle reste en cet état jusqu'à ce qu'elle ne fume plus. On observera seulement de la tenir chaude jusqu'au moment de la passer au feu ; car, si on l'avait laissée refroidir, il faudrait la réchaufi'er peu à peu à l'entrée du fourneau, sans quoi l'on exposerait l'émail à pétiller. Une précaution à prendre par rapport à la tôle percée de 56 MISCELLANEA ARTISTIQUES. trous, c'est de la faire rougir et de la battre avant que de s'en servir, afin d'en séparer les écailles. Il faut qu'elle ait les bords relevés, en sorte que la pièce que l'on place dessus n'y tou- chant que par ses extrémités, le contre-émail ne s'y attache point. On a des pinces longues et plates, que l'on appelle relève- moustache^ dont on se sert pour enlever la plaque et la porter au feu. On passe la pièce au feu dans un fourneau, dont on trou- vera la figure et des coupes dans le Recueil des planches de l'Ëmailleur, vol. 3 de V Encyclopédie^ , avec celle d'un pain d'é- mail, du mortier et de la molette, du chevalet, de la spatule, des tôles, du relève-moustache, des moufles, de la pierre à user, des inventaires et des autres outils de l'atelier du peintre en émail. Il faudra se pourvoir de charbon de bois de hêtre, et à son défaut, de charbon de bois de chêne. On commencera par char- ger le fond de son fourneau de trois lits de branches : ces bran- ches auront un bon doigt de grosseur ; on les coupera chacune de la longueur de l'intérieur du fourneau, jusqu'à son ouver- ture; on les rangera les unes à côté des autres, de manière qu'elles se touchent. On placera celles du second lit dans les endroits où celles du premier lit se touchent, et celles du troi- sième où se touchent celles du second ; en sorte que chaque branche du troisième lit soit portée sur deux branches du second, et chaque branche du second sur deux branches du premier. On choisira les branches fort droites, afin qu'elles ne laissent point de vide ; un de leurs bouts touchera le fond du fourneau et l'autre correspondra à l'ouverture. On a choisi cette disposition, afin que, s'il arrivait aune branche de se consumer trop promptement, on put lui en substituer facilement une autre. Cela fait, on a une moufle de terre, on la place sur ces lits de charbon, l'ouverture tournée du côté de la bouche du four- neau, et le plus à ras de cette bouche qu'il est possible. 1. L'article Émail de V Encyclopédie est de Diderot. 11 comporte une partie his- torique et une partie technique. Celle-ci diffère peu de ce que nous puhlions ici. La partie historique, la seule publiée par les précédents éditeur.^ de Diderot, se trouvera à son rang dans les volumes que nous consacrerons à V Encyclopédie. I TRAITÉ DES COULEURS. 57 La moufle placée, il s'agit de garnir ses côtés et sa partie postérieure de charbons de branches. Les branches des côtés sont rangées comme celles des lits ; les postérieures sont mises transversalement. Les unes et les autres s'élèvent jusqu'à la hauteur de la mouQe. Au delà de cette hauteur, les branches sont rangées longitudinalement et parallèlement à celles des lits : il n'y a qu'un lit sur la moufle. Lorsque ce dernier lit est fait, on prend du petit charbon de la môme espèce, et l'on en répand dessus à la hauteur de quatre pouces. C'est alors qu'on couvre le fourneau de son cha- piteau, qu'on étend sur le fond de la mouQe trois ou cinq branches qui remplissent son intérieur en partie, et qu'on jette par la bouche du fourneau du charbon qu'on a eu le soin de faire allumer tandis qu'on chargeait le fourneau. On a une pièce de terre qu'on appelle Vâtre, on la place sur la mentonnière ; elle s'élève à la hauteur du fond de la moufle ; puis on laisse le fourneau s'allumer de lui-même : on attend que tout en paraisse également rouge. Le fourneau s'allume par l'air qui se porte aux fentes pratiquées tant au fourneau qu'à I son chapiteau. Pour s'assurer si le fourneau est assez allumé, on retire l'âtre, afm de découvrir le charbon rangé en lit sous la moufle; et lorsqu'on voit ses lits également rouges partout, on remet l'âtre et les charbons qui étaient dessus, et l'on avive le feu en soufllant dans la moufle avec un soufllet. Si, en ôtant la porte du chapiteau, l'on s'apercevait que le charbon se fût soutenu élevé, il faudrait le faire descendre avec la pincette, et aviver le feu dans la moufle avec le soufllet après avoir remis la porte du chapiteau. Quand la couleur de la moufle paraîtra d'un rouge blanc, il sera temps de porter sa pièce au feu ; c'est pourquoi l'on net- toiera le fond de la moufle du charbon qui y est et qu'on rejet- tera dans le fourneau par le trou du chapiteau. On prendra la pièce avec le relève-moustache, et on la placera sous la moufle le plus avant qu'on pourra. Si elle eût été froide, il eût fallu, comme nous en avons déjà averti plus haut, l'exposer d'abord sur le devant de la moufle, pour l'échauffer, et l'avancer succes- sivement jusqu'au fond. 58 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Pour introduire la pièce dans la moufle, il a fallu écarter les charbons qui couvraient son entrée. Quand la pièce y est introduite, on la referme avec deux char- bons seulement, à travers desquels on regarde ce qui se passe. Si l'on s'aperçoit que la fusion soit plus forte vers le fond de la moufle que sur le devant ou sur les côtés, on retourne la pièce, jusqu'à ce qu'on ait rendu la fusion égale partout. Il est bon de savoir qu'il n'est pas nécessaire au premier feu que la fusion soit poussée jusqu'où elle peut aller, et que la surface de l'émail soit bien unie. On s'aperçoit au premier feu que la pièce doit être retirée lorsque sa surface, quoique montagneuse et ondulée, présente cependant les parties liées, et une surface unie, quoique non plane. Cela fait, on retire la pièce ; on prend la tôle sur laquelle elle était posée, et on la bat pour en détacher les écailles : ce- pendant la pièce refroidit. On rebroie de l'émail, mais on le broie le plus fm qu'il est possible, sans le mettre en bouillie. L'émail avait baissé au pre- mier feu ; on en met donc à la seconde charge un tant soit peu plus que la hauteur du filet ; cet excès doit être de la quantité que le feu ôtera à cette nouvelle charge. On charge la pièce cette seconde fois comme on l'a chargée la première ; on pré- pare le fourneau comme on l'avait préparé ; on met au feu de la même manière; mais on y laisse la pièce en fusion, jusqu'à ce qu'on lui trouve la surface unie, lisse et plane. Une attention qu'il faut avoir à tous les feux, c'est de balancer sa pièce, l'in- clinant de gauche à droite et de droite à gauche, de la retourner. Ces mouvements servent à composer entre elles les parties de l'émail et à distribuer également la chaleur. Si l'on trouvait à la pièce quelque creux au sortir de ce second feu, et que le point le plus bas de ce creux descendît au-dessous du filet, il faudrait la recharger légèrement et la passer au feu, comme nous venons de le prescrire. Voilà ce qu'il faut observer aux pièces d'or. Quant à celles de cuivre, il faut les charger jusqu'à trois fois et les passer au- tant de fois au feu ; on s'épargne par ce moyen la peine de les user : l'émail en devient même d'un plus beau poli. Je ne dis rien des pièces d'argent, car on ne peut absolu- TRAITE DES COULEURS. 59 ment en émailler les plaques; cependant tous les auteurs en font mention, mais je doute qu'aucun d'eux en ait jamais vu. L'argent se boursoufle, il fait boursoufler l'émail ; il s'y forme des œillets et des trous. Si l'on réussit, c'est une fois sur vingt, encore est-ce très-imparfaitement, quoiqu'on ait pris la précau- tion de donner à la plaque d'argent plus d'une ligne d'épais- seur et qu'on ait soudé une feuille d'or par-dessus; une pareille plaque soutient à peine un premier feu sans accident : que serait-ce donc si la peinture exigeait qu'on en donnât deux, trois, quatre et mêmecinq? D'où il s'ensuit, ou qu'on n'ajamais su peindre sur des plaques d'argent émaillées, ou que c'est un secret absolument perdu. Toutes nos peintures en émail sont sur l'or ou sur le cuivre. Une chose qu'il ne faut point ignorer, c'est que toute pièce, émaillée en plein du côté que l'on doit peindre, doit être contre- émaillée de l'autre côté, à moitié moins d'émail, si elle est con- vexe ; si elle est plane, il faut que la quantité du contre-émail soit la même que celle de l'émail. On commence par le contre- émailler, et l'on opère comme nous l'avons prescrit ci-dessus ; il faut seulement laisser au contre-émail un peu d'humidité, I sans quoi il en pourrait tomber une partie lorsqu'on viendrait à frapper avec la spatule les côtés de la plaque, pour faire ranger l'émail à sa surface, comme nous l'avons prescrit. Lorsque les pièces ont été suffisamment chargées et passées au feu, on est obligé de les user, si elles sont plates : on se sert pour cela de la pierre à affiler les tranchets des cordon- niers ; on l'humecte, on la promène sur l'émail avec du gré tamisé. Lorsque toutes les ondulations auront été atteintes et effacées, on enlèvera les traits du sable avec l'eau et la pierre seule. Cela fait, on lavera bien la pièce en la saïettant et brossant en pleine eau. S'il s'y est formé quelques petits œillets, et qu'ils soient à découvert , bouchez-les avec un grain d'émail , et repassez votre pièce au feu pour la repolir. S'il en paraît qui ne soient point percés, faites-y un trou avec une onglette ou burin ; remplissez ce trou, de manière que l'émail forme au- dessus un peu d'éminence et remettez au feu ; l'éminence venant à s'affaisser par le feu, la surface de votre plaque sera plane et égale. Lorsque la pièce ou plaque est préparée, il s'agit de la peindre. Il faut d'abord se pourvoir de couleurs. 60 MISCELLANEyV ARTISTIQUES. La préparation de ces couleurs n'est plus un secret, grâce à feu M. de Montamy, qui a employé un temps considérable à les rechercher et à les perfectionner, et qui s'en est reposé sur notre amitié du soin de publier son ouvrage qu'il nous a confié dans les derniers instants de sa vie. 11 faut tâcher d'avoir ces couleurs broyées au point qu'elles ne se sentent point inégales sous la molette; de les avoir en poudre, de la couleur qu'elles viendront après avoir été par- fondues, telles que, quoiqu'elles aient été couchées fort épais, elles ne croùtent point, après plusieurs feux, au-dessous du niveau de la pièce. Les plus dures à se parfondre passent pour les meilleures ; mais, si l'on pouvait les accorder toutes par un fondant qui en rendît le parfond égal, il faut convenir que l'artiste en travaillerait avec beaucoup plus de facilité : c'est là un des points de perfection que ceux qui s'occupent de la préparation des couleurs pour l'émail devraient se proposer. Il faut avoir grand soin, surtout dans les commencements, de tenir registre de leurs qualités, afin de s'en servir avec quelque sûreté ; il y a beaucoup à gagner de faire des notes de tous les mélanges qu'on en aura essayés. 11 faut tenir ses couleurs renfermées dans des petites boîtes de buis qui soient étiquetées et numérotées. Pour s'assurer des qualités de ses couleurs, on aura des petites plaques d'émail qu'on appelle inventaires }, on y exécutera au pinceau des traits larges comme des lentilles ; on numérotera ces traits, et l'on mettra l'inventaire au feu. Si l'on a observé de coucher d'abord la couleur égale et légère, et de repasser ensuite sur cette première couche de la couleur qui fasse des épaisseurs inégales, ces inégalités détermineront, au sortir du feu, la faiblesse, la force et les nuances. C'est ainsi que le peintre en émail formera sa palette ; ainsi la palette d'un émailleur est, pour ainsi dire, une suite plus ou moins considérable d'essais numérotés sur des inventaires aux- quelles il a recours selon le besoin. Il est évident que plus il a de ces essais d'une même couleur et de couleurs diverses, plus il complète sa palette ; et ces essais sont ou de couleurs pures et primitives, ou de couleurs résultantes du mélange de plusieurs autres; celles-ci se forment pour l'émail comme pour tout autre genre de peinture : avec cette dilférence que, dans les autres TRAITÉ DES COULEURS. Gl genres de peinture, les teintes restent telles que l'artiste les aura appliquées, au lieu que dans la peinture en émail le feu les altérant plus ou moins, d'une infinité de manières différentes, il faut que l'émailleur, en peignant, ait la mémoire présente de tous ces effets, sans cela il lui arrivera de faire une teinte pour une autre, et quelquefois de ne pouvoir plus retrouver la teinte qu'il aura faite. Le peintre en émail a, pour ainsi dire, deux palettes, l'une sous les yeux, et l'autre dans l'esprit; il faut qu'il soit attentif à chaque coup de pinceau de les accorder entre elles; ce qui lui serait très-difficile, ou peut-être impossible, si, quand il a commencé un ouvrage, il interrompait son travail pendant quelque temps considérable. Il ne se souviendrait plus de la manière dont il aurait composé ses teintes, et il serait exposé à placer à chaque instant ou les unes sur les autres, ou les unes à côté des autres, des couleurs qui ne sont point faites pour aller ensemble. Qu'on juge par là combien il est difficile de mettre d'accord un morceau de peinture en émail, pour peu qu'il soit con- sidérable. Le mérite de l'accord dans un morceau peut être senti presque par tout le monde; mais il n'y a que ceux qui sont initiés dans l'art qui puissent apprécier tout le mérite de l'artiste. Quand on a ses couleurs, il faut se procurer de l'huile essentielle de lavande et tâcher de l'avoir non adultérée; quand on l'a, on la fait engraisser; pour cet effet, on en met dans un gobelet dont le fond soit large, à la hauteur de deux doigts; on le couvre d'une gaze en double et on l'expose au soleil jusqu'à ce qu'en inclinant le gobelet on s'aperçoive qu'elle coule avec moins de facilité et qu'elle n'ait plus que la fluidité naturelle de l'huile d'olive; le temps qu'il lui faut pour s'en- graisser est plus ou moins long selon la saison. On aura un gros pinceau à l'ordinaire qui ne serve qu'à prendre de cette huile. Pour peindre on en fera faire avec du poil de queues d'hermines, ce sont les meilleurs en ce qu'ils se vident facilement de la couleur et de l'huile dont ils sont chargés quand on a peint. 11 faut avoir un morceau de cristal de roche ou d'agate; que ce cristal soit un peu arrondi par les bords, c'est là-dessus qu'on broiera et délayera ses couleurs. On les broiera et délayera jusqu'à ce qu'elles fassent sous la molette la même sensation douce que l'huile même. 62 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Il faut avoir pour palette un verre ou cristal qu'on tient posé sur un papier blanc; on portera les couleurs broyées sur ce morceau de verre ou de cristal, et le papier blanc servira à les faire paraître à l'œil telles qu'elles sont. Si l'on voulait faire servir des couleurs broyées du jour au lendemain, on aurait une boite de la forme de la palette; on collerait un papier sur le haut de la boîte ; ce papier soutiendrait la palette qu'on couvrirait du couvercle de la même boîte : car la palette ne portant que sur les bords de la boîte, elle n'empê- cherait point que le couvercle ne se pût mettre. Mais il arrivera que le lendemain les couleurs demanderont à être humectées avec de l'huile nouvelle, celle de la veille s' étant engraissée par l 'évapora tion. On commencera par tracer son dessin; pour cela on se servira du rouge de mars : on donne alors la préférence à cette couleur, parce qu'elle est légère et qu'elle n'empêche point les couleurs qu'on applique dessus de produire l'effet qu'on en attend. On dessinera son morceau en entier avec le rouge de mars ; il faut que ce premier trait soit de la plus grande correction possible, parce qu'il n'y a plus à y revenir. Le feu peut détruire ce que l'artiste aura bien ou mal fait; mais, s'il ne détruit pas, il fixe les défauts et les beautés. 11 en est de cette peinture à peu près ainsi que de la fresque; il n'y en point qui demande plus de fermeté dans le dessinateur, et il n'y a point de peintres qui soient moins sûrs de leur dessin que les peintres en émail : il ne serait point difficile d'en trouver la raison dans la nature même de la peinture en émail ; ses inconvénients doivent rebuter les grands talents. L'artiste a à côté de lui une poêle où l'on entretient un feu doux et modéré sous la cendre ; à mesure qu'il travaille, il met son ouvrage sur une plaque de tôle percée de trous, et le fait sécher sur cette poêle : si on l'interrompt, il le garantit de l'impression de l'air, en le tenant sous un couvercle de carton. Lorsque tout son dessin est achevé au rouge de mars, il met sa plaque sur un morceau de tôle, et la tôle sur un feu doux, ensuite il colore son dessin comme il le juge convenable. Pour cet effet, il commence à passer sur l'endroit dont il s'occupe une teinte égale et légère, puis il fait sécher ; il pratique ensuite sur cette teinte les ombres avec la même couleur couchée plus I TRAITE DES COULEURS. G3 forte ou plus faible, et fait sécher; il accorde ainsi tout sou morceau, observant seulement que la première (''bauche soit partout exti'êmement faible de couleur; alors son morceau est en état de recevoir un premier feu. Pour lui donner ce premier feu, il faudra d'abord l'exposer sur la tôle percée, à mi feu doux, dont on augmentera la chaleur à mesure' que l'huile s'évaporera ; l'huile à force de s'évaporer, et la pièce à force de s'échauffer, il arrivera à celle-ci de se noircir sur toute sa surface, on la tiendra sur le feu juscfu'à ce qu'elle cesse de fumer; alors on pourra l'abandonner sur les charbons ardents de la poêle, et l'y laisser jusqu'à ce que le noir soit dissipé et que les couleurs soient à peu près revenues dans leur premier état : c'est le moment de la passer au feu. Pour la passer au feu, on observera de l'entretenir chaude; on chargera le fourneau comme nous l'avons prescrit plus haut ; c'est le temps môme qu'il mettra à s'allumer qu'on emploiera cà faire sécher la pièce sur la poêle. Lorsqu'on aura lieu de pré- sumer à la couleur rouge-blanche de la moufle qu'il sera suffi- samment allumé, on placera la pièce et la tôle percée sous la moufle, le plus avancé vers le fond qu'on pourra. On observera, entre les charbons qui couvriront son entrée, ce qui s'y passera. Il ne faut pas manquer l'instant où la peinture se parfond; on le connaîtra à un poli qu'on verra prendre à la pièce sur toute sa surface; c'est alors qu'il faudra la retirer. Cette manœuvre est très-critique; elle tient l'artiste dans la plus grande inquiétude; il n'ignore pas en quel état il a mis sa pièce au feu, ni le temps qu'il a employé à la peindre; mais il ne sait point du tout comment il l'en retirera, et s'il ne perdra pas en un moment le travail assidu de plusieurs semaines. C'est au feu, c'est sous la moufle que se manifestent toutes les mau- vaises qualités du charbon, du métal, des couleurs et de l'émail, les piqûres, les soufflures, les fentes mêmes. Un coup de feu efface quelquefois la moitié de la peinture, et de tout un tableau bien travaillé, bien accordé, bien fini, il ne reste sur le fond que des pieds, des mains, des têtes, des membres épars et isolés; le reste du travail s'est évanoui : aussi ai-je ouï dire à des artistes que le temps de passer au feu, quelque court qu'il fût, était presque un temps de fièvre qui les fatiguait 64 MISCELLANEA ARTISTIQUES. davantage et nuisait plus à leur santé que des jours entiers d'une occupation continue. Outre les qualités mauvaises du charbon, des couleurs, de l'émail, du métal, auxquelles j'ai souvent ouï attribuer les acci- dents du feu, on en accuse quelquefois encore la mauvaise tem- pérature de l'air, et même l'haleine des personnes qui ont approché de la plaque pendant qu'on la peignait. Les artistes vigilants éloigneront d'eux ceux qui auront mangé de l'ail, et ceux qu'ils soupçonneront être dans les remèdes mercuriels. Mais deux choses plus importantes encore : 1° L'une est de délayer ses couleurs d'une quantité d'huile très-modérée. Si l'on a trop employé d'huile, cette huile, en s'évaporant, laissera des vides entre les molécules colorées, et ces vides donneront lieu à des œillets, des croûtes, des taches. D'ailleurs, comme les couleurs sont des chaux métalliques, si la quantité d'huile dont elles ont été abreuvées est considérable, et que l'évaporation n'en ait pas été parfaite avant qu'on mette la pièce au feu, le restant de l'huile fournira, sous la moufle, aux chaux métalliques un phlogistique qui les revivifiera; d'où il résultera des points noirs et ternes, des taches, des défauts. 2° L'autre, c'est d'éviter des épaisseurs ou de la même couleur ou de diverses couleurs les unes sur les autres. Il est rare que des épaisseurs de couleurs se parfondent également, et ne donnent lieu à quelques-uns des accidents dont nous venons de parler. Il faut observer dans l'opération de passer au feu deux choses importantes : la première, de tourner et retourner sa pièce, afui qu'elle soit partout également échauffée; la seconde, de ne pas attendre à ce premier feu que la peinture ait pris un joli vif; parce qu'on éteint d'autant plus facilement les couleurs que la couche en est plus légère, et que, les couleurs une fois dégradées, le mal est sans remède; car, comme elles sont trans- parentes, celles qu'on coucherait dessus dans la suite tien- draient toujours de la faiblesse et des autres défauts de celles qui seraient dessous. Après ce premier feu, il faut disposer la pièce à en recevoir un second. Pour cet effet, il faut la repeindre tout entière, colo- rier chaque partie comme il est naturel qu'elle le soit, et la I TRAITÉ DES COULEURS. 65 mettre d'accord aussi rigoureusement que si le second feu devait être le dernier qu'elle eut à recevoir; il est à propos que la couche des couleurs soit pour le second feu un peu plus forte et plus caractérisée qu'elle ne l'était pour le premier. C'est avant le second feu qu'il faut rompre ses couleurs dans les ombres, pour les accorder avec les parties environnantes : mais, cela fait, la pièce est disposée à recevoir un second feu. On la fera sécher sur la poêle, comme nous l'avons prescrit pour le premier, et l'on se conduira exactement de la même manière, excepté qu'on ne la retirera que quand elle paraîtra avoir pris sur toute sa surface un poli un peu plus vif que celui qu'on lui voulait au premier feu. Après ce second feu, on la mettra en état d'en recevoir un troisième, en la repeignant comme on l'avait repeinte avant que de lui donner le second. Une attention qu'il ne faudra pas négliger, c'est de fortifier encore les couches des couleurs, et ainsi de suite de feu en feu. On pourra porter une pièce jusqu'à cinq feux, mais un plus grand nombre serait faire soufiiir les couleurs, encore faut-il en avoir d'excellentes pour qu'elles puissent supporter cinq fois le fourneau. Le dernier feu est le moins long ; on réserve pour ce feu les couleurs tendres; c'est par cette raison qu'il importe à l'artiste de les bien connaître. L'artiste qui connaîtra bien sa palette ménagera plus ou moins de feux à ses couleurs selon leurs qualités. S'il a, par exemple, un bleu tenace, il pourra l'employer dans le premier feu ; si au contraire son rouge est tendre, il en différera l'application jusqu'aux derniers feux, et ainsi des autres couleurs. Quel genre de peinture? Combien de difficultés à vaincre? Combien d'accidents à essuyer? Voilà ce qui faisait dire à un des premiers peintres en émail à qui l'on montrait un endroit faible à retoucher : Ce sera pour un autre morceau. On voit par cette réponse combien ses couleurs lui étaient connues : l'endroit qu'on reprenait dans son ouvrage était faible à la vérité, mais il y avait plus à perdre qu'à gagner à le corriger. S'il arrive à une couleur de disparaître entièrement, on en sera quitte pour repeindre, pourvu que cet accident n'arrive pas dans les derniers feux. XIII. 5 66 MISCELLANEA ARTISTIQUES. Si une couleur dure a été couchée avec trop d'huile et en trop grande quantité, elle pourra former une croûte sous laquelle il y aura infailliblement des trous; dans ce cas, il faut prendre le diamant et gratter la croûte, repasser au feu afin d'unir et repolir l'endroit, repeindre toute la pièce, et surtout se modérer dans l'usage de la couleur suspecte. Lorsqu'un vert se trouvera trop brun, on pourra le réchauf- fer avec un jaune pâle et tendre; les autres couleurs ne se ré- chaufferont qu'avec le blanc, etc. Voilà les principales manœuvres de la peinture en émail ; c'est à peu près tout ce qu'on peut en écrire ; le reste est une affaire d'expérience et de génie. Je ne suis plus étonné que les artistes d'un certain ordre se détermi- nent si rarement à écrire. Gomme ils s'aperçoivent que dans quelques détails qu'ils pussent entrer , ils n'en diraient jamais assez pour ceux que la nature n'a point préparés, ils négligent de prescrire des règles générales, communes, grossières et ma- térielles, qui pourraient à la vérité servir à la conservation de l'art, mais dont l'observation la plus scrupuleuse ferait à peine un artiste médiocre. Pour plus de détails, consultez VEncyclopédie à l'article Email, OBSERVATION DE L'EDITEUR. Malgré les détails où notre auteur vient d'entrer sur le bleu que l'on tire du cobalt, il reste encore bien choses à désirer sur cet article; et nous savons que M. de Montamy se promettait de faire une suite d'expériences pour constater la vraie nature du cobalt, qui fait aujourd'hui un sujet de dispute entre les chi- mistes; les uns le regardent comme un demi-métal, et se fon- dent sur le régule que l'on en obtient; d'autres regardent ce régule comme une combinaison particulière du fer avec l'arse- nic. Quelques expériences faites par de très-habiles chimistes semblent confirmer également ces deux sentiments. M. Rouelle, dont les talents sont connus de toute l'Europe, persiste à regarder j le cobalt comme un demi-métal particulier, vu que ce célèbre jj chimiste a tiré ce qu'on appelle le régule du cobalt^ du smalt 1 même ou de cette matière vitrifiée et pulvérisée d'une couleur i TRAITÉ DES COULEURS. 67 bleue qui nous vient de Saxe; d'un autre côté, M. lïenckel nous apprend qu'en faisant réverbérer le tiers d'une drachme de limaille de fer pendant un quart d'heure, il lui fit prendre une couleur d'un violet foncé; et qu'ayant mêlé cette limaille réver- bérée avec un quart de drachme de cailloux blancs pulvérisés et de sel alcali le plus pur, et ayant placé ce mélange dans un creuset bien luté, exposé à un feu violent, il eut un verre de la couleur bleue d'un saphir. En supposant cette expérience vraie, comme on ne peut guère en douter, il paraît que la propriété de donner au verre une couleur bleue appartient au fer, et ferait soupçonner la présence de ce métal dans ce qu'on appelle le régule du cobalt, qui n'est peut-être qu'une combinaison intime du fer avec l'ar- senic au point de saturation ; ce qui rend leur union très-forte et capable de résister à l'action du feu jusqu'à un certain point. Une autre expérience de Henckel semble confirmer cette idée : il dit qu'en mêlant une partie d'arsenic avec quatre par- ties de limaille d'acier, et en faisant réverbérer ce mélange pen- dant trois jours et trois nuits, en commençant par un feu très- doux, on obtient une matière propre à colorer le verre en bleu. Cette expérience de Henckel a été réitérée par M. de Montamy, qui plaça le creuset contenant son mélange sous le four où l'on cuit la porcelaine de Saint-Cloud; mais le mélange passa au travers du creuset qui avait peut-être quelque défaut ; depuis, cette expérience n'a point été réitérée, comme il eût été à désirer. S'il était permis de hasarder ici une conjecture que l'on a communiquée à M. de Montamy, mais qu'il n'a pu vérifier, on croirait qu'en mêlant la limaille de fer avec l'arsenic, dont il faudrait tâtonner les doses, et en la traitant de la même manière que M. de Montamy a fait avec le sel marin, c'est-à-dire en mettant une certaine quantité de fer très-divisé, comme il l'est par l'opération qui donne le fer ou safran de Mars ou l'sethiops martial, ce fer ainsi divisé et mêlé par la trituration avec un quart de son poids d'arsenic, et renfermé dans un fragment de canon de fusil bien luté, et exposé quelque temps au feu des charbons, formerait peut-être une combinaison intime avec lui et donnerait une substance semblable à celle qu'on appelle régule de cobalt^ et propre comme elle à faire de la couleur bleue. 68 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Cette méthode aurait en cas de réussite de grands avan- tages, vu qu'elle épargnerait l'embarras de se procurer de bon cobalt, ce qui n'est pas fort aisé; d'ailleurs, elle mettrait à portée de faire du safre en tout pays, puisque le chimiste, dans son laboratoire, imiterait ce que la nature fait en Saxe ou en Espagne dans l'intérieur de la terre. Ou ose croire que cette conjecture mérite au moins d'être vérifiée à plusieurs reprises avant que d'être rejetée. Les expériences que M. Cadet a faites sur le cobalt prouvent que le régule de cobalt est l'arsenic combiné avec une substance métallique, puisque ce régule, poussé au feu pendant longtemps, finit par s'évaporer tout à fait, en répandant une odeur d'ail. Voyez les Mémoires de V Académie Royale des Sciences^ année il60^ dans les Mémoires Étrangers. M. d'Arcet ayant mis du cobalt sur une pièce de porcelaine pour essayer de lui donner une couleur bleue fut très-surpris de voir qu'une partie, après la cuisson, était dévenue d'un brun foncé, ce qui annonce du fer, tandis que le reste était devenu bleu. D'un autre côté, M. Margraiï a prouvé que la couleur bleue qui se trouve dans le lapis-lazuli était uniquement due au fer, et non au cuivre, comme on l'avait cru jusqu'ici. Peut-être que cette couleur bleue aurait plus de fixité, et ne disparaîtrait point dans le feu, si le fer, qui la produit, était intimement combiné avec l'arsenic, comme on a lieu de le présumer dans le sjyeiss des Allemands, ou dans ce que l'on nomme le régule de cobalt. Toutes ces choses viennent à l'appui de nos conjectures, et doi- vent engager à examiner si réellement il ne serait pas possible i de faire du cobalt artificiel ; ce qui procurerait beaucoup defaci- j lité à tous ceux qui peignent, soit en émail, soit sur la porce- { laine. [ M. Lehmann, dans sa Minéralogie^ dit que la matière | colorante qui se trouve dans le cobalt est quelque chose de J purement accidentel; c'est pour cela qu'elle se sépare de la j partie réguline, tant par la vitrification que par d'autres opé- | rations chimiques; et même, si l'on fait fondre à plusieurs reprises le sjjeiss produit par le cobalt, avec du sel alcali et du sable, il perd à la fin toute sa propriété de colorer le verre en bleu. Le même auteur dit que l'on peut s'assurer de ce quij! TRAITÉ DES COULEURS. 69 entre dans la composition de la matière réguline du cobalt qui donne le bleu, en faisant fondre ce régule à plusieurs reprises avec de la fritte du verre, et en le remettant de nouveau en régule ; si l'on extrait ensuite la partie cuivreuse par l'alcali volatil, jusqu'à ce qu'on n'ait plus de bleu, et qu'ensuite on dissolve le résidu dans les acides, et qu'on précipite la disso- lution, on ne tardera point à apercevoir le fer. D'un autre côté, M. de Justi dit que si l'on fait calciner le cobalt noir, qui donne peu d'arsenic, avec du cobalt gris ordi- naire qui contient plus d'arsenic, la couleur bleue en devient plus belle. Le même auteur prétend que tout cobalt contient du fer, et même de l'argent, ainsi que du cuivre. Il ajoute que la manganèse % qui contient du fer, jointe avec de l'arsenic, et calcinée ensuite, devient propre à donner une couleur bleue au verre. M. de Montamy présumait que l'arsenic en entrant dans le verre y fixait le plilogistique du cobalt; il s'appuyait dans cette conjecture sur ce que le cobalt, calciné au point de ne plus con- tenir d'arsenic, ne donne plus alors de couleur bleue au verre. Pour vérifier ce fait, il se proposait de rejoindre de l'arsenic avec le cobalt calciné au point de n'en plus contenir, et de voir si par là il reprendrait la propriété de colorer le verre en bleu. 11 se proposait aussi de joindre de l'arsenic et du sel marin à de l'émail des quatre feux, pour voir s'il deviendrait plus bleu. Mais la mort est venue interrompre le cours de ses expériences. 1. Manganèse est aujourd'hui masculin. NOTICE SUR GARLE VAN LOO 1765^ Carie Van Loo, premier peintre du roi, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, directeur et recteur de l'Académie royale de Peinture, et directeur de l'École royale des élèves protégés par le roi, est mort ce matin subitement, des suites d'une apo- plexie, âgé d'environ soixante ans -. Il avait été la veille à la Comédie-Italienne. Nous sommes en train de perdre, et voilà encore un homme célèbre de moins. Il ne faudrait pas que cela continuât, car douze ou quinze hommes de différents talents de moins dans la nation feraient un vide considérable, et influe- raient sur la réputation de la France : la gloire d'un peuple et d'un siècle est toujours l'ouvrage d'un petit nombre de grands hommes, et disparaît avec eux. L'Académie de Peinture a perdu en moins de six mois ses deux plus grands artistes : Van Loo et Deshays, et ces pertes ne seront pas faciles à réparer. Carie Van Loo n'était pas seulement le premier peintre du roi, mais aussi de la nation; il avait quelque réputation chez les étran- gers. Ses ouvrages sont éparpillés ici dans les églises et dans les cabinets des particuliers. Les Augustins de la place des Vic- toires, appelés les Petits-Pères, ont de lui une suite de la vie de saint Augustin, dont le chreur de leur église est orné. M'"'' Geof- frin a de lui plusieurs tableaux de chevalet d'un grand prix. Celui qu'on appelle la ConverstUion eut un grand succès dans sa nouveauté, et a toujours conservé sa réputation ; celui de la Lecture a moins réussi. M'"'^ Geoffrin présidait alors à ces ouvrages, et c'étaient tous les jours des scènes à mourir de 1- Correspondance do Grimm, 15 juillet 1765. 2. Il était né à Nice en 1705. NOTICE SUR CARLE VAN LOO. 71 rire. Rarement d'accord sur les idées et sur la manière de les exécuter, on se brouillait, on se raccommodait, .on riait, on pleurait, on se disait des injures, des douceurs; et c'est au milieu de toutes ces vicissitudes que le tableau s'avançait et s'achevait. Personne n'a mieux prouvé que Carie Van Loo combien le génie est différent de l'esprit. On ne peut lui disputer un grand talent; mais il était d'ailleurs fort bête, et c'était pitié de l'entendre parler peinture. Dans le choix, j'aime mieux un peintre faisant de beaux tableaux qu'un artiste jasant bien sur son art; car les bavards ne sont bons à rien. Ils ont fait grand tort au bon Van Loo. Le premier malotru assez confiant pour dire ses bêtises était capable de lui barbouiller le plus beau tableau avec une sotte critique ; il en a gâté plus d'un sur des observations qui n'avaient souvent pas le sens commun ; et, à force de changer, il se fatiguait sur son sujet, et finissait par un mauvaise composition, après en avoir effacé une excellente. Van Loo avait épousé à Turin une femme de mérite, sœur de Somis, célèbre violon en son temps. Elle était elle-même excellente musicienne, et chantait très-agréablement. Elle reste veuve sans fortune, mais elle obtiendra sans doute une pension du roi. Il en a eu une fille fort jolie qui est morte, et deux gar- çons qui, bien loin d'avoir des talents, ne promettent pas même d'être d fort bons sujets K 1. L'un d'eux a cependant exposé au Salon de 1771, v. t. XI, p. 477. PROJETS DU TOMBEAU POUR M. LE DAUPHIN^ 1766 « Le philosophe qui m'a communiqué cet article- a été lui-même éloquent en faisant l'éloge de M. le dauphin dans une autre langue. C'est celle de l'airain et du marbre que les hommes ont bien su faire mentir au mépris de leur solidité. Comment n'abuseraient- ils pas d'une matière ourdie de chiffons et aussi périssable que le papier. Le roi ayant ordonné qu'on érigeât à M. le dauphin un monument dans l'église de Sens, où il a été enterré, M. le marquis de Marigny a demandé des projets pour ce monument à M. Cochin. Celui-ci s'est adressé au puits d'idées le plus achalandé de ce pays-ci. M. Diderot lui a broché quatre ou cinq monuments de suite. M. Cochin les présentera à M. le marquis de iMarigny. Celui-ci les présentera au roi. Sa Majesté choisira. Le directeur des Arts et le secrétaire de l'Académie en auront la gloire et la récompense, et le philosophe n'en aura pas un merci. Tout cela étant dans la règle et ayant toujours été ainsi, il ne s'agit plus que de conserver ici ces projets de monuments en attendant que l'un d'entre eux soit exécuté. » {Correspondance de Grimm, 15 avril 1766.) Nota. Le roi voulant entrer dans les vues de M'"*' la Dauphinc, on demande que la composition et l'idée du monument annoncent la réunion future des époux. PREMIER PROJET. J'élève une couche funèbre. Au chevet de cette couche, je place deux oreillers. L'un reste vide ; sur l'autre repose la tête du prince. Il dort, mais de ce sommeil doux et tranquille que la religion a promis à l'homme juste. Le reste de la figure est 1. On retrouvera ces projets avec des commentaires dans la lettre de Diderot à M"*-' Voland, du 20 février 17G6. 2. L'article sur VÉloge du dauphin^ par Thomas. V. t. VI, p. 347., PROJETS DU TOMBEAU POUR M. LE DAUPHIN. 73 enveloppé d'un linceul. Un de ses bras est mollement étendu; l'autre, ramené par-dessus le corps, viendra se placer sur une de ses cuisses, et la presser un peu, de manière que toute la figure montre un époux qui s'est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les Anciens se seraient contentés de cette seule figure, sur laquelle ils se seraient épuisés; mais nous voulons être riches, parce que nous avons encore plus d'or que de goût, et que nous ignorons que la richesse est l'ennemie mortelle du sublime. A la tète de ce lit funéraire, j'assieds donc la Religion. Elle montre le ciel du doigt, et dit à l'épouse qui est à côté d'elle, debout, un genou posé sur le bord de la couche, et dans l'action d'une femme qui veut aller prendre place à côté de son époux: (( Vous irez quand il pJaira à celui qui est là-haut. » Je place au pied du lit la Tendresse conjugale. Elle a le visage collé sur le linceul ; ses deux bras étendus au delà de sa tète sont posés sur les deux jambes du prince. La couronne de fleurs qui lui ceint le front est brisée par derrière, et l'on voit à ses pieds les deux flambeaux de l'hymen, dont l'un brûle encore, et l'autre est éteint. SECOND PROJET. Au pied de la couche funèbre, je place un ange qui annonce la venue du grand jour. Les deux époux se sont réveillés. L'époux, un de ses bras jeté autour des épaules de l'épouse, la regarde avec surprise et tendresse ; il la retrouve, et c'est pour ne la quitter jamais. Au chevet de la couche, du côté de l'épouse, on voit la Tendresse conjugale qui rallume ses flambeaux en secouant l'un sur l'autre. Du côté de l'époux, c'est la Religion qui reçoit deux palmes et deux couronnes des mains de la Justice éternelle. La Justice éternelle est assise sur le bord de la couche. Elle a le front ceint d'une bandelette ; le serpent qui se mord la queue est autour de ses reins; la balance dans laquelle elle pèse les actions des hommes est sur ses genoux; ses pieds sont posés sur les attributs de la grandeur humaine passée. Ih MISCELLANEA ARTISTIQUES. TROISIÈME PROJET. J'ouvre un caveau. La Maladie sort de ce caveau dont elle soulève la pierre avec son épaule. Elle ordonne au prince de descendre. Le prince, debout sur le bord du caveau, ne la regarde ni ne l'écoute. 11 console sa femme qui veut le suivre. 11 lui montre ses enfants que la Sagesse, accroupie, lui présente. Cette figure tient les deux plus jeunes entre ses bras. L'aîné est derrière elle, le visage penché sur son épaule. Derrière ce groupe, la France lève les bras vers les autels. Elle implore, elle espère encore. QUATRIÈME PROJET. J'élève un mausolée ; je place au haut de ce mausolée deux urnes, l'une ouverte, et l'autre fermée. La Justice éternelle, assise entre ces deux urnes, pose la cou- ronne et la palme sur l'urne fermée. Elle tient sur ses genoux la couronne, la palme qu'elle déposera un jour sur l'autre urne. Et voilà ce que les Anciens auraient appelé un monument; mais il nous faut quelque chose de plus. Ainsi : Au devant de ce mausolée on voit la Religion qui montre à l'épouse les honneurs accordés à l'époux, et ceux qui l'attendent. L'épouse est renversée sur le sein de la Religion. Un de ses enfants s'est saisi de son bras sur lequel il a la bouche collée. CINQUIÈME PROJET. Voici ce que j'appelle mon monument, parce que c'est un tableau du plus grand pathétique, et non le leur, parce qu'ils n'ont pas le goût qu'il faut pour le préférer. Au haut du mausolée je suppose un tombeau creux ou céno- taphe, d'où l'on n'aperçoit guère d'en bas que le sommet de la tête d'une grande figure couverte d'un linceul, avec un grand bras tout nu, qui s'échappe de dessous le linceul, et qui pend en dehors du cénotaphe. L'épouse a déjà franchi les premiers degrés qui conduisent au haut du cénotaphe, et elle est prête à saisir ce bras. l PROJETS DU TOMBEAU POUR M. LE DAUPHIN. 75 La Religion l'arrête, en lui montrant le ciel du doigt. Un des enfants s'est saisi d'un des pans de sa robe, et pousse des cris. L'épouse, la tête tournée vers le ciel, éplorée, ne sait si elle ira à son époux qui lui tend les bras, ou si elle obéira à la Religion qui lui parle, et cédera aux cris de son fils qui la retient ^ 1. Aucun de ces projets ne fut accepté. On en choisit un autre dont le modèle fut exposé dans l'atelier deCoustou pendant l'exposition de 17G9, et qui est ainsi décrit au livret de cette année : « Ce tombeau, destiné à réunir deux époux qu'une égale tendresse avait unis pendant leur vie, présente un piédestal carré, sur lequel sont placées deux urnes liées ensemble d'une guirlande de la fleur qu'on nomme immortelle. « Du côté qui fait face à l'autel, l'Immortalité, debout, est occupée à former un faisceau ou trophée des attributs symboliques des vertus morales de feu M^*" le dauphin : la balance de la justice; le sceptre, surmonté de l'œil de la vigilance; le miroir, entouré d'un serpent, de la Prudence ; le lys de la Pureté, etc. A ses pieds est le Génie des sciences et des arts, dont le prince faisait ses amusements. A côté, la Religion, aussi debout, et caractérisée par la croix qu'elle tient, pose sur les urnes une couronne d'étoiles, symbole des récompenses célestes destinées aux vertus chrétiennes, dont ces augustes époux ont été le plus parfait modèle. u Du côté qui fait face à la nef, le Temps, caractérisé par ses attributs, étend le voile funéraire déjà posé sur l'urne de M»"" le dauphin, mort le premier, jusque sur celle qui est supposée ren''ermer les cendres de M"^ la dauphine. A côté, l'Amour conjugal, son flambeau éteint, regarde avec douleur un enfant qui brise les chaînons d'une chaîne entourée de fleurs, symbole de l'Hymen. (( Les faces latérales, ornées des cartels des armes du prince et de la princesse, sont consacrées aux inscriptions qui doivent conserver à la postérité la mémoire de leurs vertus. » SUR LA STATUE DE LOUIS XV DF l'École militaire PAR LE MOYNE (inédit) 1769 Le jour que le roi alla à l'École militaire poser la première pierre de la chapelle, Le Moyne fit élever au milieu de la cour le modèle en plâtre d'une statue du monarque qu'il doit exécuter en marbre pour le même endroit. Elle est debout sur un piédes- tal carré, de grandeur au-dessus de nature. Le monarque montre de la main droite aux élèves des bâtons de maréchaux, des croix et autres récompenses de la vertu militaire, posés sur un bout de colonne. Il est cuirassé jusqu'aux genoux; il a l'épée au côté, la jambe gauche fléchie et par conséquent le poids du corps jeté sur la jambe droite, et la main gauche appuyée sur la hanche de ce côté. On voit la douceur et la bonté paternelle sur son visage. La ressemblance y est, à l'exception de la noblesse qui n'y est pas. Je l'ai trouvé un peu lourd et voûté; mais le défaut principal, c'est un contre-sens impardonnable dans la position. Où le sculp- teur a-t-il pris qu'un homme dont le corps porte sur la jambe droite, place la main sur la hanche gauche? Gela est contre la sympathie des mouvements naturels. La main va se placer sur la hanche même du côté de la jambe non fléchie; elle y est d'appui. C'est une contre-force sans laquelle le moindre choc renverserait l'homme qui a pris cette attitude*. On lit sur une des faces du piédestal une inscription simple et belle; elle est tirée de la seconde ode d'Horace sur la fm, où 1. Voyez cette même observation dans les Pensées détachées sur la peinture, t. XI, p. 95. SUR LA STATUE DE LOUIS XV. 77 le poëte invite Auguste à difTérer son entrée au ciel, et à demeurer longtemps le père et le maître des Romains, lllc urnes dici patcr alque princcps. On a supposé la prière du poëte exau- cée par Louis \V, et l'on a écrit, hic amat dici patcr atque pvinceps^ (( c'est ici qu'il se plaît à recevoir les titres de père et de souverain. » Au retour de la cérémonie, le roi s'arrêta devant la statue, la regarda attentivement et salua avec affabilité l'artiste qui était appuyé comme un singe contre un des angles du piédestal et qui faisait groupe avec le reste du monument. SUR LA PEINTURE POËME EN TROIS CHANTS^ PAR M. LE MIERRE 1769 Pour apprécier cet homme-ci, il faudrait savoir ce qu'il doit à Dufresnoy% à l'abbé de Marsy^ à M. Watelet* : car son mérite se réduira à peu de chose, partout où il ne lui restera que celui de traducteur. Quelque obligation qu'il puisse avoir à mon ignorance ou à ma paresse, je vais le traiter comme origi- nal; je vais le juger comme si personne n'avait encore écrit de la peinture, et qu'il eût tiré son ouvrage entier de son propre fonds. Il se trouvera assez d'autres bonnes âmes sans moi qui, sous prétexte de dépouiller le geai des plumes du paon, lui arracheront les siennes. Le geai Le Mierre! cette idée me fait rire. Vous ne sauriez croire^ combien notre poëte ressemble à cet oiseau qui a le cri dur et aigu, les plumes brillantes et ébouriffées, l'air vain, et l'allure bizarre. Son poëme est en trois chants. Je vous ferai d'abord une analyse très-succincte de chacun ; ensuite je vous en dirai mon avis, dont vous serez le maître de vous éloigner tant qu'il vous plaira. Je suis un peu quinteux, comme vous savez; la moindre variation qui survient dans mon thermomètre physique ou moral, le souris de celle que j'aime, un mot froid de mon ami, une 1. La Peinture, Paris, Le Jay, 1769, in-4o etin-S", frontispice et figures de Cochin. 2. Peintre, auteur d'un poëme latin sur son art, traduit par Roger de Piles sous ce titre : VArt de peinture, en 1608. Souvent traduit et réimprimé. 3. Il est admis que le poëme de Le Mierre n'est qu'une imitation, sinon une traduction de celui de de Marsy, intitulé Pictura carmen. Parisiis, 1730, in-12. 4. 11 a été question précédemment du poëme de Watelet. Les trois ouvrages rappelés ici ont été réunis. Amsterdam, 1761, in-12. o. Cet article, adressé à Grimm, n'a pas été publié dans la Correspondance littéraire. 11 l'avait été antérieurement par Naigeon. SUR LA PEINTURE, POEME. 79 petite bêtise de ma fille, un léger travers de sa mère, suiïisent pour hausser ou baisser à mes yeux le prix d'un ouvrage. Après cet aveu que je vous fais, pour l'acquit de ma conscience, je lis et j'écris. CHANT PREMIER. ARGUMENT. Il expose son sujet. Il invoque; et son invocation, adressée à Dibutade, à qui l'amour apprit à tracer un profil, le place naturellement à l'origine de la peinture et aux premiers essais de la sculpture, qu'il soupçonne antérieurs au dessin. Vous l'en croirez, ou ne l'en croirez pas; c'est votre affaire. Quant à moi, pour un enfant qui s'amusait à modeler, j'en ai vu cent grif- fonner des chiens, des oiseaux, des têtes, à lacraie, au charbon, à la plume. Il passe aux différents genres de peinture; l'histoire, le paysage, le portrait, la fresque, les bambochades; de là, à l'étude de l'anatomie, à la connaissance des proportions, au choix et à l'imitation de la nature. Il fait l'éloge et la critique de Rubens. Il récrée l'odorat de Le Sueur et de Le Brun d'un petit grain d'encens. Il traite de la décadence de l'art dans l'an- cienne Rome, de sa renaissance dans Rome la nouvelle. 11 montre la peinture et la sculpture sauvant les débris de leurs chefs- d'œuvre de dessous les pieds des barbares. Il montre Michel- Ange interrogeant le génie antique, qui élève sa tête poudreuse d'entre les ruines de l'Ausonie; et c'est la fin de son premier chant. EXAMEN. L'exposition de son sujet est mauvaise : il faut être simple; Horace l'a dit; mais il ne faut pas être plat. Voici comme il débute. Je chante l'art heureux dont le puissant génie Redonne à l'univers une nouvelle vie; Qui par l'accord savant des couleurs et des traits Imite et fait saillir les formes des objets, Et, prêtant à Pimage une vive imposture, Laisse hésiter nos yeux entre elle et la nature. 80 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Qa'est-ce que le puissant génie d'un art heureux? Qu'est-ce que redonner à l'univers une nouvelle vie? Comme cela est sec et dur? Ce n'est pas seulement de la prose médiocre. Lucain a bien mieux dit de l'art d'écrire, que celui-ci de l'art de peindre. Et c'est d'eux que nous vient cet art ingénieux De peindre la parole et de parler aux yeux; Et, par les traits divers de figures tracées, Donner de la couleur et du corps aux pensées i. En revanche, il y a de la verve dans l'invocation. Du sein de ces déserts, lieux jadis renommés, Où, parmi les débris des palais consumés. Sur les tronçons épars des colonnes rompues, Les traces de ton nom sont encore aperçues; Lève-toi, Dibutade, anime mes accents; Embellis les leçons éparses dans mes chants. Mets dans mes vers ce feu qui sous ta main divine Fut d'un art enchanteur la première origine. Ici, je reconnais le ton de la poésie. Séparez les mots, ren- versez les phrases; quoi que vous fassiez, vous trouverez les membres dispersés d'un poëte. Remarquez, une fois pour toutes, et rappelez-vous par la suite, que je soulignerai tous les endroits où je serai mécon- tent, soit de l'harmonie, soit de l'expression. Jl dit du génie : Il veut, et tout s'anime; il touche, et dans l'instant L'eau coule, un mont s'élève, une plaine s'étend, Le jour luit. Et cela est beau. A la rapidité près avec laquelle il ébauche les différents genres de peinture, je n'y vois rien de rare, ni de piquant; aucun texte pourtant n'était aussi fécond. Quelques vers tech- niques heureux; des tableaux, mais communs, mais gâtés, ici par 1. Phœniccs primi, famte si creditur, ausi MansLiram rudibus voccni signare figuris. A. LuCAN. Pliarsal. lib. III, vers. 220-221. La traduction que rapporte Diderot est de Brébcuf. (Bu.) sua LA PEINTURE, POEME. 81 une expression impropre, là par une idée louche; du rhythme, j'entends celui qui peint le mouvement; jamais celui qui marque la passion, et qui naît des entrailles et de l'âme. Il m'entretient du portrait, de cette faible consolation d'un amant séparé de celle qu'il aime, de ces restes précieux d'un ami qui n'est plus, de ces images révérées d'une nation qui regrette son bienfai- teur; et il ne lui échappe pas un mot qui aille au cœur, qui sollicite une larme! Le poëte ne sent pas, je vous le jure. Il dit de la fresque : Le dôme a disparu, c'est la céleste voûte. Il dit au dessinateur : Dessine en ton cerveau, c'est la première toile. Pourquoi ces vers simples, énergiques et clairs ne sont-ils pas plus fréquents? Il prescrit au peintre de diviser sa toile par carreaux; et voici comme il s'exprime : Par espaces réglés que la toile blanchisse. Il parle de la distance et de son effet sur les corps; et il dit : Tu vois que les objets élevés sous la main S' aplatissent à Toeil par le moindre lointain; Imite de ces corps les formes raccourcies. Il parle de la balance des figures; et voici ses vers : Sur leurs bases entre eux que les corps balancés Se réponde?it des points où tu les as placés. Est-ce là du français? Est-ce de la poésie? Je sais que ces idées sont difficiles à rendre; mais celui qui écrit d'un art s'en impose la tâche. Je ne finirais pas, si je vous citais tous les endroits où le poêle touche au galimatias. Il faut se mettre à la gêne pour lui trouver du sens; encore n'est-on pas sur d'avoir rencontré celui qu'il avait en vue. XIII. 6 82 MISGELLÂNEA ARTISTIQUES. Le morceau sur l'anatomie est un tissu de phrases énigma- tiques; c'est le ramage entortillé du sphynx; c'est encore le croassement insupportable du corbeau. A propos d'Apelle, qui dépouilla les plus belles femmes de la Grèce pour composer des charmes particuliers à chacune le modèle de la beauté, il rassemble autour de l'artiste les mor- telles et les immortelles; il en demande pardon à celles-ci. Eh! mon ami, tu te méprends ; ce n'est pas aux déesses, qui ne si sont pas remuées de leur place, c'est au sens commun que tu dois demander pardon. Si quelqu'un en conversation disait, des compositions con- fuses, que : Des groupes mal conçus Montrent une mêlée au milieu des tissus; si quelqu'un, en louant Le Brun d'avoir, dans son Massacre des Innocents^ évité les formes outrées de Rubens, et restitue aux femmes leur organisation molle et délicate, disait qu'il sut Adoucir la stature des mères; je vous le demande, croyez-vous que l'homme de goût pût s'empêcher de rire? Ce premier chant, où la matière offrait des richesses sans nombre, est pauvre. On y sent à chaque instant l'ignorance de la langue et la disette d'idées; on en sort fatigué des cahots de la versification. Point de nombre, nulle sévérité de goût; de la hardiesse, nulle précision : il me semble que je me suis égaré dans les ténèbres. L'effervescence du jeune homme qui va à toutes jambes ; un peintre qui serait dans son genre ce que le poëte est dans le sien, ne serait pas froid; et c'est tout l'éloge qu'on en pourrait faire. CHANT II. ARGUMENT. Ce chant s'ouvre par une apostrophe au soleil, source de la lumière et des couleurs. La peinture indigente n'en eut que deux à son origine : peu à peu la palette s'enrichit. Le poêle traite SUR LA PEINTURE, POEME. 83 des couleurs naturelles des objets. A cette occasion, il aurait pu faire quelques beaux vers sur les tableaux exécutés aux Gobe- lins avec la laine, à la Chine avec les plumes des oiseaux, ici avec les pastels. Il a oublié ces trois genres de peinture, et le nom de la Rosalba ne se trouve point dans son poëme; cepen- dant ce nom en valait bien un autre. Le pastel, cet emblème si vrai de l'homme, qui n'est que poussière et doit retourner en poussière ! Il s'occupe ensuite de la recherche, de la prépara- tion, du soin et de l'emploi des couleurs artificielles. C'était là l'endroit de la peinture en émail, qui reçoit des chaux métal- liques et du feu un éclat qui brave le temps ; de la peinture en cire ou de l'encaustique, que les Anciens ont inventée, et qu'on a retrouvée de nos jours ^; de la peinture sur le verre, qui a occupé les mains de plusieurs grands maîtres. Plus les manœu- vres sont singulières, plus elles prêtent à la poésie. Il passe à l'harmonie, sujet qui aurait bien dû l'avertir d'être harmonieux; la bouquetière Glycère en donna les premiers principes à son amant Pausias. Ici, il fait une sortie contre les femmes, qui cachent sous le carmin la plus vive et la plus touchante des couleurs. Éloge du Titien. Art de peindre les ciels, les eaux, la mer, les tempêtes, l'air, la lumière. Apologie du clavecin ocu- laire du père Castel, jésuite. Formation, charme et étude de l'arc-en-ciel; choix du climat. Et tout au travers de cela, diffé- rents détails relatifs à l'art et hors de son objet, ce dont les rigoureux défenseurs de la méthode le blâmeront, et moi je le louerai. Rien ne convient tant à un poëte que les écarts; ils ne me déplaisent pas même en prose; ils ôtent à l'auteur l'air de pédagogue, et donnent à l'ouvrage un caractère de liberté, qui est tout à fait de bon goût. L'image d'un homme qui erre en se promenant au gré des lieux et des objets qu'il rencontre, s'arrê- tant ici, là précipitant sa marche, m'intéresse tout autrement que celle d'un voyageur courbé sous le poids de son bagage, et qui s'achemine, en soupirant après le terme de sa journée; ou, si vous aimez mieux la comparaison de celui qui cause et de celui qui disserte, vous pouvez vous en tenir à cette dernière. 1. Voyez dans VEncyclopédie les mots Émail, Encaustique, et, t. X, V Histoire le secret de la Peinture en cive. Sk MISCELLANEA ARTISTIQUES. EXAMEN. L'apostrophe au soleil est chaude, courte et assez belle : Globe resplendissant, océan de lumière, De vie et de chaleur source immense et première, Qui lance tes rayons par les plumes des airs. De la hauteur des cieux aux profondeurs des mers, Et seul fais circuler cette matière pure, Cette sève de feu qui nourrit la nature ; Soleil, par ta chaleur l'univers fécondé Devant toi s'embellit, de lumière inondé. Le mouvement renaît, les distances, l'espace ; Tu te lèves, tout luit; tu nous fuis, tout s'efface. Une observation que je ne veux pas perdre, parce qu'elle est importante, c'est que ce poëte n'a pas un grain de morale et de philosophie dans sa tête. Il est si bien enfoncé dans sa pein- ture, qu'il ne s'avise jamais de se replier sur lui-même, de me ramener à mes devoirs, à mes liaisons, à mon père, à ma mère, à ma femme, à mon ami, à mon amie, à mon origine, à la fm qui m'attend, au bonheur, à la misère de la vie. Je ne connais pas de poëme où il y ait moins de mœurs, et, dirait peut-être Chardin, moins de Mais laissons cela, Chardin est caus- tique. Mêmes qualités et mêmes défauts, soit dans la description des couleurs naturelles, soit dans la préparation des couleurs artificielles. Toujours de l'obscurité, toujours une belle page déshonorée par de mauvais vers, un vers heureux et facile gâté par un mot impropre ; c'est le vice général du poëte. Voyez l'endroit où il défend à l'artiste le moment où le solei i occupant le méridien ne laisse point d'ombres aux corps ; il vc\i\ paru bien. Croiriez-vous bien que ce poëte a une sorte de sé-| duction ? Il est si bouillant, il marche si vite, qu'il ne laiss<| presque pas le temps de le juger. Il dit des premières notion I de l'harmonie : I Tu créas le dessin, Amour; c'est encor toi Qui vas du coloris nous enseigner la loi. 0 champs de Sicyone! ô rive toujours chère! ' Tu vis naître à la fois Dibutade et Glycère; SUR LA PEINTURE, POEME. 85 Glycère de sa main assorlissant les fleurs, Instruisit Pausias dans l'accord des couleurs; Tandis qu'elle dressait ces festons, ces guirlandes Oui servaient aux autels de parure et d'offrandes, Son amant les traçait d'un pinceau délicat, Égalait sur la toile et fixait leur éclat. Il est plein d'apostrophes ; mais elles sont naturelles et courtes. Il ne se refuse à aucune métaphore; son style est brut. 11 ne sent pas lui-même ses défauts ; la chaleur de tête l'em- porte : on voit qu'il veut aller bien ou mal. Je vous défie d'entendre ses premiers vers contre l'usage du rouge sans avoir envie de vous boucher les oreilles : Mais quel vase léger et rempli de carmin Thémire à ce miroir tient ouvert sous sa main! Elle prend le pinceau, mais la toile!... Ah ! Thémire! Thémire, arrête donc. Ah ! monsieur Le Mierre, le choc discordant de ces mots était capable de lui faire tomber la brosse et la tasse d'effroi. Thémire... ce carmin désormais innocent, "Qu'aux mains de la peinture il deviendra puissant ! Est-il possible de dire plus platement ? Imite, imite Églé : dans cet âge qui vole. De l'aimable pudeur conservant le symbole; Au lever du soleil, à l'approche du soir, La mousse pour toilette, un ruisseau pour miroir, Contre un saule penchée, au bord d'une onde pure, Du hâle sur son teint elle efface l'injure. Cela n'est pas merveilleux ; la syntaxe française est un peu né- gligée ; l'eau rafraîchit la peau, mais elle n'ôte pas le hâle ; tout au contraire, elle y dispose. Mais il n'y faut pas regarder avec vous de si près. Le Mierre n'a qu'une seule des qualités du poëte, la chaleur de l'imagination ; il ignore absolument l'harmonie. Il tombe dans les défauts que les novices évitent d'instinct, quelquefois au mépris de la langue. Je n'ai pas encore rencontré une peinture 86 MISCELL/VNEA ARTISTIQUES. touchante, un vers d'âme, un mot sensible ; jamais il ne me ramène en moi-même. Je m'arrête devant ses tableaux, mais je ne suis point tenté de m'écrier avec Enée à 1 aspect de ses pro- pres malheurs représentés sur les murs du temple de Gar- thage : Sunt lacrym» rerum, et mentem mortalia tangunt. ViRGiL. JEneid, lib. I, vers, 4G2. (( Le malheur trouve donc des larmes partout ! Partout les âmes s'ouvrent à la commisération. » Jamais il ne s'avise de s'arrêter lui-même devant ses images, de s'en effrayer, d'en pleurer. 11 ne réfléchit point, il ne fait point réfléchir ; sans cela cependant point d'effet, point de beautés solides. S'il n'est point froid, il est encore moins pathé- tique. Il s'en tient à des incidents communs ; il ne s'est pas douté qu'un incident commun bien rendu en peinture est encore une belle chose; mais qu'il n'en est pas de même en poésie. Son éloge du Titien est commun. Quelle différence de ce maître, lorsqu'il me montre Vénus entre les bras d'Adonis, ou Jupiter tombant en pluie d'or dans la tour de Danaé, et ces images sous le pinceau de Le Mierre ! Cependant on ne me persuadera pas que la tâche de l'artiste ne fût tout autrement difficile que celle du poëte. Le Mierre cherche à rendre la chose et jamais l'impression ; c'est-à-dire qu'il oublie qu'il est poëte, et qu'il laisse son rôle pour faire celui de peintre. Voici sur le talent de rendre les ciels quelques vers tech- niques que vous estimerez : Tout dépend de cet art : de reflets en reflets C'est le ciel qui commande au reste des objets. Avant que d'y porter une main téméraire, Parcours longleinps des yeux les champs de l'atmosphère, Conforme ta couleur à ce fond transparent; Sur ce vague subtil, sur ce fluide errmit Qui partout environne et balance la terre : Ne laisse du pinceau qu'une trace légère, Fais plus sentir que voir l'impalpable élément : Si tu sais peindre l'air, tu peins le mouvement. Cela n'est pas sans incorrection, sans louche; un censeur SUR LA PEINTURE, POEME. 87 rigide pourrait encore chagriner le poëte ; mais le sujet est cliflicile, et je suis indulgent. Vous serez encore plus content du morceau qui suit, sur la manière de peindre les anges : Un ange descend-il des voûtes éternelle ? Si je le reconnais, ce n'est point à ses ailes Qu'insensible en son vol, sa molle agilité Revêtisse les airs et leur fluidité ; Qu'il ressemble, au milieu de la céleste plaine, Au nuage argenté que le zéphyr promène : Loin ces anges pesants qui dans un air épais Semblent au haut du ciel nager sur des marais. Qui de leurs membres lourds surcliargent l'air qu'ils fendent. Et qui tombent des cieux plutôt qu'ils n'en descendent. Ah ! si tout était écrit et soigné comme cela ! L'harmonie des sons lui fournit une transition heureuse à celle des couleurs : Qu'entends-je? 0 doux accents! ô sons harmonieux! Concert digne en effet de l'oreille des dieux ! Les lauriers toujours verts, dont le Pinde s'ombrage, Agitent de plaisir leur sensible feuillage. Voilà de la poésie, monsieur Le Mierre. Dans quel contraste hetireux sont modulés les sons! Ainsi dans les couleurs sache opposer les tons. Cela n'en est plus ; voilà le galimatias qui commence, et qui ne finira pas sitôt. Le poëte s'embarque dans les découvertes opti- ques de Newton. Il parle avec une telle assurance des phéno- mènes des sons et de la lumière, qu'on croirait qu'il s'entend, et que les ignorants croiront l'entendre, et s'écrieront : « Oh ! que cela est beau ! « Pour d'Alembert, à qui il s'adresse sur la fin, il lui dira : a Je ne sais ce que tu me proposes, et tu ne sais ce que tu dis. Fiat lux* n Le mécanisme du clavecin oculaire du père Castel est rendu à étonner. Loriot le referait sur la description, si l'instrument en valait la peine. La pensée d'attribuer la différence des climats au séjour des 88 MISCELLANEA ARTISTIQUES. dieux exilés sur la terre est ingénieuse et poétique ; et je trouve fort bon que le poëte dise : Qu'honorés par leurs pas, ces inagnifiques lieux Gardent la trace encor du passage des dieux. Je préfère ce second chant au premier. J'oubliais de vous dire qu'il y avait un phénomène très-difficile à rendre ; ce sont les reflets des objets de la nature au fond des eaux, les images affaiblies des arbres opposés par leurs racines, les nuées se promenant sur nos têtes et à la même distance au-dessous de nos pieds : voyez comme il s'en est tiré; mais delà douceur ! Ce poëte-ci n'est pas un homme à éplucher mot à mot, syllabe à syllabe ; il n'est pas en état de supporter cette critique. Vous êtes trop heureux que je sois las : si cet ouvrage s'était offert dans le moment de la ferveur, lorsqu'on partant, vous me cei- gnîtes le tablier de votre boutique, je vous ruinais en copie ; mais s'occuper de peinture au sortir du Salon, cela ne se peut pas. Ce poëme ne vous dégoûtera pas de la lecture de mes pa- piers, j'en suis sûr. CHANT m. ARGUMENT. Voilà l'esquisse faite, il s'agit d'achever le tableau; il s'agit de l'expression, des passions, du mouvement, des conditions, du caractère; il s'agit de sentir. Le poëte se déchaîne contre l'atro- cité des sujets chrétiens. 11 fait l'éloge de Berghem ; il passe aux animaux, aux monstres, aux grotesques. Il insiste avec rai- son sur l'unité d'action ; mais celle du temps plus rigoureuse pour le peintre qui n'a qu'un clin d'œil, que pour le poëte, mais celle de lieu, il n'en parle pas. Éloge du Poussin. Orages, déluges, incendie, sacrifices : ô le beau champ à parcourir ! Sacrifice d'Iphigénie, batailles, allégories, costumes. Apologie de Michel-Ange. Son éloge et celui de l'Albane, du Corrège, des Carrache, du Tintoret, de Le Sueur, d'Holbein, des Bassans, des Wouwermans, de Claude Lorrain, de Rembrandt, du Prima- tice, de Van Dyck, de Vinci, du Guide, du Dominiquin et de Raphaël. Eh ! monsieur Le Mierre, pourquoi avoir oublié les SUR LA PEINTURE, POEME. 89 Jorclaens, mais surtout Teniers, Teniers, peut-être le maître en peinture de tous ces gens-là? Cela me fâche, entendez-vous; j'aime cet artiste, qui a cela de particulier, qu'il sait employer toute la magie de l'art, sansqu'onladevine; qui sait faire grand en petit, et dont un morceau de deux pieds en carré peut s'étendre sur une toile immense, sans rien perdre de son mérite. Écrire un poëme de la peinture où le nom de Teniers ne se trouve pas ! Allez chez M. le baron de Thiers, chez M. le duc de Ghoi- seul, ou dans une autre galerie ; mettez-vous à genoux devant le premier Teniers qu'on vous montrera ; et demandez pardon à toute l'école flamande. Ce Wouwermans, que vous admirez tant, est bien loin de là : si vous n'êtes qu'un curieux, achetez un Wouwermans ; si vous êtes un peintre, achetez un Teniers. Des- cription de la Transfiguration de Raphaël. Métamorphose du poëte Le Mierre en cygne; son assomption au ciel, et la fin de son ouvrage. EXAMEN. Ce chant est certainement le meilleur des trois. Le poëte dit, et dit bien : Le moment du génie est celui de l'esquisse; C'est là quon voit la verve et la chaleur du plan, Et du peintre inspiré le plus sublime élan. Redoute un long travail : une pénible couche Amortirait le feu de la première touche. Souviens-toi que tu dois souvent du même jet Imprimer la couleur et la forme et Peffet. Toutes les figures d'un tableau sont autant d'êtres auxquels il faut communiquer l'action, le mouvement, le langage éner- gique des muets. C'est bien pensé, monsieur Le Mierre ; et je recommande à tous les artistes d'avoir sans cesse votre maxime présente à l'esprit. Poëtes, voyez votre personnage arriver sur la scène, et consultez son visage avant que de le faire parler ; peintres, ayez entendu son discours, avant que de le peindre. Il y a des vers techniques très-bien faits, même des endroits charmants sur l'expression, les caractères et les passions, et toujours de la chaleur et de la rapidité. Lisez attentivement le morceau qui suit ; et dites-m'en votre avis. 90 MISCELLANEA ARTISTIQUES, Conserve aux passions toute leur violence, Fais-les parler encor jusque dans leur silence; Laisse-nous entrevoir ces combats ignorés, Ces mouvements secrets dans l'âme concentrés. Antioclius périt du mal qui le consume; Tous les secours sont vains : le cœur plein d'amertume, Son père lève au ciel ses regards obscurcis ; Auprès d'Antiochus Érasistrate assis. Interrogeant le pouls de ce prince immobile, Ne sent battre qu'à peine une arlère débile : La reine, Tœil humide et d'un front ingénu. Paraît; le pouls s'élève, et le mal est connu. Eh bien! qu'en pensez-vous? — Cela est rapide, mais aride, mais sec. — Vous êtes difficile. — Rien ne s'adresse à l'âme. — Vous avez raison ; c'est que le poëte n'en a pas. — Ces expressions douces, ces accents fugitifs, ce nombre flexible et varié de la poésie de Racine et de Voltaire ; cette harmonie qui va au cœur, qui remue les entrailles ; cet art qui fait imaginer, voir, sentir, entendre, concevoir des choses que le poëte ne dit point, et qui remuent plus fortement que celles qu'il exprime... Il est vrai, cela n'y est pas. Le cœur vil et pervers, sous le vice abattu^ Jamais d'un trait profond ne peignit la vertu. Gela est vrai, monsieur Le Mierre; et jamais un homme de pierre ne fit de la chair. Voilà peut-être le seul trait moral qui ait échappé au poëte. Il est jeune, et il ignore apparemment qu'un ouvrage, quel qu'il soit, ne peut réussir sans moralité. Nous voici arrivés à Tendroit où le poëte passe la brosse sur toutes les scènes de férocité que la peinture expose dans nos temples. Poëte, tu prétends sentir le prix de ces chefs-d'œuvre, et tu oses y porter la main! Ah! tu es presque aussi barbare que les fanatiques qui préparent à l'art ces terribles et sublimes imitations. En les elFaçant, il fallait au moins faire un eflort, et les remplacer par d'autres aussi belles et plus intéressantes; il fallait t'emparer des mêmes sujets, et me les montrer plus pathétiques et plus grands. Peut-être alors, séduit par le charme de la poésie, et transportant les images sur la toile, j'aurais moins regretté celles que tu détruisais. Ces fruits précieux de \ SUR LA PEINTURE, POEME. 91 tant d'études, de sueurs et de veilles, je souffrirais de les aban- donner à ton zèle, sans examen? Voyons donc. Sans doute il y a des spectacles d'horreur; ceux, par exemple, dont la populace va repaître ses yeux cruels et son âme atroce les jours d'exécu- tion ; des spectacles proscrits par le goût, la décence et l'huma- nité. Le poëte peut me faire entendre les os du compagnon d'Ulysse craquant sous les dents de Polyphême, et me montrer le sang ruisselant aux deux côtés de sa bouche et dégoûtant le long des poils de sa barbe sur sa poitrine : je ne le per- mettrai pas au peintre. Mais est-ce que le gladiateur expirant n'est pas une belle chose? Est-ce que les veines du satyre Marsyas dépouillées et tressaillantes sous le couteau d'Apollon ne sont pas une belle chose? Est-ce que le fds de la Lacédé- monienne, exposé mort sur son bouclier, aux pieds de sa mère, ne serait pas une belle chose? Est-ce que la férocité tranquille du prêtre, qui présente son idole au martyr étendu sur un chevalet, n'est pas une belle chose? Est-ce que cet autre prêtre, que Deshays nous montra aiguisant froidement son cou- teau sur la pierre, en attendant que le préteur lui abandonnât sa victime, n'était pas une belle chose? Allons doucement, monsieur Le Mierre. Ces sujets ne peuvent être traités avec succès que par de grands artistes; c'est à ces ouvrages qu'ils doivent la célébrité dont ils jouiront à jamais. Rien n'exige autant l'étude du nu et la connaissance des raccourcis; rien ne prête autant à l'expression, aux grands mouvements, aux pas- sions, à la science de l'art; rien n'excite autant mon admiration que la vue de l'homme supérieur à toutes les terreurs. Si je m'adresse à la religion, elle me fournira d'autres armes contre l'opinion de M. Le Mierre. Cette troupe d'hommes flagellés, déchirés, est bien faite pour marcher à la suite d'un Dieu cou- ronné d'épines, le côté percé d'une lance, les pieds et les mains cloués sur le bois. Ces tristes victimes de notre foi sont deve- nues les objets de notre culte; et quoi de plus capable de me réconcilier avec les maux de la vie, la misère de mon état, que le tableau des tourments et de la constance par lesquels les martyrs ont obtenu la couronne que tout chrétien doit ambi- tionner? L'homme est-il sous l'infortune, je lui dirai, en lui montrant son Dieu : Tiens^ regarde-^ et plains-toi , si tu l'oses. Quelle est la femme dont l'aspect du Christ nu, étendu sur les 92 MISGELLANEA ARTISTIQUES. genoux de sa mère, n'arrête le désespoir de la perte de son fils? Je lui dirai : Vaux-tu mieux que celle-ci? Ton fils valait-il mieux que celui-là? Le christianisme est la religion de l'homme souffrant; le Dieu du chrétien est le dieu du malheureux. Je ne saurais m'empôcher de vous copier le morceau sur le paysage et sur Berghem : Mais si tu veux m' offrir, loin du bruit des cités, Du spectacle des champs les tranquilles beautés, Dégage de tout soin ton âme libre et pure, El mets-la dans ce calme où tu vois la nature : En vain à l'observer ton œil s'est attaché; L'œil sera trouble encor si le cœur n'est touché. Eli! d'où vient que Berghem est au rang de tes maîtres? D'oiL vient qu'il a reçu des déités champêtres Le feuillage immortel qui verdit sur son front? Il connut, il peignit ce sentiment profond. Il l'épancha partout sous ses touches divines; Il eut pour atelier le sommet des collines. Ce qui manque surtout à cela, c'est une idée, c'est un mot qui caractérisât mieux le sublime, l'auguste de la nature sau- vage; qui inspirât du respect et qui donnât le frisson. Je me souviens d'avoir autrefois invité Loutherbourg à quitter le séjour des villes ; si vous comparez ma prose avec les vers de M. Le Mierre, je doute qu'il y gagne. Cependant en même temps que vous froncerez le sourcil sur ces expressions plates, ces tours prosaïques enlacés avec les vraies images de la poésie, recon- naissez au moins l'adresse avec laquelle il coupe son discours et sauve la monotonie de nos rimes, et le nombre fatigant et symétrique de notre vers ; cela est sensible dans cet endroit, et plus encore dans quelques autres. Encore une fois, la rapidité, la verve et la chaleur sont, sinon l'unique, certainement le prin- cipal mérite de l'auteur. Il s'y entend mieux que M. de Saint- Lambert, dont la marche est plus uniforme; mais aussi, sans cela, qui pourrait supporter la rudesse, les cahots, Tobscurité, la barbarie gothique de ce Le Mierre? Cet homme me ramène à l'origine de notre poésie, aux Théophile, aux Ronsard, aux Du Bartas; il est dur comme Lucrèce, mais il n'est pas poëte, vio- lent, profond, pathétique, élevé, varié comme lui. Mon ami, comment se résout-on à écrire d'un art imitatif de la nature, SUR LA PEINTURE, POEME. 93 sans savoir faire un vers sublime? Gomment se résout-on à écrire d'un art commémoratif du bonheur et du malheur de l'espèce humaine, sans savoir faire un vers touchant? Gom- ment se résout-on à écrire d'un art qui s'amuse aussi de nos ridicules et de nos folies, sans savoir faire un vers plaisant? Gomment se résout-on à écrire d'un art qui s'occupe de l'his- toire de nos vices et de nos vertus, sans savoir faire un vers moral? Get homme s'est imaginé que la peinture n'était que l'art de la lumière et des ombres; il n'a pas vu au delà : cepen- dant son poëme se lit et se relira sans ennui. G'est qu'il y a une vertu qui couvre beaucoup de péchés, de la chaleur et de la rapidité ; c'est qu'il y a un caractère marqué ; c'est qu'on y voit une tête qui se tourmente ; c'est qu'il ébauche hardiment ; c'est qu'il pense, et que sa plume va; c'est qu'il est sans manière et sans apprêt; c'est qu'il est lui. J'aurais bien quelques vers heureux à glaner dans ce qu'il dit des animaux, des êtres chimériques, des grotesques, des ruines, des tempêtes, des incendies, des naufrages; mais ses tableaux restent toujours au-dessous des originaux qu'il copie; l'imagination en est moins étonnée que ballottée, l'oreille plus étourdie qu'enchantée. Il faut être bien vain ou bien malavisé pour tenter, après Lucrèce, le sacrifice d'iphigénie. Voici le tableau de Le Mierre : Iphigénie en pleurs* sous le bandeau mortel, De festons couronnée avance - vers l'autel, Tous les fronts sont empreints de la douleur^ des âmes; Clytemnestre se meurt dans les bras de ses femmes*. Sa fille laisse voir un désespoir soumis^; Ulysse est consterné*^; Ménélas, tu frémis'^; Calchas même est touché^ : mais le père, le père!... D'atteindre à sa douleur^ l'artiste désespère; 1. En pleurs? Gela est faux. (D.) 2. Avance, c'est s'avance. (D.) 3. Quel vers ! (D.) 4. Voilà une mère qui se meurt bien mesquinement. (D.) 5. Quelle image peut-on se faire de ce désespoir soumis? (D.) 6. Ulysse qui avait déterminé le père! Cela est faux, et contraire au sens commun. (D.) 7. Tu frémis? Dis, tu rougis. Mais Ménélas n'avait garde de se montrer là. (D.) 8. Faux : le prêtre est toujours dur comme ses dieux. (D.) 9. Comme cela est dit. (D.) 94 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Il cherche, hésite^; enfin le génie a parlé : Comment nous montre-t-il Agamemnon? Voilé. Et voilà ce qu'on appelle des vers? Arrêtez maintenant vos yeux sur ce coin du tableau de Lucrèce; et jugez. Cui simul infula virgineos circumdata comtus Ex utraque pari malarum parte profusa est, Et mœstum simul ante aras adstare parentem Sensit, et hune propter ferrum celare^ ministros; Aspectuque suo lacrumas effundere civeis : Muta metu, terram genibus summissa petebat. T. LucRET. Car. de rer. nat. lib. I, v. 88 et seq. (( La voilà couronnée de fleurs; les voiles funèbres qui cei- gnent son front descendent le long de ses deux joues. Son père, accablé de douleur, est debout devant les autels; elle l'aperçoit; elle aperçoit les prêtres qui lui dérobent la vue du couteau sacré; elle voit les larmes qui coulent de tous les yeux; la terreur de la mort s'empare d'elle, elle reste sans voix, la force l'aban- donne, elle tombe sur ses genoux. » Le poëte latin n'est pas escarpé comme le poëte français, et il a bien une autre sève. Mais dites-moi donc pourquoi, dans les morceaux importants que nous traitons après les Anciens, ils nous laissent toujours si loin d'eux? Voilà une cruelle malé- diction ! Je suis tout à fait du sentiment de l'auteur sur l'allégorie ; c'est la ressource des têtes indigentes; et il faut avoir bien du génie pour en tirer quelque chose d'intéressant, de grand, et pour réunir à ce mérite celui de la clarté. Ce qui m'en plaît, c'est qu'à cette sortie il fait succéder un morceau entièrement allégorique, et qui fournirait à un artiste une bonne compo- sition : Il est une stupide et lourde déité; Le Tmolus autrefois fut par elle habité, 1. Et cela? (D.) 2. On lit celare dans rédition de Lucrèce, traduite par La Grange, Paris, 1708 )n-8'*, et 1794, in-i", et celerare dans la collection des Classiques latins publiée par M. Amar, Paris, Lefèvrc, 1822. (Bn.) i SUR LA PEINTURE, POEME. 95 L'Ignorance est son nom : la Paresse pesante L'enfanta sans douleur, au bord d'une eau dormante; Le Hasard l'accompagne, et l'Erreur la conduit; De faux pas en faux pas la Sottise la suit. Ses principes sur le costume et les licences conviennent également à la poésie et à la peinture. Voyez le morceau sur le costume; j'espère que vous en serez satisfait. Je vous fais grâce des éloges des peintres. Il les caractérise chacun par un trait qui leur est pi opre. Il parle de l'illusion de l'art qui en impose aux animaux, mauvais conaisseurs ; aux hommes, à l'artiste même. Il raconte l'histoire du peintre qui avait promis sa fille à celui qui le surpasserait dans l'art, et de l'élève qui peignit une mouche sur la gorge d'une Yénus qui était sur le chevalet de son maître, et qui la peignit si vraie, que le maître y fut trompé. Vêlève alors tremblant paraît, tombe à genoux : C'est moi... C'est toi! Qu'entends-je? Il se tait, s'embarrasse : Admire, réfléchit, le relève, Tembrasse : Sois l'époux de ma fille. Ahl vous comblez mes vœux! V Amour rit, l'art triomphe, et trois cœurs sont heureux. Ensuite il s'extasie sur les effets de la peinture, et sur l'éter- nité acquise à ses productions par les secours de la gravure. Il aurait bien dû exhorter les artistes jaloux de leur réputation à ne pas dédaigner les graveurs. Dans les sujets sacrés, où la nature n'offre point de modèle, il conseille à l'artiste de rentrer en lui-même, et d'y rester jusqu'à ce que son imagination exal- tée lui ait offert quelque caractère digne des êtres immortels qu'il doit attacher à la toile. 11 célèbre le fameux tableau de la Transfiguration de Raphaël; il se transfigure lui-même; et dans son ivresse, il s'écrie : Moi-même je le sens, ma voix s'est renforcée; Des esprits plus subtils montent a ma pensée; Mon sang s'est enflammé plus rapide et plus pur; Ou plutôt j'ai quitté ce vêtement obscur; Ce corps mortel et vil a revêtu des ailes; Je plane, je m'élève aux sphères éternelles; Déjà la terre au loin n'est plus qu'un point sous moi : Génie ! oui, d'un coup d'œil tu m'égales à toi; 06 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Un foyer de lumière éclaire l'étendue. Artiste, suis mon vol au-dessus de la nue; Ce feu pur dans l'élher jaillissant par éclats, Trace en sillons de flamme : invente, tu vivras. Il ne me déplaît point qu'un poëte, plein d'enthousiasme et d'admiration pour lui-même, sente ses membres se couvrir de plumes, s'élève dans les airs sous la forme d'un cygne, plane, et voie sous ses pieds les nations émerveillées de son chant; mais c'est à la condition qu'avant de se guinder si haut, ses conci- toyens l'auront montré du doigt dans la rue, en se disant entre eux : c'est Horace, c'est Ovide, c'est Malherbe, c'est lui qui a fait un ouvrage sublime. Reste à savoir si le jour pour montrer M. Le Mierre du doigt est pris. Au reste, si vous voulez accepter ce dernier morceau pour échantillon, analysez-le; et vous saurez le bien et le mal qu'on peut dire du poëme entier. C'est partout un beau vers, puis un mauvais qui le dépare ; une belle idée, avec une expression louche qui la défigure; un mélange d'assez bonnes choses, pour qu'on ne puisse rien blâmer tout à fait, et d'assez mauvaises ou médiocres, pour qu'on ne puisse rien louer sans restriction ; un ton rocailleux et barbare, des images ou communes ou man- quées, des pensées louches ou mal rendues, rarement l'expres- sion vraie, presque jamais d'harmonie; mais de la rapidité, de la vitesse, de l'imagination, et nulle sensibilité; de la hardiesse, et pas un trait sublime. M. Watelet, M. de Saint-Lambert et M. Le Mierre, fondus ensemble, feraient à peine un grand poëte. M. Watelet est instruit, mais il est froid; M. de Saint-Lambert est harmonieux, mais il est monotone; M. Le Mierre est chaud, mais il est inégal et barbare. Je cherche le sentiment profond du vrai, la manière de voir originale etforte, etje ne la trouve point. La prose de M. Le Mierre ne prévient pas en faveur de sa poésie. Lisez sa préface; et si vous y trouvez un mot qui vous fasse rêver, vous me l'indiquerez : ses notes ne sont qu'un peu meilleures. A la tête de chaque chant il y a une estampe de Cochin, qui prouve que le dessinateur en sait dans son art un peu plus que le poëte dans le sien ; ce sont vraiment trois beaux tableaux, et d'un grand maître. SUR LA PEINTURE, POEME. 97 Si je n'avais pas été épuisé de fatigue et d'ennui, comme un confesseur à la fin du carême, j'en aurais uséavecM.Le Mierre comme avec M. de MalfîlâtreS c'est-à-dire, que j'aurais suivi et rempli son plan à ma manière. 1. Voir t. VI, p. 355, l'article sur le poëme do Malfilùtre : Narcisse dans l'île de Vénus. xin. MANIERE DE BIEN JUGER DANS LES OUVRAGES DE PEINTURE OUVRAGE POSTHUME DE M. L'ABBÉ LAUGIERi' Publié et augmenté de notes intéressantes par M. *** ^ 1771 Vous avez raison, monsieur l'abbé, tout consiste à examiner si l'image est fidèle et si la ressemblance est parfaite. Cet exa- men serait-il interdit à quiconque n'est pas entré dans le sanc- tuaire de l'art? Ma foi, j'en ai bien peur. J'ai vu autant et plus de tableaux que vous, je les ai vus avec la plus grande attention; ils sont tous aussi correctement dans mon imagination qu'entre leurs bordures ; ma tête en a emmagasiné plus que tous les potentats du monde n'en peuvent acquérir. Je suis homme de lettres comme vous. Les qualités que vous exigez d'un bon juge : un grand amour de l'art, un esprit fin et pénétrant, un rai- sonnement solide, une âme pleine de sensibilité et une équité rigoureuse, je puis me flatter de les posséder au même degré que vous qui vous donnez pour un connaisseur, puisque vous vous proposez d'apprendre aux autres à s'y connaître; car il serait aussi trop ridicule de donner leçon de ce qu'on ignore. Eh bien ! avec tout cela, si nous voulons tous les deux être sin- cères avec nous-mêmes, nous nous avouerons que quand on a lu votre ouvrage, et même quand on l'a fait, on ne discerne pas encore une médiocre copie d'un sublime original, qu'on est exposé à couvrir de croûtes les murs de son cabinet, et qu'on appréciera à cent pistoles un tableau de dix mille francs, et à dix mille francs un tableau de cent pistoles. i. Extrait do la Correspondance littéraire de Grimm, décembre 1771. Cet article fait partie des manuscrits de Diderot à l'Ermitage. 2. Par M. Cochin; Paris, 1771, in-12. MANIÈRE DE BIEN JUGER, ETC. 99 Si vous y eussiez regardé de bien près, vous auriez vu que vos cinq premiers chapitres n'ont rien de propre à la peinture, et qu'on ne se connaît dans aucun des beaux-arts sans amour de la chose, sans finesse, sans pénétration, sans esprit, sans juge- ment, sans la sensibilité et sans la justice. Tout homme qui s'avisera d'écrire de l'éloquence, de la poésie ou de la musique, en changeant à ces cinq chapitres un très-petit nombre de lignes, les prendra à la tête de votre traité et les placera à la tête du sien, où ils iront tout aussi bien. Vous exigez ensuite l'étude de l'observation de la nature dans les règnes minéral, animal et végétal. Vous ne donnez aux con- naissances préliminaires d'autres bornes que l'étendue d'un art qui n'en a point : et quand aura-t-on fait cette énorme pro- vision? A l'étude de la nature, vous ajoutez la science de la géogra- phie et de l'histoire, sans fixer le point où l'on peut s'arrêter. De là vous passez aux parties essentielles de la peinture, la composition, le dessin et le coloris; vous dites là-dessus les plus belles choses du monde. Je suis de votre avis sur la composition; il est certain que vous et moi nous en sommes des juges très-compétents. Quant au dessin, dissertez tant qu'il vous plaira; si vous n'avez pas pris le porte-crayon, si vous n'avez pas dessiné vous-même d'après l'exemple, la bosse et le modèle, et dessiné très-longtemps, des incorrections de dessin très-grossières vous échapperont : et comment ne vous échapperaient-elles pas? le grand maître que vous jugez les a bien commises, lui, sans s'en apercevoir; car il est à pré- sumer qu'il les aurait corrigées s'il les avait aperçues. Il est bien autrement difficile encore de prononcer sur la magie de la couleur, sur l'harmonie, sur le clair-obscur; les plus grands coloristes craignent d'en parler, tant ils en ont des idées peu distinctes : cela tient à un technique si délicat, qu'ils ne peuvent trouver dans la langue des expressions pour en dévoiler le mystère. Vous, monsieur l'abbé, expliquez-moi, mais expliquez-moi bien nettement par quel sortilège on conserve la blancheur du teint et de la peau à une femme placée dans l'ombre ou les ténèbres. Que me proposez-vous ensuite ? c'est de parcourir les chefs- d'œuvre des différentes écoles romaine, florentine, vénitienne, 100 MISGELLANEA ARTISTIQUES. lombarde, flamande et française. Vous m'arrêtez devant un ou deux tableaux au moins de chaque grand maître; et quand on veut entrer dans tous les détails que vous exigez, on y reste des mois entiers. Vous vous êtes trompé vous-même sur le mérite de diffé- rents maîtres connus ; l'artiste qui s'est donné la peine d'apos- tiller vos jugements et vos principes vous reprend de plusieurs fautes qui ne sont pas légères. En suivant votre méthode, on n'obtiendrait pas en dix ans, en vingt ans de temps, le titre de connaisseur. Ne serait-il pas et plus sûr et plus court de dessiner dès sa plus tendre jeunesse et de peindre ? car je vous déclare que celui qui, au sortir de devant le modèle, a tenu un ou deux ans la palette dans l'atelier de Vien et de La Grenée, en sait plus que vous et moi. Tandis que nous balbutierons devant un tableau, il l'aura, lui, vu, regardé, et jugé avec plus de célérité et de certitude. Lorsqu'on a exposé les différents morceaux qui ont disputé le prix, tous ces enfants arrivent; ils passent en courant devant les chevalets, et disent prestement : « Voilà le meilleur » ; il est sans exemple qu'ils se soient trompés. Que faut-il donc faire de votre Traité de la Manière de bien juger, en Peinture? l'acheter, le lire, le méditer, se conformer à vos préceptes, et croire que quand on s'est assujetti à tout ce que vous prescrivez, on sait très-peu de chose, et que quand on aura un tableau à acquérir, on fera très-bien d'appeler à côté de soi un artiste du premier ordre et un brocanteur hon- nête, s'il en est, et consommé, et cela sous peine d'être dupé de la manière la plus cruelle. 11 est difficile de bien juger de l'éloquence, plus difficile encore de bien juger de la poésie; tout autrement d'apprécier un morceau de musique; le jugement de la peinture est le plus difficile de tous. Songez, monsieur l'abbé, qu'après trente ans de travaux et de succès en cet art, celui qui s'avise de se pas- ser de modèle, et de peindre de pratique, est un artiste perdu. Gomment! après de si longues années d'exercice, un maître ne peut, sans conséquence, perdre de vue la nature, et vous, qui n'avez que l'habitude de regarder ses imitations, vous prétendez le juger ! vous parlez sans cesse d'instinct et de tact, et vous ne MANIÈRE DE BIEN JUGER, ETC. 101 vous êtes seulement pas demandé ce que c'était que ces expres- sions magiques ! L'homme qui naît avec les plus heureuses dispositions pour les beaux-arts est, en entrant dans ce monde, aussi parfaite- ment ignorant que celui que la grossièreté de ses organes a condamné à une stupidité invincible. L'un et l'autre passent devant les mêmes phénomènes. Ces phénomènes aiïectent le premier, il s'en souvient ou il les oublie; mais la sensation, ou plutôt la mémoire de la sensation qu'il a éprouvée lui reste : et voilà la règle de ses jugements et dans les arts et dans la con- duite de la vie. S'il a les phénomènes présents, il juge en homme savant; s'il n'a plus les phénomènes présents, il juge par tact ou d'instinct, et son jugement n'en est que plus prompt, et n'en est pas moins sûr, quoiqu'il ne puisse quelquefois en rendre raison. Toute vérité est en nous le résultat des disposi- tions naturelles et de l'expérience. Toute erreur y est le résultat ou du manque de dispositions naturelles, ou du manque d'expérience, ou du manque de l'un et de l'autre de ces moyens, ou de l'emploi de ces deux moyens séparés. Ensuite l'expérience est ou spéculative ou pratique. La pra- tique sans la spéculation dégénère en une routine bornée; la spéculation sans la pratique n'est jamais qu'une conjecture hasardée. Ainsi, monsieur l'abbé, tant que nous n'aurons pas manié le pinceau, nous ne serons que des conjecturateurs plus ou moins éclairés, plus ou moins heureux; et, croyez-moi, parlons bas dans les ateliers, de peur de faire rire le broyeur de couleurs. M. de Julienne a passé toute sa vie à acheter et à revendre des tableaux; je doute qu'il s'y soit jamais bien connu. M. de Yoyer, né presque aveugle, qui n'a jamais vu de tableaux qu'à l'aide d'une lorgnette, passe pour un connaisseur. Voici ma règle : Je m'arrête devant un morceau de pein- ture; si la première sensation que j'en reçois va toujours en s'aiïaiblissant, je le laisse; si au contraire plus je le regarde, plus il me captive, si je ne le quitte qu'à regret, s'il me rap- pelle quand je l'ai quitté, je le prends. 102 MISGELLANEA ARTISTIQUES. Pour compléter cet article sur Marc-Antoine Laugier, nous croyons - devoir y joindre le suivant, tiré de la Correspondance de Grimm T (15 avril 1769), oui nous paraît être de la même main. Il est antérieur au premier, a publication du livre de Laugier ayant été faite après sa mort. Marc-Antoine Laugier, prieur commendataire de Ribaute en Languedoc, mourut ces jours passés des suites d'une fièvre maligne. C'était un homme de cinquante à soixante ans S d'un tempérament vigoureux ; il avait l'air de devoir faire l'épitaphe du monde. Il avait été jésuite à triple carat, c'est-à-dire qu'il avait fait le troisième et dernier vœu ; mais il remua tant qu'il trouva le secret de se faire relever de ses vœux par le pape Benoît XIV. On peut juger, par ce seul trait, que sa vie a dû être fort agitée. Il eut beaucoup à souffrir des Jésuites pendant qu'il était parmi eux, et cependant on prétend qu'il lui est resté pour eux un secret penchant et un grand fonds d'attachement, comme on le remarque à tous ceux qui ont été de cette compa- gnie si redoutable naguère, et aujourd'hui si méprisée : c'est que le bonheur n'est point du tout un moyen d'attacher les hommes, on les lie bien plus sûrement et plus fortement par les privations et par les contrariétés. Une coquette vous dira que le moyen sûr de conserver ses amants c'est de les tourmenter ; et cette maxime est d'une application plus générale et plus pro- fonde qu'on ne pense. L'abbé Laugier, pendant qu'il était jésuite, suivait la carrière de la chaire; il prêcha à Versailles un carême qui fit du bruit. Le premier ouvrage qui le fit connaître fut un Essai sur V Architecture '^ il écrivit depuis encore un autre livre sur le même sujet. Ces deux ouvrages eurent du succès et le méri- taient. Un architecte, dont le nom ne me revient pas, prétendit que l'abbé Laugier lui avait volé ses idées ; que ne les donnait-il au public, et pourquoi les confiait-il à l'abbé Laugier? Je ne crois pas à ces accusations de plagiat ; je méprise même les gens qui les forment, et plus encore, les avocats, les faiseurs de feuilles qui les répètent. Un homme riche ne se plaint pas qu'on lui dérobe quelques écus, il n'y a que de pauvres diables qui n'ont rien à 1. L'abbé Laugier était né à Manosquc en 1713. MANIÈRE DE BIEN JUGER, ETC. 103 perdre que j'entends crier au vol. Ils sont comme ce Savoyard qui disait de son camarade : « C'est un coquin ; je lui ai prêté deux liards, et je n'en peux tirer un sou. » L'abbé Laugier, après avoir quitté l'habit de saint Ignace, avait passé quelque temps à Venise, à la suite de je ne sais plus quel ambassadeur du roi. Il a publié depuis son retour une Histoire de la répu- blique de Venise^, qui est restée sans réputation. Son dernier ouvrage était V Histoire de la paix de Belgrade, conclue entre la Russie et la maison d'Autriche d'un côté, et la Porte otto- mane de l'autre, sous la médiation de la France *. 1. En 12 vol. in-12, 1758-1759. On en a fait un abrégé en 1812, 2 vol. in-8". 2. 1768,2 vol. in-12. SUR L'ESTAMPE DE GOGH IN MISE EN TETE DE L'ESSAI SUR LES FEMMES, DE M. THOMAS 1772. Après avoir parlé à M. Thomas avec franchise sur son ouvrages il faut que je dise à M. Gochin son petit fait sur son estampe. On a voulu, je crois, me montrer la Femme entre Minerve qui lui présente le fuseau et la quenouille, le Génie de la Musique qui se dispose à lui placer la lyre sous les doigts, Prométhée qui va l'animer du feu de son flambeau, et l'Amour avec sa Mère qui la doteront du talent de plaire. Au-dessus de cette scène on voit planer Pandore avec la boîte d'où elle versera sur la Femme les dons funestes à toutes ses qualités naturelles. Monsieur Cochin, vous dessinez assez bien; mais vous com- posez mal. Jamais un homme de lettres, né avec un peu de goût, ne vous aurait passé toutes ces sottises-là; croyez-moi, nous sommes quelquefois bons à consulter. Le plus mince d'entre nous aurait mieux écrit ce sujet que vous ne l'avez représenté, et sa lecture n'aurait gravé dans votre imagination aucune de ces pauvres figures que je vois sur votre estampe. Un peintre peut, sans doute, négliger les avis d'un homme de lettres, parce qu'il est possible qu'il réunisse en sa personne le génie de son art et celui du nôtre; mais s'il y a bon nombre de littérateurs qui ne sont aucunement peintres, il y a bon nombre de peintres qui n'ont pas un grain de véritable poésie. Quand je vois un dessin tel que celui-ci, je ne saurais m'empêcher de dire, en soupirant : « Combien de temps, d'études et de talent 1. Voyez l'écrit intitulé : Sur les Femmes, tome II, page 251. SUR L'ESTAMPE DE COGHIN. 105 perdus. Ah ! si je savais faire ce que tu fais, je ferais bien autre chose! » De bonne foi, monsieur Gochin, lorsque vous avez pris un crayon par amitié ou par estime pour M. Thomas, avez-vous rien senti de ce que vous vous proposiez de faire pour lui? Comme cela est arrangé! c'est un tas de figures sans vérité, sans esprit, sans effet, sans caractère. Elles sont collées les unes sur les autres, et toutes sur le fond. Point d'air qui circule entre elles et qui les détache. A aucune d'elles, ni l'action, ni la posi- tion, ni l'expression qui lui convienne. Cachez la lyre de ce triste Génie qui est à gauche sur le devant, et vous jureriez que c'est un ange en adoration pris, de quelque tableau de Nativité. Où est la noblesse et la sévérité de Minerve? Cela! c'est une petite physionomie d'Agnès. Ce rustre ignoble, renversé à terre, c'est Prométhée? Je n'en crois rien. C'est un sot et vilain forgeron de la boutique de Vulcain. Et que fait-il sous les jambes de cette femme? Où veut- il lui mettre le feu? Certes, ce n'est pas à la tête. Votre Vénus est jolie; mais elle n'est pas belle. Ce n'est pas la déesse, c'est une de ses suivantes. Cet Amour qui est sur le fond à côté d'elle, c'est l'enfant d'une Savoyarde. Tout cela est d'un style pauvre, petit, mes- quin. Pourriez-vous me dire pourquoi cette femme, au milieu de ces personnages bienfaisants, a l'air maussade, pleureur et un peu pie-grièche ? Votre Pandore est commune d'expression. Pour se tirer de cette figure en homme de génie, il fallait savoir fondre ensemble la beauté et la méchanceté, comme on le voit dans quelques camées antiques des Euménides, sans oublier la noblesse. Pour lui donner de l'action, il fallait qu'elle commençât à entr'ouvrir sa boîte fatale. Votre Vénus ne signifie rien ; on ne sait ce qu'elle fait. Pourquoi la femme est-elle debout? Ces convenances fines qui dirigent l'artiste sans qu'il s'en doute la demandaient plutôt assise, comme le doit être un personnage dont tous les autres s'occupent, autour duquel on s'empresse, à qui tout s'adresse. Voilà votre tableau : voici le mien. J'aurais assis la femme au centre de ma toile. Elle aurait tourné modestement et avec grâce 106 MISCELLANEA ARTISTIQUES. sa tête et ses bras vers Minerve pour en recevoir la quenouille et le fuseau. J'aurais fait arriver du même côté, sur la pointe du pied, la Muse ou le Génie de la musique avec sa lyre, l'air riant et gai, même un peu fou. De l'autre côté de la femme, à droite, un peu sur le fond, Vénus penchée aurait attaché à son bras un de ses bracelets. Les femmes penchées sont si belles! Un Prométhée, noble et fier, debout sur le fond, aurait secoué son flambeau sur sa tête. J'aurais groupé trois, même quatre figures; les deux figures accessoires auraient été isolées. Cependant ma Pandore sur les nues, entr*ouvrant sa boîte, se serait disposée à mêler ses dons funestes à l'étincelle du Génie. Et c'est ainsi, ce me semble, qu'il y aurait eu de l'action et du mouvement; que le repos aurait été dans la figure dotée; que tous les personnages se seraient détachés les uns des autres et du fond; qu'il y aurait eu de l'air entre les figures, de la clarté et de l'intérêt dans le sujet. Et sur ce, monsieur Gochin, je vous souhaite le bonsoir. NOTA. L'article Observations sur l'église Saint-Roch doit être reporté à l'année 1765. C'est seulement à cette époque que l'ensemble de la décoration de l'église fut achevé. ENCYCLOPÉDIE ou DICTIONNAIRE RAISONNÉ DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS RECUEILLI DES MEILLEURS AUTEURS ET PARTICULIÈREMENT DES DICTIONNAIRES ANGLAIS DE CHAMBERS, D'HARRIS, DE DYCHE, ETC. Par une Société de gens de lettres. MIS EN ORDRE ET PUBLIÉ PAR M. DIDEROT. ET, QUANT A LA PARTIE MATHÉMATIQUE, PAR M. D'ALEMBERT DE l'académie royale des sciences de paris ET DE l'académie ROYALE DB BERLIN Tantum séries juncturaque pollet, Tanlum de medio sumptis accedit honoris. Ho RAT. MDCCLI — MDCCLXXII ï NOTICE PRELIMINAIRE C'est surtout par V Encyclopédie que Diderot s'est fait connaître de ses contemporains ; cette œuvre de longue haleine a occupé plus de la moitié de sa vie littéraire, lui a procuré les plus grands ennuis, mais a consacré sa réputation en appelant autour de son nom le bruit sans lequel on ne va pas à la postérité. Nous nous étendrons sur ce sujet dans notre étude biographique ; il ne peut s'agir ici que d'un résumé som- maire des péripéties de l'entreprise en elle-même. La pensée de V Encyclopédie vint d'abord à quelques libraires, et, suivant l'usage, lesdits libraires, parmi lesquels se trouvaient Le Breton, l'imprimeur de VAlmaîiac/i royal^ et Briasson, pour lequel Diderot travaillait alors, ne virent pas autre chose là qu'un moyen de faire d'aussi beaux bénéfices qu'en avaient faits leurs confrères d'Angle- terre avec V Encyclopédie de Ghambers, dont la vogue avait été, on peut le dire, excessive pour une simple compilation. Le premier projet consistait seulement en une traduction de l'ou- vrage anglais, exécutée par un compatriote de l'auteur, Mills, qui s'était associé Godefroy Sellius, de Dantzick. Ce premier essai avorta. Les libraires s'adressèrent alors à quelques gens de lettres, et entre autres à un homme d'un esprit éclairé, mais incapable de suivre longtemps une même idée, à l'abbé de Gua de Malves, dont Diderot a tracé quelque part le portrait. On dit que cet abbé leur conseilla de ne pas se borner à traduire Chambers, mais à essayer de faire un travail nouveau dans lequel un plan bien conçu et bien dirigé mettrait un peu d'accord et de liaison entre les articles de même nature, que l'ordre alphabétique séparerait forcément. Cela est-il exact? L'abbé donna-t-il un plan? Voilà ce qu'il est impossible d'élucider aujourd'hui. Il se pourrait que l'évocation de l'abbé ne fût qu'une des armes employées pour enlever à Diderot une partie de son mérite. Quoi qu'il en soit, l'abbé n'est 110 NOTICE PRÉLIMINAIRE. nommé que par les ennemis de Diderot, et Diderot est nommé sur le titre de l'ouvrage ^ Au moment où commencèrent les travaux préparatoires de VFmcij- dopédie, Diderot avait trente-deux ans. Marié depuis peu et père, il travaillait courageusement et il traduisait, en collaboration avec Eidous et Toussaint, le grand Dictionnaire de médecine de James, dont les six volumes in-folio allaient paraître en 17/i6. Cette besogne le préparait à en entreprendre une d'un genre analogue. On le savait bon mathémati- cien, excellent humaniste, déjà lié avec des artistes en tout genre, et, de plus, très-propre, par son esprit ouvert, le charme et la puissance de sa parole, à servir de trait d'union entre les divers membres de cette <( Société de gens de lettres » qui devaient collaborer à l'œuvre com- mune. Le privilège de la nouvelle Encyclopédie fut obtenu en 17/i5 et scellé le 21 janvier 17Z|6. Le choix de Diderot comme principal éditeur avait été indiqué par le chancelier d'Aguesseau. Diderot amenait avec lui un certain nombre de ses amis, mais lui- même était peu connu du public. Il n'avait encore rien publié sous son nom, et s'il était cité comme un « savant », il sentait bien qu'un savant qui n'était d'aucune Académie ne recommandait pas l'œuvre suffisam- ment. Heureusement, d'Alembert se trouvait là. Comme académicien et comme spécialiste, il pouvait être de la plus grande utilité, et ce ne fut pas une des moindres habiletés de Diderot de se l'associer sur le titre de l'ouvrage et de le conserver le plus longtemps qu'il le put comme auteur bu comme réviseur des articles- de mathématiques, en même temps que comme paratonnerre. Quand d'Alembert, las de ce rôle, dont il ne se trouvait pas suffisamment rémunéré par les libraires, abandonna la partie, Diderot tint à la pousser jusqu'au bout et mérita dès lors d'être considéré comme aj^ant été seul à l'avoir jouée et à l'avoir gagnée. Cette partie fut longue et difficile. Les contre-temps se présentèrent avant même le premier coup de dé, c'est-à-dire avant la publication du premier volume. On commençait à s'occuper sérieusement dans le monde de l'œuvre nouvelle en 17Zi9, et l'impression était décidée, les rôles distribués, les matériaux en grande partie rassemblés, lorsque Diderot fut, comme nous l'avons dit dans la Notice de la Lettre sur les Aveugles^ enfermé à Yincennes. Nous n'avons pas à dire ici l'impression qu'il ressentit de son incar- cération ; nous ne devons pas sortir de l'historique du livre. Ce qui nous 1. Voici comment Naigeon délimite la part de l'abbé de Gua: « Le premier projet se bor- nait à la traduction de V Encyclopédie anglaise de Chambers, avec quelques commentaires et additions que l'abbé de Gua, alors seul éditeur et rédacteur, s'était chargé de faire pour répa- rer les omissions importantes de l'auteur anglais et achever le tableau des connaissances humaines à cotte époque. » (Manoires sur tu Vie et les Ouvmyes de Diderot, p. 450.) NOTICE PRELIMINAIRE. 111 y ramène, ce sont les deux réclamations suivantes portées par les libraires devant le comte d'Argenson * : PLACET DES LIBRAIRES DE U ENCYCLOPÉDIE A MONSIEUR LE COMTE D'ARGENSON. Pénétrés de la plus vive et de la plus respectueuse reconnaissance, nous recou- rons encore 2 à la protection de Votre Grandeur, non pour lui demander de nouvelles grâces, parce que nous craignons de l'importuner, mais pour vous représenter, Monseigneur, que l'entreprise sur laquelle Votre Grandeur a bien voulu jeter quelques regards favorables ne peut pas s'acliever tant que M. Diderot sera à Vin- cennes. 11 est oblige de consulter une quantité considérable d'ouvriers qui ne veulent pas se déplacer; de conférer avec des gens de lettres qui n'auront pas la commodité de se rendre à Vincennes, de recourir enfin continuellement à la biblio- thèque du Roi, dont les livres ne peuvent ni ne doivent être transportés si loin. D'ailleurs, Monseigneur, pour conduire les dessins et les gravures, il faut avoir sous les yeux les outils des ouvriers, et c'est un secours essentiel dont M. Diderot ne peut faire usage que sur les lieux. Ces considérations. Monseigneur, ne peuvent valoir auprès de Votre Grandeur qu'autant qu'elle voudra bien se laisser toucher de l'état violent dans lequel nous sommes, et s'intéresser à l'entreprise la plus belle et la plus utile qui ait jamais été faite dans la librairie. C'est la grâce que nous vous demandons, Monseigneur, et que nous espérons de votre amour pour les lettres. Nous sommes, avec un très-profond respect, Monseigneur, de Votre Grandeur, les très-humbles et très-obéissants serviteurs, Briasson, David l'aîné, Durand, Le Breton, imprimeur ordinaire du Roi. NOUVELLES REPRÉSENTATIONS DES LIBRAIRES DE L'ENCYCLOPÉDIE A MONSEIGNEUR LE COMTE D'aRGENSON LE 7 SEPTEMBRE 1749, Monseigneur, Les libraires intéressés à l'édition do VEncydopéilie, pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très-humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au sieur Diderot, leur éditeur, une partie 1. Ces documents sont extraits d'un ouvrage de J. Delort, intitulé : Histoire de la Déten- tion des Philosophes et des Gens de lettres à la Bastille cl à Vincennes. F. Didot, 1829. 3 vol. in-80. 2. Le comte d'Argenson avait accepté la dédicace de l'Encyclopédie. 112 NOTICE PRELIMINAIRE. de sa liberté, lis sentent tout lo prix de cette grâce; mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, acte de mettre le sieur Diderot en état de travailler à V Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très-humblement que c'est une chose absolument impra- ticable ; et, fondés sur la persuasion dans laquelle ils sont que Votre Grandeur a la bonté de s'intéresser à la publicité de cet ouvrage et aux risques qu'ils courraient d'être ruinés par un plus long retard, ils mettent sous ses yeux un détail vrai et circonstancié des raisons qui ne permettent pas que le sieur Diderot continue à Vincennes le travail de V Encyclopédie. 11 faut distinguer plusieurs objets dans l'édition de ce dictionnaire universel des sciences, des arts et des métiers : l'état actuel des matériaux qui doivent composer cet ouvrage, le travail à faire sur ces matériaux, la direction des dessins, des gra- vures et de l'impression. Votre Grandeur se convaincra facilement, en parcourant chacun de ces objets, qu'il n'y en a pas un qui n'offre des difficultés insurmon- tables dans l'éloignemnt. ÉTAT ACTUEL DES MATERIAUX. Ces matériaux doivent être divisés en deux classes: les sciences, les arts et métiers. Les grandes parties qui appartiennent aux sciences sont toutes rentrées, mais elles ne sont pas pour cela entièrement complètes. Les articles généraux, comme en chirurgie, le mot chirurgie, en médecine, le mot médecine, et quelques autres de cette nature, sont demeurés entre les mains des auteurs, qui ont désiré de les méditer attentivement pour leur donner toute la perfection dont ils sont susceptibles. Le sieur Diderot s'est contenté de tenir une note exacte de ces différents articles à rentrer; mais, pour les avoir à temps, il est nécessaire qu'il voie les auteurs, qu'il confère avec eux, et qu'ils travaillent conjointement à lever les diffi- cultés qui naissent de la nature des matières. Les articles qui lui ont été remis ne demandent pas moins sa présence à Paris et exigent qu'il soit à la portée des auteurs qui les ont traités; son travail à cet égard consiste principalement dans la révision et la comparaison des diverses parties de l'ouvrage. Chacun de ces auteurs a exigé qu'il ne se fît aucun change- ment à son travail sans qu'il en ait été conféré avec lui, et cela est d'autant plus juste, ({ue l'éditeur, quoique versé dans la connaissance de chacune des parties, ne peut pas être supposé les posséder toutes assez profondément pour pouvoir se passer des lumières du premier auteur, qui d'ailleurs en répond aux yeux du public, parce qu'il est nommé. Si le sieur Diderot était obligé de travailler à Vin- cennes, il serait privé de ce secours nécessaire, parce que les gens de lettres se déplacent difficilement, et qu'il faudrait se jeter dans des dissertations par écrit qui n'auraient pas de fin : ces éclaircissements, dont aura souvent besoin l'éditeur, peuvent se présenter subitement au milieu d'un article; la distance des lieux ne lui permettant pas d'avoir recours à l'auteur, il faudrait en suspendre la révision et passer à un autre article qui pourrait offrir les mêmes difficultés, ou l'exposer à oublier des choses essentielles, et à donner au public un ouvrage informe et rempli de négligences. Entre les arts, il y en a quelques-uns qui ne sont que commencés et quelques autres qui sont encore à faire ; c'est un travail qui demande absolument que le sieur Diderot se rende chez les ouvriers, ou qu'ils se transportent chez lui: ces deux choses sont également impraticables à Vincennes; mais, quand les ouvriers consentiraient à l'aller trouver, ils ne pourraient pas apporter leurs outils et leurs NOTICE PRÉLIMINAIRE. 113 ouvrages; ils ne pourraient point opérer sous ses yeux, et cependant c'est une chose indispensable, parce qu'il est fort différent de faire parler un ouvrier ou de le voir agir ; il est des métiers si composés, que, pour en bien entendre la manœuvre et pour la bien décrire, il faut l'étudier plusieurs jours de suite, y travailler soi- même et s'en faire expliquer en détail toutes les parties; ce ne sont point des choses qui puissent se faire à Vincennes. Quand le sieur Diderot a été arrêté, il avait laissé de l'ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries; il les a mandés depuis le peu de jours qu'il jouit de quelque liberté, mais il n'y en a eu qu'un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu'il a fait sur l'art et les figures du chiner des étoffes, les autres ont répondu qu'ils n'avaien t pas le temps d'aller si loin, et que cela les dérangerait. Le sieur Diderot a fait venir à Vincennes un dessinateur intelligent nomme Goussier; il a voulu travailler avec lui à l'arrangement et à la réduction des dessins, mais faute d'échelle et faute d'avoir les objets présents, ils n'ont su quelle figure leur donner ni quelle place leur assigner dans la planche. L'embarras est plus grand encore dans l'explication de ces mêmes figures, parce que beaucoup d'outils se ressemblent, et que, faute d'avoir les originaux sous les yeux, il serait fort aisé de confondre les uns avec les autres, et de se perdre dans un labyrinthe d'erreurs fort grossières. Les libraires étaient sur le point de faire commencer les gravures ainsi que l'impression; le travail de la gravure ne peut être conduit que par l'éditeur, et il n'est pas possible de faire connaître par écrit à un graveur ce qui demande à être rectifié dans son ouvrage; ce sont des choses qui veulent être montrées au doigt. Quant à l'impression, il est bien aise de sentir que huit ou dix volumes in- folio ne peuvent pas s'exécuter à deux lieues d'un éditeur. La multiphcité des épreuves , la nécessité où l'auteur est souvent de se transporter à l'impri- merie, surtout quand il y a, comme dans VEncyclopédie, des matières d'algèbre et de géométrie, dont il faut enseigner aux ouvriers à placer les caractères, sont des obstacles insurmontables. Il est encore à observer, Monseigneur, que chacune des parties de V Encyclo- pédie ne peut pas être regardée comme un tout, auquel il soit possible de travail- ler à part; toutes ces parties sont liées par des renvois continuels des unes aux autres, et cela forme une chaîne qui exigerait que tous les manuscrits fussent por- tés à Vincennes, ce qui ne se pourrait pas faire sans courir le risque de tout brouiller, et par conséquent de tout perdre. La quantité de ces manuscrits est si considérable, qu'il y a de quoi remplir une chambre, ce qui en rend encore le transport plus difficile. D'ailleurs un ouvrage tel que celui-ci ne peut pas se faire sans un grand nombre do livres différents qu'il faudrait aussi transporter. Le sieur Diderot ni les libraires n'ont pas les livres nécessaires à cet ouvrage, il faut continuellement recourir aux bibliothèques publiques ; et Votre Grandeur sait qu'il serait impos- sible de les y emprunter, surtout en si grand nombre, pour être transportés hors de Paris. M. l'abbé Sallier, qui a bien voulu aider le sieur Diderot des livres de la bibliothèque du Roi, peut rendre témoignage à Votre Grandeur du besoin conti- nuel qu'on en a eu jusqu'à la fin de l'ouvrage. Les libraires supplient Votre Grandeur de vouloir bien se laisser toucher de nouveau de l'embarras ruineux dans lequel les jette l'éloignement du sieur Diderot, et de leur accorder son retour à Paris en faveur de l'impossibilité où il est de travailler à Vincennes. XIII. 8 lU NOTICE PRÉLIMINAIRE. Ces réclamations contribuèrent certainement pour une part, d'abord à l'adoucissement du sort du prisonnier, puis à sa libération définitive. Il put reprendre ses travaux, et en 1751 paraissait le premier volume de V Encyclopédie. Attaqué, avant qu'il parût, dans le Journal de Trévoux, ce premier volume n'en fit pas moins une grande sensation. Le Discours préliminaire de d'Alembert et le Prospectus, dans lequel Diderot avait résumé l'état des connaissances humaines et leur liaison, en prenant pour base l'Arbre de Bacon ^ qu'il avait notablement modifié, entretinrent pendant quelque temps de copie les journalistes. On accusa Diderot de s'être borné à copier le philosophe anglais, et on le lui reprocha comme s'il ne s'était pas lui-même avoué coupable de ce grand crime. On dut cependant reconnaître qu'il ne s'agissait plus d'une simple traduction de Cham- bers, mais d'une œuvre nouvelle et bien française. Clément, dans les Lettres qui ont formé le recueil intitulé : les Cinq années littéraires, disait à son correspondant : « Ce n'est point votre Chambers retourné et brodé, comme vous l'avez cru, c'est votre Chambers rectifié, enrichi de nouvehes découvertes, suppléé d'une infinité de choses qu'il laissait à désirer dans les sciences et dans les arts libéraux, et surtout dans les arts mécaniques... Ce n'est point ici l'ouvrage d'un seul, c'est celui d'une multitude de savants et d'artistes qui se sont chargés chacun delà partie qui lui convenait et dont les éditeurs n'ont presque fait que réunir les mémoires, en remplissant les vides d'une science à l'autre. Uniquement occupés de l'utilité publique, ils ne se vantent que des secours qu'ils ont empruntés de toutes parts. Manuscrits, recherches, observations communiquées par les gens de l'art et par les amateurs, bibliothèques publiques 2, cabinets particuliers, recueils, portefeuilles, tout leur a été ouvert. M 1. Les OEuvres complètes de Bacon venaient seulement de paraître en Angleterre en 1740. 2. Il est resté des traces de cette complaisance de l'administration non-seulement dans le Discours préliminaire de V Encyclopédie oîi des remercîmentssont adressés à M. Tabbé Sallier, garde delà bibliothèque du roi, mais dans les archives mêmes de cette bibliothèque. En effet, M. le vicomte Henri Delaborde a bien voulu nous communiquer les documents suivants, d'au- tant plus significatifs que, suivant lui, les prêts au dehors étaient fort rares à cette époque. « J'ai reçu de M. de la Croix, garde des estampes de la Bibliothèque royale, VArl de tourne^' du père Plumier, l'Art de fondre les statues équestres, avec le recueil des figures et pièces du métier à bas. A Paris, ce 13 aoust 1748. « DIDEROT. » « L'Art de tourner. Paris, 1701. (( L'Art de fondre les statues équestres et celle de Louis 14, par Beaufrant, Paris, 1743. DIDEROT. M « M. Diderot m'a raporté l'Art de tourner, du P. Plumier, et l'Art de fondre les statues équestres. Ce 13 décembre 1748. DE LA CROIX. » « M. Diderot m'a raporté le Recueil de figures et pièces du métier à bas. Ce 10 juillet 17.J0. L NOTICE PRELIMINAIRE. 115 Telle fut d'abord l'impression générale. Clément est aussi satisfait de la Lelb^e * qui accompagnait l'article Art, tiré à part, à l'adresse du P. Berthier . « Ce n'est pas tout à fait le défaut ^, dit-il, qu'on lui reproche dans l'échantillon qu'il vient de nous donner de son Encyclopédie^ mais bien un ton un peu trop haut, un style tendu qui nous laisse trop voir le tra- vail des muscles. Au surplus, le morceau est excellent et digne d'être envoyé pour toute réponse aux jésuites du Journal de Trévoux, qui ont attaqué son Prospectus. La lettre dont il l'accompagne, adressée au Père Berthier, chef des journalistes, est pleine de feu, de sel et d'agrément. Vous en aurez tout le plaisir, rien ne vous échappera des allusions, vous êtes au fait des anecdotes. » La réaction commence timidement. Le même Clément trouve bientôt que Diderot est « verbeux, dissertateur, enclin à la digression )>. Il ajoute : « Qu'il y prenne garde, il va nous faire un ou deux in-folio de trop. » Puis, plus loin : « Vous l'aviez dit, monsieur, qu'avec son imagi- nation vagabonde et scientifique, M. Diderot nous inonderait de mots et de phrases : c'est le cri du public contre son premier volume; mais un fonds de choses infiniment riche et un grand goût de bonne philosophie qui le fait valoir couvrent toutes ces superfluités. D'ailleurs, M. Diderot ne répond que de ses propres articles. Après tout, j'aime mieux l'excès que le défaut; le superflu de l'un est souvent le nécessaire de l'autre. » Enfin, il cite de petits vers contre : Ce possesseur de V Encyclopédie, Pic de clartés, puits d'érudition; et un vaudeville où l'on fait dialoguer Diderot, son libraire et son col- porteur. Celui-ci s'écrie ; J'apporte le premier volume Du dictionnaire nouveau : Il sort, comme on dit, de l'enclume; On l'a fait à coups de marteau. Son poids m'ôterait le courage D'en être souvent le porteur : Malheur à ce coquin d'ouvrage, S'il pèse autant à son lecteur ! Petits vers, petite guerre devaient bientôt être remplacés par quelque chose de plus sérieux. La thèse de l'abbé de Prades allait être l'occa- sion d'un soulèvement général, non pas seulement contre l'abbé, mais contre V Encyclopédie, à laquelle il avait fourni quelques articles. 1. Voir ci-après, p. 165. 2. Celui de pédanterie. 116 NOTICE PRÉLIMINAIRE. L'abbé fut exilé, et V Encyclopédie supprimée après le second volume, par arrêt du Conseil du 7 février 1752 ^ Ce n'était qu'un premier avertissement. Le comte d'Argenson, à qui l'ouvrage était dédié et qui était, comme dit Voltaire-, « digne de l'entendre et digne de le protéger », intervint, et l'interdiction fut levée en 1753. D'Alembert avait tenu bon contre cet orage, et il répondait, le Ik août de la même année, à Voltaire, qui l'engageait à aller en Prusse pour continuer la publication interrompue : « Diderot et moi nous vous remercions du bien que vous avez dit de l'ouvrage dans votre admirable Essai sur le siècle de Louis XIV; nous connaissons mieux que personne tout ce qui manque à cet ouvrage. Il ne pourrait être bien fait qu'à Berlin, sous les yeux et avec la protection et les lumières de votre prince philo- sophe ; mais enfin nous commencerons, et on nous saura peut-être à la fin quelque gré. Nous avons essuyé cet hiver une violente tempête ; j'espère qu'enfin nous travaillerons en repos. Je me suis bien douté qu'après nous avoir aussi maltraités qu'on a fait, on reviendrait nous prier de continuer; et cela n'a pas manqué. J'ai refusé pendant six mois; j'ai crié comme le Mars d'Homère; et je puis dire que je ne me suis rendu qu'à l'empressement extraordinaire du public. J'espère que cette résistance si longue nous vaudra dans la suite plus de tranquillité. Ainsi soit-il. » De son "côté, Grimm annonçait dans sa Correspondance (lettre de novembre 1753) la reprise de la publication : « Voici enfin le troisième volume de VEncyclopédie entreprise par une société de gens de lettres, sous la direction de M. Diderot. Toute l'Europe a été témoin des tracasseries qu'on a suscitées à cet important ouvrage, et tous les honnêtes gens en ont été indignés. Qui , en effet, pourrait être spectateur tranquille des haines , de la jalousie, des projets abominables tramés par les faux dévots, et couverts du manteau de la religion? Peut-on s'empêcher de rougir pour l'huma- nité, quand on voit que la religion du prince même est surprise, que le gouverne- ment et la justice sont prêts à donner du secours aux complots odieux qu'avait formés le faux zèle ou peut-être l'hypocrisie lors de l'affaire scandaleuse de M. l'abbé de Prades, pour envelopper dans la plus injuste persécution tout ce qui reste à la nation de bonnes têtes et d'excellents génies? Malheureusement pour les Jésuites il n'était pas aussi facile de continuer VEncyclopédie que de perdre des philosophes qui n'avaient pas d'autre appui dans le monde que leur amour pour la vérité et la conscience de leurs vertus , faibles ressources auprès de ceux qui ont le pouvoir en main, et qui, exposés aux fausses insinuations, aux sur- prises, à la précipitation, à des écueils sans nombre, ont mille moyens d'être injustes, tandis qu'il ne leur en reste qu'un seul pour être justes. Tout était bien concerte : on avait déjà enlevé les papiers de M. Diderot. C'est ainsi que les Jésuites comptaient défaire une Encyclopédie déjà toute faite; c'est ainsi qu'ils comptaient avoir la gloire de toute cette entreprise, en arrangeant et mettant en ordre les articles qu'ils croyaient tout prêts. Mais ils avaient oublié d'enlever au philosophe sa tête et son génie, et de lui demander la clef d'un grand nombre d'articles que, bien loin de comprendre, ils s'efforçaient en vain de déchiffrer. 1. « Tout cet orapje, dit Barbier (Journal, février 11~)2), est venu par le canal des Jésuites et par Tordre do M. de Mirepoix, qui a un grand crédit ecclésiastique sur l'esprit du roi. » 2. Lellrcs sur quelques écrivains accusés d'allicisme. NOTICE PRÉLIMINAIRE. 117 Cette humiliation est la seule vengeance obtenue par nos philosophes sur leurs ennemis, aussi imbéciles que malfaisants, si toutefois l'humiliation d'un tas d'ennemis aussi méprisables peut flatter les philosophes. Le gouvernement fut oblige, non sans quelque espèce do confusion, de faire des démarches pour enga- ger M. Diderot et M. d'Alcmbert à reprendre un ouvrage inutilement tenté par des gens qui depuis longtemps tiennent la dernière place dans la littérature... » Le troisième volume parut avec une préface qui fut sans doute Tœuvre collective de Diderot et de d'Alembert, mais qui appartient plus particulièrement à celui-ci, puisqu'il Fa réunie à ses Mélanges. On put aller ainsi en bataillant, mais sans trop d'encombrés, jus- qu'en 1757 et jusqu'au septième volume, mais alors, nouvelle crise. On avait trouvé pour les encyclopédistes un ingénieux sobriquet. On les appelait les cacouacs ^. C'était un avocat, J.-N. Moreau, l'inventeur de cette désignation, qui, sous l'apparence d'une plaisanterie des- tinée à ridiculiser ceux qu'elle atteignait, n'allait à rien moins qu'à les assimiler à des factieux, à des perturbateurs de la chose publique, et c'est ainsi en effet que tous ceux qui s'en servirent, comme l'abbé de Saint-Cyr {Catéchisme et décisions de cas de con- science à l'usage des cacouacs) et les rédacteurs des A/fiches de pro- vincCj, de la Gazette de France, de V Observateur hollandais, etc., enten- daient la chose. Quoique les rédacteurs de VEncyclopédle poussassent parfois la prudence jusqu'à mécontenter Voltaire 2; quoique la cen- sure, plus rigoureusement exercée que par le passé, laissât peu d'oc- casions de scandale, on trouvait le moyen de rendre leur dictionnaire responsable de toutes les hardiesses que la philosophie s'est permises depuis qu'elle existe et on amalgamait avec art les citations tirées de tous les auteurs morts ou vivants pour démontrer les intentions cri- minelles de ces derniers, les seuls sur lesquels on pût avoir prise. L'année 1758 fut tout entière occupée par ces débats. Les évêques s'en mêlèrent par leurs mandements. Les philosophes eux-mêmes virent leur union se desserrer par la défection de Rousseau, qui prit d'Alem- bert à partie à cause de l'article Genève. Le 23 janvier 1759, il y eut une assemblée des Chambres au Palais, et le procureur général y dénonça, entre autres ouvrages, VEsprit, d'Helvétius, et VEncyclopédle. L'attaque avait été bien conduite, et M. Joly de Fleury, dans son réquisitoire, put s'appuyer sur les brochures et les mandements qui avaient préalablement recherché et rassemblé des textes et des citations, pour démontrer qu'il y avait « un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer 1. On lit en note, dans le Premier Mémoire sur les Cacouacs : « Il est à remarquer que le mot grec xâ/oç, qui ressemble à celui de Cacouacs, signifie méchant » 2. V. une lettre du 9 octobre l'754. 118 NOTICE PRELIMINAIRE. l'indépendance et nourrir la corruption des mœurs ^ » VEspril fut condamné à être brûlé. Quant à V Encyclopédie, on usa d'indulgence, à cause des intérêts considérables engagés dans l'affaire, et on nomma une commission composée de neuf examinateurs, docteurs en théologie, avocats et professeurs de philosophie, pour relire définitivement les sept volumes imprimés et décider s'ils devaient être ou non brûlés, comme l'Esprit. Nonobstant cette décision, qui laissait au moins aux libraires l'espé- rance de s'expliquer devant leurs nouveaux juges, il y eut un arrêt du Conseil d'État révoquant le privilège et défendant de continuer l'im- pression de l'Encyclopédie. Barbier signale ainsi cette irrégularité : « On dit que c'est un coup d'autorité' de M. le chancelier à l'égard du Parlement, qui a entrepris de nommer des examinateurs autres que des censeurs royaux pour examiner les sept volumes. Il y a apparence que les libraires vont se donner des mouvements sur cet arrêt du Conseil ; d'autant que le huitième volume est presque imprimé, et que cela forme une grande dépense. » Barbier ajoute : « Il y a toute apparence que cet arrêt, sollicité auprès de M. le Dauphin sous prétexte de reli- gion, est l'ouvrage de M. le chancelier de Lamoignon, soit par rapport aux Jésuites, qu'il a toujours protégés, et qui sont les ennemis déclarés des auteurs qui ont travaillé à ce dictionnaire; soit par rapport à l'en- treprise du Parlement qui, par l'arrêt du mois de janvier dernier, a nommé des examinateurs particuliers pour les sept volumes, d'autant qu'au moyen de cet arrêt du Conseil, cet examen n'aura aucune suite, suivant les apparences. » Il n'en eut aucune, en effet, et l'arrêt du Conseil d'État fut, au con- traire, confirmé par un autre qui ordonna aux libraires de rendre aux souscripteurs la somme de soixante-douze livres pour les volumes payés d'avance, et qui ne devaient pas leur être fournis. Voici ces deux arrêts : ARRÊT DU CONSEIL D'ÉTAT DU ROI QUI RÉVOQUE LES LETTRES DE PRIVILEGE OBTENUES POUR LE LIVRE INTITULÉ : ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ DES SCIENCES, ARTS ET MÉTIERS, PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES. DU 8 MARS 1759 {Extrait des regit^tres du Conseil d'Etal.) Le roi ayant accorde le 21 janvier 1746 des lettres de privilège pour un ouvrage qui devait être imprimé sous le titre d'Encyclopédie ou Dictionnaire rai- 1. Journal do Barbier, janvier 1759. NOTICE PRÉLIMINAIRE. 119 sonné des sciences, arts et métiers, par une société de gens de lettres, les auteurs dudit dictionnaire en auraient fait paraître les deux premiers volumes, dont Sa Majesté aurait ordonne la suppression par son arrêt du 7 février 1752, pour les causes contenues audit arrêt; mais en considération de l'utilité dont l'ouvrage pouvait être à quelques égards, Sa Majesté n'aurait pas jugé à propos de révoquer pour lors le privilège, et se serait contentée de donner des ordres plus sévères pour l'examen des volumes suivants ; nonobstant ces précautions, Sa Majesté aurait été informée que les auteurs dudit ouvrage, abusant do l'indulgence qu'on avait eue pour eux, ont donné cinq nouveaux volumes qui n'ont pas moins causé de scandale que les premiers, et qui ont même déjà excité le zèle du ministère public de son parlement. Sa Majesté aurait jugé qu'après ces abus réitérés, il n'était pas possible de laisser subsister ledit privilège; que l'avantage qu'on peut retirer d'un ouvrage de ce genre, pour le progrès des sciences et des arts, ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mœurs et la religion; que d'ailleurs quel- ques nouvelles mesures qu'on prît pour empêcber qu'il ne se glissât dans les der- niers volumes des traits aussi répréhensibles que dans les premiers, il y aurait toujours un inconvénient inévitable à permettre de continuer l'ouvrage, puisque ce serait assurer le débit non-seulement des nouveaux volumes, mais aussi de ceux qui ont déjà paru ; que ladite Encyclopédie étant devenu un Dictionnaire complet et un traité général de toutes les sciences, serait bien plus recherché du public et bien plus souvent consultée, et que par là oa répandrait encore davan- tage et on accréditerait en quelque sorte les pernicieuses maximes dont les volumes déjà distribués sont remplis. A quoi voulant pourvoir, le noi étant en son CONSEIL, de l'avis de M. le chancelier, a révoqué et révoque les lettres de privi- lège obtenues le 21 janvier 1746, pour le livre intitulé : Encyclopédie ou. Diction^ naire raisonné des sciences, arts et métiers , par une société de gens de lettres; fait défenses à tous libraires et autres, de vendre, débiter ou autrement distribuer les volumes qui ont déjà paru, et d'en imprimer de nouveaux, à peine de puni- tion exemplaire. Enjoint Sa Majesté au sieur Bertin, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, lieutenant général de police, de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, lequel sera imprimé, publié et affiché partout où il appartiendra. Fait au Conseil d'État du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le huitième mars mil sept cent cinquante-neuf. Signé Phélypeaux. ARRÊT DU CONSEIL D'ÉTAT DU ROI QUI ORDONNE AUX LIBRAIRES Y DÉNOMMÉS DE RENDRE LA SOMME DE SOIXANTE-DOUZE LIVRES A CEUX QUI ONT SOUSCRIT POUR LE DICTIONNAIRE DES SCIENCES DU 21 JUILLET 1759 ( Extrait des ref/istyes du Conseil d'Etat. ) * Le roi étant informé que la suppression de l'ouvrage iniitulé Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers, par une société de gens de lettres, ordonnée par l'arrêt du 8 mars 1759, aurait donné lieu à des plaintes de la part des souscripteurs qui ont payé d'avance aux libraires la plus grande partie du prix dudit ouvrage, pour lequel ils n'ont reçu que sept volumes, dont la valeur n'est pas proportionnée aux avances qu'ils ont faites, dans l'espérance d'avoir un 120 NOTICE PRÉLIMINAIRE. ouvrage complet et orné d'un grand nombre de planches; et considérant en même temps qu'il ne serait pas juste d'obliger les libraires qui ont fait cette entreprise à rendre la totalité des sommes qui leur ont été payées, et qui ont été employées en grande partie à la confection desdits sept volumes supprimés, Sa Majesté aurait reconnu qu'il était juste de fixer la somme que les libraires sont tenus de rendre aux souscripteurs. A quoi voulant pourvoir ; ouï le rapport, le roi étant en son CONSEIL, de l'avis de M. le chancelier, a ordonne et ordonne que les nommés Lebreton, David l'aîné, Briasson et Durand, libraires, seront tenus de rendre à tous ceux qui leur présenteront une souscription signée d'eux pour l'ouvrage inti- tulé : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers, par une société de gens de lettres, la somme de soixante-douze livres; au moyen duquel payement ils seront déchargés de leur engagement envers Icsdits souscripteurs. Enjoint Sa Majesté au sieur Bertin, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, lieutenant général de police, de tenir la main à l'exccuiion du présent arrêt, lequel sera imprimé, publié et affiché partout où il appartiendra. Fait au Conseil d'Etat du roi, Sa Majesté y étant, tenu à V'ersailles le vingt et un juillet mil sept cent cinquante-neuf. Signé Phélypeaux. Tout paraissait dès lors bien fini et la partie perdue. D'AIembert avait vu venir le coup de loin. Il écrivait, le 28 janvier 1758, à Voltaire, la lettre suivante : « Oui, sans doute, mon cher maître, V Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire et se perfectionne à mesure qu'elle avance; mais il est devenu impos- sible de l'achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n'est rien; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs, dont M. de Malesherbes n'a pu empêcher l'exécution? Croi- riez-vous qu'une satire atroce contre nous, qui se trouve dans une feuille pério- dique, qu'on appelle les .4/"/îc/te5 deprovincea. été envoyée de Versailles à l'auteuravec ordre de l'imprimer; et qu'après avoir résisté autant qu'il a pu, jusqu'à s'exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire en l'adoucissant de son mieux? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du préteur, c'est que nous formons une secte qui a jure la ruine de toute société, de tout gou- vernement et de toute morale. Cela est gaillard; mais vous sentez, mon cher phi- losophe, que si on imprime aujourd'hui de pareilles choses par ordre exprès de ceux qui ont l'autorité en main, ce n'est pas pour en rester là; cela s'appelle amasser les fagots au septième volume, pour nous jeter dans le feu au huitième. îSous n'avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu'à présent ; M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis, et en a donné de pareils aux censeurs qu'il a nommés. D'ailleurs, quand nous obtien- drions qu'ils fussent changes, nous n'y gagnerions rien; nous conserverions alors le ton que nous avons pris, et l'orage recommencerait au huitième volume. Il faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n'est pas bonne à jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d'ailleurs M. de Malesherbes, si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance , vous seriez convaincu que nous ne pourrions compter sur rien avec lui, môme après les promesses les plus posi- tives. Mon avis est donc, et je persiste, qu'il faut laisser là V Encyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la con- NOTICE PRÉLIMINAIRE. 121 tinuer. S'il (Hait possible qu'elle s'imprimât dans le pays étranger, en continuant, comme de raison, à se faire à Paris, je reprendrais demain mon travail ; mais le gouvernement n'y consentira jamais; et quand il le voudrait bion, est-il possible que cet ouvrage s'imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs? Par toutes ces raisons, je persiste en ma thèse. (La Fontaine, La Coupe enchanlêc.) D'Alembert ne revint pas sur cette décision prise avant les événe- ments. Il refusa, quand ils furent accomplis, de reprendre sa part de collaboration i, car Diderot, lui, ne désespérait pas encore, et c'était lui qui avait raison. II est difficile de s'expliquer comment il réussit, malgré les arrêts formels que nous avons donnés plus haut, à persuader aux libraires et au public que rien n'était perdu; il faut se reporter, pour s'en faire quelque idée, à sa pièce : Esl-il bon? Est-il méchant? Son esprit d'in- vention et de ressources a dû alors faire des prodiges semblables à celui qu'il avait accompli en arrachant au pieux d'Aguesseau le premier privilège de V Encyclopédie. S'il avait des ennemis, il s'était fait aussi des protecteurs, et parmi eux se trouvaient M. de Sartine et le duc de Choiseul. Les Jésuites avaient fait supprimer l'Encyclopédie; le duc de Choiseul devait quelque temps après supprimer les Jésuites, et ce fut grâce à cet appui, à la complaisance de M. de Malesherbes, à la conni- vence de M. de Sartine, aux sacrifices de M"'^ Geoiïrin que Diderot put, comme si de rien n'était, continuer l'impression de V Encyclopé- die; mais il eut la prudence de n'en plus faire rien paraître avant rentier achèvement. Pendant qu'il se livrait à ce travail, sur lequel l'autorité fermait les yeux, ses ennemis continuaient leur campagne. C'est l'époque (1760) où fut représentée la comédie des Philosophes. Les pamphlets se mul- tipliaient comme si la victoire était encore douteuse. Citons en un entre autres ^ parce qu'il est des plus rares^ et que l'injure mêlée à la jubilation y fait le plus triste effet. C'est Le Coq à Vasne ou V Éloge de Martin Zèbre, prononcé dans l'assemblée générale tenue à Montmartre par ses confrères, avec cette épigraphe : Ehl Eh! Eh! Eh! Sire asne! (Voltaire, Histoire nniverselle.) A Asnières, aux dépens de qui il appartiendra. 1000 700 60. Il débute ainsi : « Un gros ouvrage venait d'être supprimé; maître Abraham ^ finissait sa mission et un grand philosophe jouait pour la première fois en public un rôle assez sem- 1. On trouvera dans une lettre de Diderot à Mlle Voland, du 11 octobre 1759, l'exposé des autres raisons de d'Alembert pour refuser son concours. 2. Parmi les autres, il faut distinguer : les Philosophes aux abois, 1760, in -8°; Préjuges légitimes contre l'Encyclopédie, par Abraham Chaumeix; Éloge de l'Encyclopédie et des Ency- clopédistes, 1759, par le P. Bonhomme, etc., etc. 3. Chaumeix. 122 NOTICE PRELIMINAIRE. blable à celui de Nabuchodonosor, lorsqu'une voix terrible se fit entendre du sommet de Montmartre. Elle fut bientôt suivie de mille autres qui toutes l'imitant répétèrent d'un ton lugubre : le grand asne est 7norl. « Celui-ci, comme on sait, n'avait pas de plus grand plaisir que de parler jusqu'à défaillance, car de même que les dervis de Fera tour- nent par dévotion dans leur temple jusqu'à tomber de lassitude et de malaise, de même Martin Zèbre, par une espèce de vœu, ou par un don particulier du ciel, parlait des heures entières sans remarquer si on récoutait, le plus souvent sans s'entendre lui-même. » Cela continue sur le même ton pendant vingt-trois pages. On y parle d'une Encyclopédie quadrupède; on y bat en brèche V Interprétation de la nature avec les Bijoux indiscrets; on exalte les Philosophes, mais sur- tout, trait qui peut servir à faire reconnaître la main d'où partait le coup, on fait de Martin Zèbre l'auteur de la Vision de Ch. Palissot, pamphlet qui devait conduire Morellet à la Bastille, mais dont on aurait beaucoup mieux aimé voir punir Diderot. C'est aussi l'époque où on lui attribue tout ce qui se publie d'un peu hardi, ou, comme on dirait aujourd'hui, de révolutionnaire. Pendant ce temps, il s'occupe de théâtre; il écrit la Religieuse; il commence le Neveu de Rameau^ et en 1765 il lance à la fois les dix derniers volumes de texte et les cinq premiers volumes de planches de l'œuvre qu'il avait définitivement faite sienne. On ne put d'abord distribuer ces volumes qu'en cachette S et comme ils portaient comme lieu de provenance l'indication : Neufchâtel, et qu'ils étaient censés venir de cette ville, il n'était pas possible de les faire circuler autrement qu'en ballots fermés. Voltaire raconte comment l'interdit fut levé après qu'on eut d'abord voulu forcer les souscripteurs à rapporter les exemplaires qu'ils avaient retirés. Il dit tenir le fait d'un domestique de Louis XV, et ce fait se serait passé à la suite d'un souper à Trianon. On avait discuté sur cer- tains points. Le duc de La Vallière et le duc de Nivernois n'étaient pas d'accord sur la composition de la poudre à canon. On regretta de n'avoir pas sous la main V Encyclopédie. Le roi la possédait. Comme on lui avait dit que c'était ff la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France», il avait voulu savoir parlui-même si l'accusation était fondée avant de permettre qu'on lût ce livre. « Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui 1. Le Breton ne pouvait les délivrer qu'aux personnes que lui désignait M. de Sartino ; et il devait le faire en secret, de façon à ce que c Ton n'abuse point de cette facilité •. Lettre de M. de Sartine citée dans Dernier l'ial dcx citcfs d juger en l'inslancc, par les libraires associés contre le sieur Luneau de Boisjcrmain, m7, iQ-4o, NOTICE PRÉLIMINAIRE. 123 apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine. On vit à l'article Po^idre que le duc de La Vallière avait raison ; et bientôt M"'*' de Pom- padour apprit la différence entre l'ancien rouge d'Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du mnreXj, et que par conséquent notre écarlate était la pourpre des Anciens; qu'il entrait plus de safran dans le rouge d'Espagne, et plus de cochenille dans celui de France. Elle vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la ravit d'étonnement. « Ah! le beau livre! s'écria-t-elle. Sire, vous avez « donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder (f seul, et pour être le seul savant de votre royaume? » Chacun se jetait sur les volumes comme les filles de Lycomède sur les bijoux d'Ulysse ; chacun y trouvait à l'instant tout ce qu'il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d'y voir la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de sa couronne. « Mais vraiment, dit-il, je ne sais « pourquoi on m'avait dit tant de mal de ce livre. — Eh! ne voyez-vous « pas, sire, lui dit le duc de Nivernois, que c'est parce qu'il est fort « bon ! On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun « genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle « venue, il est sûr qu'elle est plus jolie qu'elles. » Pendant ce temps-là on feuilletait; et le comte do C... dit tout haut : « Sire, vous êtes trop « heureux qu'il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables « de connaître tous les arts, et de les transmettre à la postérité. Tout « est ici, depuis la manière de faire une épingle jusqu'à celle de fondre et éY ajrtitié -^ mais il ne paraît pas qu'elle ait eu, comme les autres divinités, des temples et des autels de pierre, et je n'en suis pas trop fâché. Quoique le temps ne nous ait conservé aucune de ses représentations, Lilio Geraldi prétend, dans son ouvrage des Dieux du paganisme, qu'on la sculptait sous la figure d'une jeune femme, la tête nue, vêtue d'un habit grossier, et la poitrine découverte jus- qu'à l'endroit du cœur , où elle portait la main , embrassant de l'autre côté un ormeau sec. Cette dernière idée me paraît sublime. AMOUR ou CupiDON [MythoL)^ dieu du paganisme dont on a raconté la naissance de cent manières différentes , et qu'on a représenté sous cent formes diverses, qui lui conviennent pres- que toutes égalemeni. V Amour demande sans cesse ; Platon a donc pu le dire fils de la pauvreté; il aime le trouble et semble être né du chaos, comme le prétend Hésiode; c'est un mélange AMPHITHEATRE. 287 de sentiments et de désirs grossiers ; c'est ce qu'entendait appa- remment Sapho, quand elle faisait VAnwiir fils du ciel et de la terre. Je crois que Simonide avait en vue le composé de force et de faiblesse qu'on remarque dans la conduite des amants, quand il pensa que V Amour était fils de Vénus et de Mars. Il naquit, selon Alcméon, de Flore et de Zéphire, symboles de l'in- constance et de la beauté. Les uns lui mettent un bandeau sur les yeux, pour montrer combien il est aveugle ; et d'autres, un doigt sur la bouche, pour marquer qu'il veut de la discrétion. On lui donne des ailes, symboles de légèreté; un arc, symbole de puissance ; un flambeau allumé, symbole d'activité : dans quel- ques poètes, c'est un dieu ami de la paix, de la concorde et de toutes les vertus; ailleurs, c'est un dieu cruel et père de tous les vices; et, en effet, V Amour est tout cela, selon les âmes qu'il domine. H a même plusieurs de ces caractères successivement dans la même âme. 11 y a des amants qui nous le montrent dans un instant fils du ciel, et dans un autre fils de l'enfer. L Amour est quelquefois encore représenté tenant par les ailes un papillon qu'il tourmente et qu'il déchire : cette allégorie est trop claire pour avoir besoin d'explication. AMPHITHÉÂTRE, s. m. Ce terme est composé de au^a^l, et de ÔaaToov, théâtre^ et théâtre Yient de Gsaofxai, regarder ^ contem- pler^ ainsi amjjhithéâtre signifie proprement un lieu d'où les spectateurs rangés circulairement voyaient également bien. Aussi les Latins le nommaient-ils visorium. C'était un bâtiment spa- cieux, rond, plus ordinairement ovale, dont l'espace du milieu était environné de sièges élevés les uns au-dessus des autres, avec des portiques en dedans et en dehors. Gassiodore dit que ce bâtiment était fait de deux théâtres conjoints. Le nom de cavea qu'on lui donnait quelquefois, et qui fut le premier nom des théâtres, n'exprimait que le dedans, ou ce creux, formé par les gradins, en cône tronqué, dont la surface la plus petite, celle qui était au-dessous du premier rang des gradins et du podium^ s'appelait Varène^ parce que, avant que de commencer les jeux de V amphithéâtre^ on y répandait du sable ; nous disons encore aujourd'hui Varène de Nîmes, les arènes de Tintiniac. Au lieu de sable, Galigula fit répandre dans le cirque de la chrysocolle; Néron ajouta à la chrysocolle du cinabre broyé. Dans les commencements, les amphithéâtresïiéXdivQWiçiMQàe 288 AMPHITHÉÂTRE. bois. Celui que Statilius Taurus fit construire à Rome dans le cliamp de Mars, sous l'empire d'Auguste, fut le premier de pierre. Vamphifhéâlre de Statilius Taurus fut brûlé et rétabli sous Néron. Vespasien en bâtit un plus grand et plus superbe, qui fut souvent brûlé et relevé : il en reste encore aujourd'hui une grande partie. Parmi les amphithéâtres entiers ou à demi détruits qui subsistent, il n'y en a pas de comparable au Golisée. 11 pouvait contenir, dit Yictor, quatre-vingt-sept mille specta- teurs. Le fond, ou l'enceinte la plus basse, était ovale. Autour de cette enceinte étaient des loges ou voûtes, qui renfermaient les bêtes qui devaient combattre ; ces loges s'appelaient cave ce. Au-dessus des loges appelées caveœ^ dont les portes étaient prises dans un mur qui entourait l'arène, et sur ce mur était pratiquée une avance en forme de quai, qu'on appelait ^j>o?//^.s'. C'est encore aujourd'hui le nom d'une fiole qu'on conserve dans l'église Saint-Remy de Reims, et qu'on prétend avoir été apportée du ciel, pleine de baume, pour le baptême de Clovis. Ce fait est attesté par Hinc- mar, par Flodoard et par Aimoin. Grégoire de Tours et Fortunat n'en parlent point. D'habiles gens l'ont combattu; d'autres habiles gens l'ont défendu; et il y a eu, à ce qu'on prétend, un ANiîTIS. 291 ordre de chevaliers de la Sainte-Ampoule qui faisait remonter son institution jusqu'à Glovis. Ces chevaliers étaient, selon Favin, au nombre de quatre; savoir, les barons de Terrier, de Belestre, de Sonatre et de Louverey. AINAGHIS, s. m. [MythoL), nom d'un des quatre dieux fami- liers que les Égyptiens croyaient attachés à la garde de chaque personne dès le moment de sa naissance. Les trois autres étaient Dymon^ Tychcs et Hcros : ces quatre dieux se nommaient aussi Dynamis^ Tychè^ Éros^ et Ananchéj la Puissance, la Fortune, l'Amour et la Nécessité. S'il est vrai que les païens mêmes aient reconnu que l'homme abandonné à lui-même n'était capable de rien, et qu'il avait besoin de quelque divinité pour le conduire, ils auraient pu le confier à de moins extravagantes que les quatre précédentes. La Puissance est sujette à des injustices; la Fortune à des caprices, l'Amour à toutes sortes d'extravagances, et la Nécessité à des forfaits, si on la prend pour le besoin ; et si on la prend pour le destin, c'est pis encore, car sa présence rend les secours des trois autres divinités superflus. Il faut pourtant convenir que ces divinités représentent assez bien notre condition présente; nous passons notre vie à commander, à obéir, à désirer et à pour- suivre. ANADYOMÈNE,de ava(^uw[X£v/],> 2. Ce dernier paragraphe, ((ui répond à des critiques adressées à l'auteur, ne se trouvait pas dans le tirage en brochure. ASGHARIOUNS. 373 épines au lecteur, nous nous serions épargné bien du travail à nous-même. ARTISAN, f. m., nom par lequel on désigne les ouvriers qui professent ceux d'entre les arts mécaniques qui supposent le moins d'intelligence. On dit d'un bon cordonnier, que c'est un bon artisan : et d'un habile horloger, que c'est un grand artiste. ARTISTE, f. m., nom que l'on donne aux ouvriers qui excellent dans ceux d'entre les arts mécaniques qui supposent l'intelligence; et même à ceux qui, dans certaines sciences moitié pratiques, moitié spéculatives, en entendent très-bien la partie pratique : ainsi on dit d'un chimiste qui sait exécuter adroitement les procédés que d'autres ont inventés, que c'est un bon artiste j avec cette différence que le mot artiste est toujours un éloge dans le premier cas, et que dans le second c'est presque un reproche de ne posséder que la partie subal- terne de sa profession. ASGHARlOUiNS ou Ascuariens {Hist. mod.), disciples d'As- chari, un des plus célèbres docteurs d'entre les musulmans. On lit dans l'Alcoran : « Dieu vous fera rendre compte de tout ce que vous manifesterez en dehors, et de tout ce que vous retien- drez en vous-même ; car Dieu pardonne à qui il lui plaît, et il châtie ceux qu'il lui plaît; car il est le tout-puissant, et il dispose de tout selon son plaisir. » A la publication de ce verset, les musulmans, effrayés, s'adressèrent à Aboubekre et Omar, pour qu'ils en allassent demander l'explication au S. Prophète. « Si Dieu nous demande compte des pensées mêmes dont nous ne sommes pas maîtres, lui dirent les députés, comment nous sau- verons-nous? » Mahomet esquiva la difficulté par une de ces réponses, dont tous les chefs de secte sont bien pourvus, qui n'éclairent point l'esprit, mais qui ferment la bouche. Cependant" pour calmer les consciences, bientôt après il publia le verset suivant : « Dieu ne charge l'homme que de ce qu'il peut, et ne lui impute que ce qu'il mérite par obéissance ou par rébellion, d Quelques musulmans prétendirent dans la suite que cette der- nière sentence abrogeait la première. Lesaschariens, au contraire, se servirent de l'une et de l'autre pour établir leur système sur la liberté et le mérite des œuvres, système directement opposé à celui des Montazales. Les aschariens regardent Dieu comme un agent universel, 2>lk ASIATIQUES. auteur et créateur de toutes les actions des hommes, libres toutefois d'élire celles qu'il leur plaît. Ainsi les hommes répon- dent à Dieu d'une chose qui ne dépend aucunement d'eux quant à la production, mais qui en dépend entièrement quant au choix. Il y a dans ce système deux choses assez bien distinguées : la voix de la conscience, ou la voix de Dieu ; la voix de la con- cupiscence, ou la voix du démon, ou de Dieu parlant sous un autre nom. Dieu nous appelle également par ces deux voix, et nous suivons celle qu'il nous plaît. Mais les aschariens sont, je pense, fort embarrassés, quand on leur fait voir que cette action par laquelle nous suivons l'une ou l'autre voix, ou plutôt cette détermination à l'une ou à l'autre voix, étant une action, c'est Dieu qui la produit, selon eux; d'où il s'ensuit qu'il n'y a rien qui nous appartienne ni en bien ni en mal dans les actions. Au reste, j'observerai que le con- cours de Dieu, sa providence, sa prescience, la prédestination, la liberté, occasionnent des disputes et des hérésies partout où il en est question, et que les chrétiens feraient bien, dit M. d'Herbelot dans sa Bibliothèque orientale^ dans ces questions difficiles, de chercher paisiblement à s'instruire, s'il est possible, et de se supporter charitablement dans les occasions où ils sont de sentiments différents. En effet, que savons-nous là-dessus? Quls consiliarius ejus fuit? ASIATIQUES (Philosophie des Asiatiques en général). Tous les habitants de l'Asie sont ou mahométans, ou païens, ou chré- tiens. La secte de Mahomet est sans contredit la plus nom- breuse : une partie des peuples qui composent cette partie du monde a conservé le culte des idoles, et le peu de chrétiens qu'on y trouve sont schismatiques , et ne sont que les restes des anciennes sectes, et surtout de celle de Nestorius. Ce qui paraîtra d'abord surprenant, c'est que ces derniers sont les plus ignorants de tous les peuples de l'Asie, et peut- être les plus dominés par la superstition. Pour les mahométans, on sait qu'ils sont partagés en deux sectes. La première est celle d'Aboubckre, et la seconde est celle d'Ali. Elles se haïssent mutuellement, quoique la différence qu'il y a entre elles con- siste plutôt dans des cérémonies et dans des dogmes accessoires, que dans le fond de la doctrine. Parmi les mahométans, on en trouve qui ont conservé quelques dogmes des anciennes sectes ASIATIQUES. 375 philosophiques, et surtout de l'ancienne philosophie orientale. Le célèbre Dernier, qui a vécu longtemps parmi ces peuples et qui était lui-même très-versé dans la philosophie, ne nous permet pas d'en douter. Il dit que les Soufis persans, qu'il appelle cabalisies, « prétendent que Dieu, ou cet être souverain, qu'ils appellent achar, immobile, immuable^ a non-seulement produit, ou tiré les âmes de sa propre substance, mais généra- lement encore tout ce qu'il y a de matériel et de corporel dans l'univers, et que cette production ne s'est pas faite simplement à la façon des causes efficientes, mais à la façon d'une araignée, qui produit une toile qu'elle tire de son nombril, et qu'elle répand quand elle veut. La création n'est donc autre chose, suivant ces docteurs, qu'une extraction et extension que Dieu fait de sa propre substance, de ces rets qu'il tire comme de ses entrailles, de même que la destruction n'est autre chose qu'une simple reprise qu'il fait de cette divine substance, de ces divins rets dans lui-même ; en sorte que le dernier jour du monde, qu'ils appellent maperU ou pralea^ dans lequel ils croient que tout doit être détruit, ne sera autre chose qu'une reprise géné- rale de tous ces rets, que Dieu avait ainsi tirés de lui-même. Il n'y a donc rien, disent-ils, de réel et d'effectif dans tout ce que nous croyons voir, entendre, flairer, goûter et toucher : l'univers n'est qu'une espèce de songe et une pure illusion, en tant que toute cette multiplicité et diversité de choses qui nous frappent ne sont qu'une seule, unique et même chose, qui est Dieu même; comme tous les nombres divers que nous connais- sons, dix, vingt, cent, et ainsi des autres, ne sont enfin qu'une même unité répétée plusieurs fois. » Mais si vous leur demandez quelque raison de ce sentiment, ou qu'ils vous expliquent com- ment se fait cette sortie, et cette reprise de substance, cette extension, cette diversité apparente, ou comment il se peut faire que Dieu n'étant pas corporel, mais simple, comme ils l'avouent, et incorruptible, il soit néanmoins divisé en tant de portions de corps et d'âmes, ils ne vous paieront jamais que de belles com- paraisons ; que Dieu est comme un océan immense, dans lequel se mouvraient plusieurs fioles pleines d'eau; que les fioles, quelque part qu'elles pussent aller, se trouveraient toujours dans le même océan, dans la même eau, et que venant à se rompre, l'eau qu'elles contenaient se trouverait en même temps 37G ASIATIQUES. unie à son tout, à cet océan dont elles étaient des portions : ou bien ils vous diront qu'il en est de Dieu comme de la lumière, qui est la même pour tout l'univers, et qui ne laisse pas de paraître de cent façons différentes, selon la diversité des objets où elle tombe, ou selon les diverses couleurs et figures des verres par où elle passe. Ils ne vous paieront, dis-je, que de ces sortes de comparaisons, qui n'ont aucun rapport avec Dieu, et qui ne sont bonnes que pour jeter de la poudre aux yeux d'un peuple ignorant; et il ne faut pas espérer qu'ils répliquent solidement, si on leur dit que ces fioles se trouveraient vérita- blement dans une eau semblable, mais non pas dans la même, et qu'il y a bien dans le monde une lumière semblable, et non pas la même, et ainsi de tant d'autres objections qu'on leur fait. Ils reviennent toujours aux mêmes comparaisons, aux belles paroles, ou comme les Soufis aux belles poésies de leur Goult- hen-raz. Voilà la doctrine des Pendets, Gentils des Indes ; et c'est cette même doctrine qui fait encore à présent la cabale des Soufis et de la plupart des gens de lettres persans, et qui se trouve expliquée en vers persiens, si relevés et si emphatiques dans leur Goult-hen-raz , ou Parterre des mystères. C'était la doctrine de Fludd, que le célèbre Gassendi a si doctement réfutée : or, pour peu qu'on connaisse la doctrine de Zoroastre et la philosophie orientale, on verra clairement qu'elles ont donné naissance à celle dont nous venons de parler. Après les Perses, viennent les Tartares, dont l'empire est le plus étendu dans l'Asie; car ils occupent toute l'étendue de pays qui est entre le mont Caucase et la Chine. Les relations des voyageurs sur ces peuples sont si incertaines, qu'il est extrêmement difficile de savoir s'ils ont jamais eu quelque tein- ture de philosophie. On sait seulement qu'ils croupissent dans la plus grossière superstition, et qu'ils sont ou mahométans ou idolâtres. Mais comme on trouve parmi eux de nombreuses communautés de prêtres, qu'on appelle lamasj on peut demander avec raison s'ils sont aussi ignorants dans les sciences que les peuples grossiers qu'ils sont chargés d'instruire ; on ne trouve pas de grands éclaircissements sur ce sujet dans les auteurs qui en ont parlé. Le culte que ces lamas rendent aux idoles est fondé sur ce qu'ils croient qu'elles sont les images des émana- ASIATIQUES. 377 tions divines, et que les âmes, qui sont aussi émanées de Dieu, habitent dans elles. Tous ces lamas ont au-dessus d'eux un grand prêtre appelé le grand lama^ qui fait sa demeure ordinaire sur le sommet d'une montagne. On ne saurait imaginer le profond respect que les Tartares idolâtres ont pour lui; ils le regardent comme immortel, et les prêtres subalternes entretiennent cette erreur par leurs supercheries. Enfin tous les voyageurs conviennent que les Tartares sont de tous les peuples de l'Asie les plus grossiers, les plus ignorants et les plus superstitieux. La loi naturelle y est presque éteinte; il ne faut donc pas s'étonner s'ils ont fait si peu de progrès dans la philosophie. Si de la Tartarie on passe dans les Indes, on n'y trouvera guère moins d'ignorance et de superstition ; jusque-là que quel- ques auteurs ont cru que les Indiens n'avaient aucune connais- sance de Dieu. Ce sentiment ne nous paraît pas fondé. En effet, Abraham Rogers raconte que les Bramines reconnaissent un seul et suprême Dieu, qu'ils nomment Vistnouj que la première et la plus ancienne production de ce Dieu était une divinité infé- rieure appelée Brama ^ qu'il forma d'une fleur qui flottait sur le grand abîme avant la création du monde; que la vertu, la fidélité et la reconnaissance de Brama avaient été si grandes, que \istnou l'avait doué du pouvoir de créer l'univers. ( Voyez l'article Bramines.) Le détail de leur doctrine est rapporté par différents auteurs avec une variété fort embarrassante pour ceux qui cherchent à démêler la vérité, variété qui vient en partie de ce que les Bra- mines sont fort réservés avec les étrangers, mais principalement de ce que les voyageurs sont peu versés dans la langue de ceux dont ils se mêlent de rapporter les opinions. Mais du moins il est constant, par les relations de tous les modernes, que les Indiens reconnaissent une ou plusieurs divinités. Nous ne devons point oublier de parler ici de Budda ou Xekia, si célèbre parmi les Indiens, auxquels il enseigna le culte qu'on doit rendre à la Divinité, et que ces peuples regar- dent comme le plus grand philosophe qui ait jamais existé : son histoire se trouve si remplie de fables et de contradictions, qu'il serait impossible de les concilier. Tout ce que l'on peut con- clure de la diversité des sentiments que les auteurs ont eus à 378 ASIATIQUES. son sujet, c'est que Xekia parut dans la partie méridionale des Indes, et qu'il se montra d'abord aux peuples qui habitaient sur les rivages de l'Océan ; que de là il envoya ses disciples dans toutes les Indes, où ils répandirent sa doctrine. Les Indiens et les Chinois attestent unanimement que cet imposteur avait deux sortes de doctrines : l'une faite pour le peuple; l'autre secrète, qu'il ne révéla qu'à quelques-uns de ses disciples. Le Comte, La Loubère, Bernier, et surtout Kempfer, nous ont suffisamment instruits de la première qu'on nomme cxolcvique. En voici les principaux dogmes : 1° Il y a une différence réelle entre le bien et le mal ; 2*^ Les âmes des hommes et des animaux sont immortelles, et ne diffèrent entre elles qu'à raison des sujets où elles se trouvent ; 3" Les âmes des hommes, séparées de leurs corps, reçoivent ou la récompense de leurs bonnes actions dans un séjour de dé- lices, ou la punition de leurs crimes dans un séjour de douleurs; A" Le séjour des bienheureux est un lieu où ils goûteront un bonheur qui ne finira point, et ce lieu s'appelle pour cela gokurakfi 5° Les dieux diffèrent entre eux par leur nature, et les âmes des hommes par leurs mérites; par conséquent le degré de bon- heur dont elles jouiront dans les champs Élysées répondra au degré de leurs mérites : cependant la mesure de bonheur que chacune d'entre elles aura en partage sera si grande, qu'elles ne souhaiteront point d'en avoir une plus grande; 6*" Amida est le gouverneur de ces lieux heureux et le pro- tecteur des âmes humaines, surtout de celles qui sont destinées à jouir d'une vie éternellement heureuse. C'est le seul média- teur qui puisse faire obtenir aux hommes la rémission de leurs péchés et la vie éternelle. {Plusieurs Indiens et quelques Chi- nois ra Importent cela à Xekia lui-même)', 7° Amida n'accordera ce bonheur qu'à ceux qui auront suivi la loi de Xekia, et qui auront mené une vie vertueuse; 8° Or, la loi de Xekia renferme cinq préceptes généraux, de la pratique desquels dépend le salut éternel : le premier, qu'il ne faut rien tuer de ce qui est animé; 2*^ qu'il ne faut rien voler; 3° qu'il faut éviter l'inceste; /i° qu'il faut s'abstenir du mensonge; 5" et surtout des liqueurs fortes. Ces cinq pré- ASIATIQUES. 379 ceptes sont fort célèbres dans toute l'Asie méridionale et orien- tale. Plusieurs lettrés les ont commentés, et par conséquent obscurcis; car on les a divisés en dix conseils pour pouvoir acquérir la perfection de la vertu ; chaque conseil a été subdi- visé en cinq go fiahkai^ ou instructions particulières, qui ont rendu la doctrine de Xekia extrêmement subtile ; 9° Tous les hommes, tant séculiers qu'ecclésiastiques, qui se seront rendus indignes du bonheur éternel, par l'iniquité de leur vie, seront envoyés après leur mort dans un lieu horrible appelé dsigokfj où ils souffriront des tourments qui ne seront pas éternels, mais qui dureront un certain temps indéterminé : ces tourments répondront à la grandeur des crimes, et seront plus grands à mesure qu'on aura trouvé plus d'occasions de pratiquer la vertu, et qu'on les aura négligées; 10° Jemma-0 est le gouverneur et le juge de ces prisons affreuses; il examinera toutes les actions des hommes, et les punira par des tourments différents ; 11° Les âmes des damnés peuvent recevoir quelque soula- gement de la vertu de leurs parents et de leurs amis, et il n'y a rien qui puisse leur être plus utile que les prières et les sacri- fices pour les morts, faits par les prêtres et adressés au grand père des miséricordes, Amida; 12° L'intercession d'Amida fait que l'inexorable juge des enfers tempère la rigueur de ses arrêts, et rend les supplices des damnés plus supportables, en sauvant pourtant sa justice, et qu'il les envoie dans le monde le plus tôt qu'il est possible; 13" Lorsque les âmes auront ainsi été purifiées, elles seront renvoyées dans le monde pour animer encore des corps, non pas des corps humains, mais les corps des animaux immondes, dont la nature répondra aux vices qui avaient infecté les damnés pendant leur vie ; l/i° Les âmes passeront successivement des corps vils dans des corps plus nobles, jusqu'à ce qu'elles méritent d'animer encore un corps humain, dans lequel elles puissent mériter le bonheur éternel par une vie irréprochable. Si au contraire elles commettent encore des crimes, elles subiront les mêmes peines, la même transmigration qu'auparavant. Voilà la doctrine que Xekia donna aux Indiens, et qu'il écrivit de sa main sur des feuilles d'arbre. Mais sa doctrine exotérique 380 ASIATIQUES. ou intérieure est bien diflerente. Les auteurs indiens assurent que Xekia se voyant à son heure dernière, appela ses disciples, et leur découvrit les dogmes qu'il avait tenus secrets pendant sa vie. Les voici tels qu'on les a tirés des livres de ses succes- seurs : 1** Le vide est le principe et la fin de toutes choses; 2° C'est de là que tous les hommes ont tiré leur origine, et c'est là qu'ils retourneront après leur mort; 3° Tout ce qui existe vient de ce principe, et y retourne après la mort : c'est ce principe qui constitue notre âme et tous les éléments; par conséquent toutes les choses qui vivent, pen- sent et sentent, quelque diiïérentes qu'elles soient par l'usage ou par la figure, ne diffèrent pas en elles-mêmes, et ne sont point distinguées de leur principe; /i° Ce principe est universel, admirable, pur, limpide, sub- til, infini; il ne peut ni naître, ni mourir, ni être dissous; 5" Ce principe n'a ni vertu, ni entendement, ni puissance, ni autre attribut semblable ; 6° Son essence est de ne rien faire, de ne rien penser, de ne rien désirer ; 7° Celui qui souhaite de mener une vie innocente et heu- reuse doit faire tous ses efforts pour se rendre semblable à son principe, c'est-à-dire qu'il doit dompter, ou plutôt éteindre toutes ses passions, afin qu'il ne soit troublé ou inquiété par aucune chose; 8° Celui qui aura atteint ce point de perfection sera absorbé dans des contemplations sublimes, sans aucun usage de son entendement, et il jouira de ce repos divin qui fait le comble du bonheur; 9° Quand on est parvenu à la connaissance de cette doc- trine sublime, il faut laisser au peuple la doctrine exotérique, ou du moins ne s'y prêter qu'à l'extérieur. Il est fort vraisemblable que ce système a donné naissance aune secte fameuse parmi les Japonais, laquelle enseigne qu'il n'y a qu'un principe de toutes choses; que ce principe est clair, lumineux, incapable d'augmentation ni de diminution, sans figure, souverainement parfait, sage, mais destitué de raison ou d'intelligence, étant dans une parfaite inaction, et souveraine- ment tranquille, comme un homme dont l'attention est forte- ASIATIQUES. 381 ment fixée sur une chose sans penser à aucune autre; ils disent encore que ce principe est dans tous les êtres particuliers, et leur communique son essence en telle manière, qu'elles sont la même chose avec lui, et qu'elles se résolvent en lui quand elles sont détruites. Cette opinion est différente du spinosisme, en ce qu'elle suppose que le monde a été autrefois dans un état fort différent de celui où il est à présent. Un sectateur de Gonfucius a réfuté les absurdités de cette secte, par la maxime ordinaire, que rien ne peut venir de rien] en quoi il paraît avoir supposé qu'ils enseignaient que rien est le premier principe de toutes choses, et par conséquent que le monde a eu un commencement, sans matière ni cause efficiente : mais il est plus vraisemblable que par le motdevît^^? ils enten- daient seulement ce qui n'a pas les propriétés sensibles de la matière, et qu'ils prétendaient désigner par là ce que les modernes expriment par le terme d'espace^ qui est un être très-distinct du corps, et dont l'étendue indivisible, impalpable, pénétrable, immobile et infinie, est quelque chose de réel. 11 est de la dernière évidence qu'un pareil être ne saurait être le premier principe, s'il était incapable d'agir, comme le préten- dait Xekia. Spinosa n'a pas porté l'absurdité si loin ; l'idée abstraite qu'il donne du premier principe n'est, à proprement parler, que l'idée de l'espace, qu'il a revêtue de mouvement, afin d'y joindre ensuite les autres propriétés de la matière. La doctrine de Xekia n'apas été inconnue aux Juifs modernes; leurs cabalistes expliquent l'origine des choses par des émana- tions d'une cause première, et par conséquent préexistante, quoique peut-être sous une autre forme. Ils parlent aussi du retour des choses dans le premier être, parleur restitution dans leur premier état, comme s'ils croyaient que leur En-soph ou premier être infini contenait toutes choses, et qu'il y a toujours eu la même quantité d'êtres, soit dans l'état incréé, soit dans celui de création. Quand l'être est dans son état incréé. Dieu est simplement toutes choses ; mais quand l'être devient monde, il n'augmente pas pour cela en quantité; mais Dieu se déve- loppe et se répand par des émanations. C'est pour cela qu'ils parlent souvent de grands et de petits vaisseaux, comme desti- nés à recevoir ces émanations de rayons qui sortent de Dieu, et 382 ASIATIQUES. de canaux par lesquels ces rayons sont transmis : en un mot, quand Dieu retire ses rayons, le monde extérieur périt, et toutes choses redeviennent Dieu. L'exposé que nous venons de donner de la doctrine de Xekia pourra nous servir à découvrir sa véritable origine. D'abord il nous paraît très-probable que les Indes ne furent point sa patrie, non-seulement parce que sa doctrine parut nouvelle dans ce pays-là lorsqu'il l'y apporta, mais encore parce qu'il n'y a point de nation indienne qui se vante de lui avoir donné la naissance; et il ne faut point nous opposer ici l'autorité de la Croze, qui assure que tous les Indiens s'accor- dent à dire que Xekia naquit d'un roi indien; car Rempfer a très-bien remarqué que tous les peuples situés à l'Orient de l'Asie donnent le nom d'Indes à toutes les terres australes. Ce concert unanime des Indiens ne prouve donc autre chose, sinon que Xekia tirait son origine de quelque terre méridio- nale. Kempfer conjecture que ce chef de secte était Africain, qu'il avait été élevé dans la philosophie et dans les mystères des Égyptiens; que la guerre qui désolait l'Egypte l'ayant obligé d'en sortir, il se retira avec ses compagnons chez les Indiens; qu'il se donna pour un autre Hermès, pour un nouveau législateur, et qu'il enseigna à ces peuples, non-seulement la doctrine hiéroglyphique des Égyptiens, mais encore leur doc- trine mystérieuse. Voici les raisons sur lesquelles il appuie son sentiment : 1° La religion que les Indiens reçurent de ce législateur a de très-grands rapports avec celle des anciens Egyptiens; car tous ces peuples représentaient leurs dieux sous des figures d'animaux et d'hommes monstrueux ; 2° Les deux principaux dogmes de la religion des Égyptiens étaient la transmigration des âmes et le culte de Sérapis, qu'ils représentaient sous la forme d'un bœuf ou d'une vache. Or il est certain que ces deux dogmes sont aussi le fondement de la religion des nations asiatiques. Personne n'ignore le respect aveugle que ces peuples ont pour les animaux, même les plus nuisibles, dans la persuasion où ils sont que les âmes humaines sont logées dans leur corps. Tout le monde sait aussi qu'ils rendent aux vaches des honneurs superstitieux, et qu'ils en placent les figures dans leurs temples. Ce qu'il y a de remar- ASSAISONNEMENT. 383 quable, c'est que plus les nations barbares approchent de l'Egypte, plus on leur trouve d'attachement à ces deux dogmes ; 3° On trouve chez tous les peuples de l'Asie orientale la plupart des divinités égyptiennes, quoique sous d'autres noms; /i" Ce qui confirme surtout la conjecture de Kempfer, c'est que 526 ans avant Jésus-Christ \ Gambyse, roi des Perses, fit une irruption dans l'Egypte, tua Apis, qui était le palladium de ce royaume, et chassa tous les prêtres du pays. Or, si on examine l'époque ecclésiastique des Siamois, qu'ils font com- mencer à la mort de Xekia, on verra qu'elle tombe précisément au temps de l'expédition de Gambyse ; de là il s'ensuit qu'il est très-probable que Xekia se retira chez les Indiens auxquels il enseigna la doctrine de l'Egypte ; 5° Enfin l'idole de Xekia le représente avec un visage éthio- pien et les cheveux crépus ; or il est certain qu'il n'y a que les Africains qui soient ainsi faits. Toutes ces raisons bien pesées semblent ne laisser aucun lieu de douter que Xekia ne fût Africain, et qu'il n'ait enseigné aux Indiens les dogmes qu'il avait lui-même puisés en Egypte. ASSAISONNEMENT, s. m., en terme de cuisine^ est un mélange de plusieurs ingrédients qui rendent un mets exquis. L'art du cuisinier n'est presque que celui d'assaisonner les mets ; il est commun à presque toutes les nations policées ; les Hébreux le nommaient mathamim^ les Grecs àpTu|xaTa -/i^ucrixaTa, les Latins condimenta. Le mot assaisonnement vient, selon toute apparence, de assatio j la plupart des assaisonnements sont nuisibles à la santé, et méritent ce qu'en a dit un savant médecin : condimenta, gulœ irritamenta ; c'est l'art de procurer des indigestions. Il faut pourtant convenir qu'il n'y a guère que les sauvages qui puissent se trouver bien des productions de la nature, prises sans assaisonnement, et telles que la nature même les offre. Mais il y a un milieu entre cette grossièreté et les raffinements de nos cuisines. Hippocrate conseillait les assai- sonnements simples. Il voulait qu'on cherchât à rendre les mets 1. Diderot avait écrit 53G ans; le supplément à V Encyclopédie contient la recti- fication ci-dessus, tirée des Lettres sur V Encyclopédie, de l'abbé Saas. 2,B'4 ASSEZ. sains en les disposant à la digestion par la manière de les pré- parer. Nous sommes bien loin de là, et l'on peut bien assurer que rien n'est plus rare, surtout sur nos tables les mieux ser- vies, qu'un aliment salubre. La diète et l'exercice étaient les m'mcip'diw assaisoimetnents des anciens. Ils disaient que l'exer- cice du matin était un assaisonnement admirable pour le dîner, et que la sobriété dans ce repas était de toutes les préparations la meilleure pour souper avec appétit. Pendant longtemps le sel, le miel et la crème furent les seuls ingrédients dont on assaisonnât les mets; mais les Asiatiques ne s'en tinrent pas à cela. Bientôt ils employèrent dans la préparation de leurs ali- ments toutes les productions de leur climat. Cette branche de la luxure se fut étendue dans la Grèce, si les sages de cette nation ne s'y étaient opposés. Les Romains, devenus riches et puissants, secouèrent le joug de leurs anciennes lois; et je ne sais si nous avons encore atteint le point de corruption où ils avaient poussé les choses. Apicius réduisit en art la manière de rendre les mets délicieux. Cet art se répandit dans les Gaules ; nos premiers rois en connurent les conséquences, les arrêtè- rent; et ce ne fut que sous le règne de Henri II que les habiles cuisiniers commencèrent à devenir des hommes importants. C'est une des obligations que nous avons à cette foule d'Italiens voluptueux qui suivirent à la cour Catherine de Médicis. Les choses depuis ce temps n'ont fait qu'empirer, et l'on pourrait presque assurer qu'il subsiste dans la société deux sortes d'hommes, dont les uns, qui sont nos chimistes domestiques, travaillent sans cesse à nous empoisonner; et les autres, qui sont nos médecins, à nous guérir; avec cette différence, que les premiers sont bien plus sûrs de leur fait que les seconds. ASSEZ, Suffisamment. [Gramm.) Ces deux mots sont tous deux relatifs à la quantité ; mais assez a plus de rapport à la quantité qu'on veut avoir, et suffisamment en a plus à celle qu'on veut employer. L'avare n'en a jamais assez', le prodigue, jamais suffisamment. On dit, c est assez, quand on n'en veut pas davantage ; et eela suffit, quand on a ce qu'il faut. A l'égard des doses, quand il y a assez, ce qu'on ajouterait serait de trop, et pourrait nuire ; et quand il y a suffisamment, ce qui s'ajouterait de plus mettrait l'abondance et non l'excès. On dit d'un petit bénéfice, qu'il rend suff[isamment -, mais on ne dit ASSOUPISSEMENT. 385. pas qu'on ait assez de son revenu. /l,s',sx'j paraît plus général que suffisamment. (Voyez Syn. franc.) ASSOUPISSEiMENT, s. m. {MM.) État de l'animal dans lequel les actions volontaires de son corps et de son âme paraissent éteintes, et ne sont que suspendues. 11 faut en distinguer parti- culièrement de deux espèces; l'un, qui est naturel et qui ne provient d'aucune indisposition, et qu'on peut regarder comme le commencement du sommeil : il est occasionné par la fatigue, le grand chaud, la pesanteur de l'atmosphère, et autres causes semblables. L'autre, qui naît de quelque dérangement ou vice de la machine, et qu'il faut attribuer à toutes les causes qui empêchent les esprits de fluer et refluer librement, et en assez grande quantité, de la moelle du cerveau par les nerfs aux organes des sens et des muscles qui obéissent à la volonté, et de ces organes à l'origine de ces nerfs dans la moelle du cer- veau. Ces causes sont en grand nombre; mais on peut les rap- porter : 1° à la pléthore. Le sang des pléthoriques se raréfie en été. Il étend les vaisseaux déjà fort tendus par eux-mêmes; tout le corps résiste à cet effort, excepté le cerveau et le cervelet, où toute l'action est employée à le comprimer; d'où il s'ensuit assoupissement et apoplexie; 2° à l'obstruction; 3° à l'effusion des humeurs; h° à la compression; 5° à l'inflammation ; 6"^ à la suppuration; 7° à la gangrène; 8° à l'inaction des vaisseaux; 9° à leur affaissement produit par l'inanition; 10° à l'usage de l'opium et des narcotiques. L'opium produit son effet lorsqu'il est encore dans l'estomac : un chien à qui on en avait fait avaler fut disséqué, et on le lui trouva dans l'estomac; il n'a donc pas besoin, pour agir, d'avoir passé par les veines lactées; 11° à l'usage des aromates. Les droguistes disent qu'ils tombent dans Y assoupissement quand ils ouvrent les caisses qu'on leur envoie des hides, pleines d'aromates; 12° aux matières spiri- tueuses, fermentées, et trop appliquées aux narines : celui qui flairera longtemps du vin violent s'enivrera et sassoupiiYi- 13" aux mêmes matières intérieurement prises; 14° à des ali- ments durs, gras, pris avec excès, et qui s'arrêtent longtemps dans l'estomac. On lit, dans les Mémoires de V Académie des Sciences^ l'his- toire d'un assoupissement extraordinaire. Un homme de qua- rante-cinq ans, d'un tempérament sec et robuste, à la nouvelle XIII. 25 386 ASSOUPISSEMENT. de la mort inopinée d'un homme avec lequel il s'était querellé, se prosterna le visage contre terre, et perdit le sentiment peu à peu. Le 26 avril 1715, on le porta à la Charité, où il demeura l'espace de quatre mois entiers; les deux premiers mois, il ne donna aucune marque de mouvement, ni de sentiment volon- taire. Ses yeux furent fermés nuit et jour; il remuait seulement les paupières. Il avait la respiration libre et aisée; le pouls petit et lent, mais égal. Ses bras restaient dans la situation oii on les mettait. Il n'en était pas de même du reste du corps; il fallait le soutenir pour faire avaler à cet homme quelques cuil- lerées de vin pur ; ce fut pendant ces quatre mois sa seule nour- riture : aussi devint-il maigre, sec et décharné. On fit tous les remèdes imaginables pour dissiper cette léthargie : saignées, émétiques, purgatifs, vésicatoires, sangsues, etc., et l'on n'en obtint d'autre effet que celui de le réveiller pour un jour, au bout duquel il retomba dans son état. Pendant les deux pre- miers mois, il donna quelques signes de vie; quand on avait différé à le purger, il se plaignait, et serrait les mains de sa femme. Dès ce temps, il commença à ne se plus gâter. Il avait l'attention machinale de s'avancer au bord du lit où l'on avait placé une toile cirée. Il buvait, mangeait, prenait des bouillons, du potage, de la viande, et surtout du vin qu'il ne cessa pas d'aimer pendant sa maladie, comme il faisait en santé. Jamais il ne découvrit ses besoins par aucun signe. Aux heures de ses repas, on lui passait le doigt sur les lèvres; il ouvrait la bouche sans ouvrir les yeux, avalait ce qu'on lui présentait, se remettait et attendait patiemment un nouveau signe. On le rasait régulièrement ; pendant cette opération, il restait immo- bile comme un mort. Le levait-on après dîner, on le trouvait dans sa chaise, les yeux fermés, comme on l'y avait mis. Huit jours avant sa sortie de la Charité, on s'avisa de le jeter brus- quement dans un bain d'eau froide : ce remède le surprit en effet; il ouvrit les yeux, regarda fixement, ne parla point dans cet état ; sa femme le fit transporter chez elle, où il est présen- tement, dit l'auteur du mémoire ; on ne lui fait point de remède; il parle d'assez bon sens, et il revient de jour en jour. Ce fait est extraordinaire : le suivant ne l'est pas moins. M. Homberg lut, en 1707, à l'Académie l'extrait d'une lettre hollandaise, imprimée à Genève, qui contenait l'histoire d'un ATTACHER. 387 assoupissement causé par le chagrin, et précédé d'une afleclion mélancolique de trois mois. Le dormeur hollandais l'emporte sur celui de Paris. Il dormit six mois de suite sans donner aucune marque de sentiment ni de mouvement volontaire; au bout de six mois, il se réveilla, s'entretint avec tout le monde pendant vingt-quatre heures et se rendormit; peut-être dort-il encore. ASSURER, AFFIRMER, CONFIRMER. (Grcimm.) On assure par le ton dont on dit les choses; on les affirme par le serment; on les confirme par des preuves. Assurer tout donne l'air dogma- tique ; tout affirmer inspire de la méfiance; tout confirmer rend ennuyeux. Le peuple, qui ne sait pas douter, assure toujours ; les menteurs pensent se faire plus aisément croire en affirmant; les gens qui aiment à parler embrassent toutes les occasions de confirmer. Un honnête homme qui assure mérite d'être cru ; il perdrait son caractère s'il affirmait à l'aventure ; il n'avance rien d'extraordinaire sans le confirmer par de bonnes raisons. ASSURE, Sur, Certain. [Gramm.) Certain a rapport à la spéculation ; les premiers principes sont certains : sûr^ à la pratique ; les règles de notre morale sont sûres : assuré^ aux événements ; dans un bon gouvernement les fortunes sont assu- rées. On est certain d'un point de science, sûr d'une maxime de morale, assuré d'un fait. L'esprit juste ne pose que des principes certains. L'honnête homme ne se conduit que par des règles sûres. L'homme prudent ne regarde pas la faveur des grands comme un bien assuré. Il faut douter de tout ce qui n'est pas certain; se méfier de tout ce qui n'est pas sûr-^ rejeter tout fait qui n'est pas bien assuré. {Synon. franc.) ATTACHEMENT, Attache, Dévouement. [Gramm.) Tous mar- quent une disposition habituelle de l'âme pour un objet qui nous est cher, et que nous craignons de perdre. On a de \ atta- chement pour ses amis et pour ses devoirs ; on a de Y attache à la vie et pour sa maîtresse, et l'on est dévoué à son prince et pour sa patrie; d'où l'on voit qu'attache se prend ordinairement en mauvaise part, et qu'attachement et dévouement se prennent ordinairement en bonne. On dit de Vattachement^ qu'il est sin- cère, de VattachCy qu'elle est forte, et du dévouement, qu'il est sans réserve. ATTACHER, Lier. [Art mécan.) On lie pour empêcher deux 388 AUDACE. objets de se séparer ; on attache quand on en veut arrêter un ; on lie les pieds et les mains ; on attache à un poteau ; on lie avec une corde ; on attache avec un clou ; au figuré, un homme est lié quand il n'a pas la liberté d'agir; il est attaché quand il ne peut changer. L'autorité lie-^ l'inclination attache-^ on est lié à sa femme, et attaché à sa maîtresse. ATTENTION, Exactitude, Vigilance {Grainm.)\ tous mar- quent différentes manières dont l'âme s'occupe d'un objet : rien n'échappe à X attention; \ exactitude n'omet rien; la vigilance fait la sûreté. Si l'âme s'occupe d'un objet, pour le connaître elle donne de \ attention-^ pour l'exécuter elle apporte de \ exac- titude] pour le conserver elle emploie la vigilance, V attention suppose la présence d'esprit ; \ exactitude^ la mémoire ; la vigi- lance^ la crainte et la méfiance. Le magistrat doit être attentifs l'ambassadeur exact^ le capi- taine vigilant. Les discours des autres demandent de \ atten- tion] le maniement des affaires de \ exactitude ] l'approche du danger de la vigilance. 11 faut écouter avec attention^ satisfaire à sa promesse avec exactitude^ et veiller à ce qui nous est confié. ATTÉNUER, Broyer, Pulvériser (Gramm.) : l'un se dit des fluides condensés, coagulés, et les deux autres des solides; dans l'un et l'autre cas, on divise en molécules plus petites et l'on augmente les surfaces : broyer marque l'action, pulvériser en marque l'effet. Il faut broyer pour pulvériser ] il faut fondre et dissoudre pour atténuer. Atténuer se dit encore de la diminution des forces : ce malade %' atténue j cet homme est atténué. AUDACE, Hardiesse, Effronterie {Gramm.)', termes rela- tifs à la nature d'une action, à l'état de l'âme de celui qui l'en- treprend, et à la manière avec laquelle il s'y porte. La har- diesse marque du courage, V audace de la hauteur, Y effronterie de la déraison et de l'indécence. Hardiesse se prend toujours en bonne part; audace et effronterie se prennent toujours en mauvaise. On est hardi dans le danger, audacieux dans le dis- cours, effronté dans ses propositions. Nous disons avec raison ({Vi'audace se prend toujours en mauvaise part : en vain nous objecterait-on qu'on dit quelque- fois une noble audace] il est évident qu'alors l'épithète noble AURORE. 389 détermine audace à être pris dans un sens favorable; mais cela ne prouve pas que le mot audace, quand il est seul, se prenne en bonne part. Il n'est presque point de mots dans la langue qui ne se puisse prendre en bonne part quand on y joint une épithète convenable : ainsi Fléchier a dit une prudente têmé- ritèj en parlant de M. de Turenne. Cependant un écrivain aura raison quand il dira que le terme de témérité et une infinité d'autres se prennent toujours en mauvaise part. Il est évident qu'il s'agit ici de ces termes pris tout seuls, et sans aucune épithète favorable, nécessaire pour changer l'idée naturelle que nous y attachons ^ AUGMENTER, Agrandir [Gramm, synt.); l'un s'applique à rétendue, et l'autre aux nombres. On agrandit une ville, et on augmente le nombre des citoyens; on agrandit sa maison, et on en augmente les étages ; on agrandit son terrain, et on augmente son bien. On ne peut trop augmenter les forces d'un Etat, mais on peut trop Y agrandir. Augmenter, croître : l'un se fait par développement, l'autre par addition. Les blés croissent, la récolte augmente. Si l'on dit également bien la rivière croit et la rivière augmente, c'est que dans le premier cas on la considère en elle-même et abstraction faite des causes de son accroissement, et que dans le second l'esprit tourne sa vue sur la nouvelle quantité d'eau surajoutée qui la fait hausser. Lorsque deux expressions sont bonnes, il faut recourir à la différence des vues de l'esprit pour en trouver la raison. Quant à la même vue, il n'est pas possible qu'elle soit également bien désignée par deux expressions différentes. AURORE, s. f. {Myth.), déesse du paganisme qui présidait à la naissance du jour. Elle était fille d'Hypérion et d'-Ethra, ou Théa, selon quelques-uns ; et selon d'autres, du soleil et de la terre. Homère la couvre d'un grand voile, et lui donne des doigts et des cheveux couleur de rose ; elle verse la rosée et fait éclore les fleurs. Elle épousa Persée, dont elle eut pour enfants les vents, les astres et Lucifer. Tithon fut le second objet de sa ten- dresse : elle l'enleva, le porta en Ethiopie, l'épousa, et en eut deux fils, Émathion et Memnon. Tithon fut rajeuni par Jupiter 1. Ce paragraphe est en errata au t. II de V Encyclopédie, 390 AURUM MUSICUM. à la prière de ÏAurore. On peut voir les conditions de cette faveur du père des dieux et la courte durée de la seconde vie de Tithon dans une petite pièce de M. de Montcrif, écrite avec beaucoup d'esprit et de légèreté. Le jeune Céphale succéda au vieux Tithon entre les bras de la tendre Aurore^ qui n'eût jamais été infidèle si Tithon n'eût jamais vieilli. Aurore arracha Céphale à son épouse Procris, et le transporta en Syrie, où elle en eut Phaéton. Apollodore l'accuse encore d'un troisième rapt, celui du géant Orion. Au reste la théologie des païens justifie tous ces enlèvements; et il paraît que tous ces plaisirs de Y Au- rore n'étaient qu'allégoriques. ACRUM MUSICUM [Chym.), c'est de l'étain qu'on a sublimé par le moyen du mercure, et auquel on a donné la couleur d'or par le simple degré de feu qui convient à cette opération. Nul autre métal ne se sublime de même, excepté le zinc qu'on peut substituer à l'étain; ce qui a fait dire à M. Homberg que le zinc contient de l'étain. Pour avoir Vaurum musicwn prenez, dit J. Kunckel, De arte vitiYiriâ, lih. Illj parties égales d'étain, de vif-argent, de soufre et de sel ammoniac ; faites fondre l'étain sur le feu et versez-y votre vif-argent, et laissez-les refroidir ensemble ; faites fondre le soufre ensuite et mêlez-y le sel ammoniac bien pulvérisé, et laissez refroidir de même ; broyez-les ensuite avec soin ; joi- gnez-y l'étain et le vif-argent, que vous y mêlerez bien exac- tement, et les réduisez en une poudre déliée ; mettez le tout dans un fort matras à long cou que vous luterez bien par le bas. Observez que les trois quarts du matras doivent demeurer vides; on bouche le haut avec un couvercle de fer-blanc qu'on lutera pareillement et qui doit avoir une ouverture de la grosseur d'un pois, pour pouvoir y faire entrer un clou, afin qu'il n'en sorte point de fumée. Mettez le 'matras au feu de sable, ou sur les cendres chaudes ; donnez d'abord un feu doux, que vous aug- menterez jusqu'à ce que le matras rougisse; vous ôterez alors le clou pour voir s'il vient encore de la fumée ; s'il n'en vient point, laissez le tout trois ou quatre heures dans une chaleur égale : vous aurez un très-bon aurum musicum^ qui est très- propre à enluminer, à peindre les verres et à faire du papier doré. Autre manière. Prenez une once d'étain bien pur, que vous AUTORITÉ. 391 ferez fondre; mêlez-y deux gros de bismuth ; broyez bien le tout sur un porphyre. Prenez ensuite deux gros de soufre et autant de sel ammoniac, que vous broyerez de même; mettez le tout dans un matras ; du reste observez le procédé indiqué ci-dessus, en prenant bien garde qu'il ne sorte point de fumée. Manière de faire rargcntum musicum. Prenez une once et demie de bon étain, que vous ferez fondre dans un creuset; lorsqu'il sera presque fondu, mettez-y une once et demie de bismuth; remuez le mélange avec un fil de fer jusqu'à ce que le bismuth soit entièrement fondu; vous ôterez alors le creuset du feu et laisserez refroidir ; mettez une once et demie de vif-argent dans le mélange fondu que vous remuerez bien; versez le tout sur une pierre polie afin que la matière se fige. Quand on voudra en faire usage, il faudra la délayer avec du blanc d'œuf ou du vernis blanc, de l'eau-de-vie où l'on aura fait fondre de la gomme arabique. Quand on s'en est servi, on polit l'ouvrage avec une dent de lion. AUSTÈRE, SÉVÈRE, Rude. [Gramm.) Vaustérité est dans les mœurs, la sévérité dans les principes, et la rudesse dans la con- duite. La vie des anciens anachorètes était austère ^ la morale des apôtres était sévère, mais leur abord n'avait rien de inide. La mollesse est opposée à Vaustérité^ le relâchement à la sévé- ritéj V affabilité à la rudesse. AUTORITÉ, Pouvoir, Puissance, Empire. [Gramm.) V auto- rité j dit M. l'abbé Girard dans ses Synonymes, laisse plus de liberté dans le choix ; le pouvoir a plus de force ; Vempire est plus absolu. On tient V autorité de la supériorité du rang et de la raison ; le pouvoir, de l'attachement que les personnes ont pour nous; Vempire, de l'art qu'on a de saisir le faible. \! au- torité persuade, le pouvoir entraîne, Vempire subjugue. Vau- torité suppose du mérite dans celui qui l'a; le pouvoir, des liaisons; Vempire, de l'ascendant. Il faut se soumettre ta V auto- rité d'un homme sage; on doit accorder sur soi du pouvoir à ses amis; il ne faut laisser prendre de Vempire à personne. \J autorité est communiquée par les lois; le pouvoir par ceux qui en sont dépositaires; la puissance par le consentement des hommes ou la force des armes. On est heureux de vivre sous V autorité d'un prince qui aime la justice, dont les ministres ne s'arrogent pas un pouvoir au delà de celui qu'il leur donne, et 392 AUTORITE. qui regarde le zèle et l'amour de ses sujets comme les fonde- ments de sa puissance. Il n'y a point di autorité sans loi; il n'y a point de loi qui donne une autorité sans bornes. lo\xi 2^ouvoir a ses limites. Il n'y a point de puissance qui ne doive être sou- mise à celle de Dieu. V autorité faible attire le mépris; \q pou- voir aveugle choque l'équité; la puissance jalouse est formi- dable. \J autorité est relative au droit, la puissance au moyen d'en user, le pouvoir à l'usage. L'autorité réveille une idée de respect, ]di puissance une idée de grandeur, \q pouvoir une idée de crainte. V autorité de Dieu est sans bornes, sa puissance éter- nelle, ?>on pouvoir dih?>(À\i. Les pères ont de V autorité sur leurs enfants ; les rois sont puissants entre leurs semblables ; les hommes riches et titrés sont puissants dans la société; les ma- gistrats y ont du pouvoir. Autorité politique. Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité^ c'est la puissance paternelle; mais la puissance pater- nelle a ses bornes, et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on exa- mine bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé, ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l'm^/o/'//^^'. La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation, et ne dure qu'autant que la force de celui qui com- mande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait Y autorité^ la défait alors : c'est la loi du plus fort. Quelquefois Yautorité qui s'établit par la violence change de nature : c'est lorsqu'elle continue et se maintient du con- sentement exprès de ceux qu'on a soumis; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler; et celui qui se Tétait arrogée, devenant alors prihce, cesse d'être tyran. La puissance qui vient du consentement des peuples suppose AUTORITÉ. 393 nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l'homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu, dont le pouvoir est tou- jours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet, pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d'idolâ- trie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n'est qu'une cérémonie extérieure , dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l'esprit ne se soucie guère, et qu'il aban- donne à l'institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scru- pule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât; mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et le dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu'un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l'esprit d'irréligion pourrait se jouer à son tour; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince. La vraie et légitime puissance a donc nécessairement des bornes. Aussi l'Écriture nous dit-elle : « Que votre soumission soit raisonnable; » sit rationabilc obsequiwn vestrum. (c Toute puissance qui vient de Dieu est une puissance réglée ; » omnis potestas a Deo ordinata est. Car c'est ainsi qu'il faut entendre ces paroles, conformément à la droite raison et au sens litté- 394 ^ AUTORITÉ. » rai, et non conformément à l'interprétation de la bassesse et de la flatterie, qui prétendent que toute puissance, quelle qu'elle soit, vient de Dieu. Quoi donc, n'y a-t-il point de puissances injustes? n'y a-t-il pas des autorités qui, loin de venir de Dieu, s'établissent contre ses ordres et contre sa volonté? les usurpa- teurs ont-ils Dieu pour eux? faut-il obéir en tout aux persécu- teurs de la vraie religion? et pour fermer la bouche à l'imbécil- lité, la puissance de l'Antéchrist sera-t-elle légitime? Ce sera pourtant une grande puissance. Enoch et Élie, qui lui résiste- ront, seront-ils des rebelles et des séditieux qui auront oublié que toute puissance vient de Dieu, ou des hommes raisonnables, fermes et pieux, qui sauront que toute puissance cesse de l'être dès qu'elle sort des bornes que la raison lui a prescrites, et qu'elle s'écarte des règles que le souverain des princes et des sujets a établies ; des hommes enfin qui penseront, comme saint Paul, que toute puissance n'est de Dieu qu'autant qu'elle est juste et réglée? Le prince tient de ses sujets mêmes Yautorité qu'il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'Etat. Les lois de la nature et de l'État sont les conditions sous lesquelles il se sont soumis, ou sont censés s'être soumis à son gouvernement. L'une de ces conditions est que n'ayant de pouvoir et d'autorité sur eux que par leur choix et de leur consentement, il ne peut jamais employer cette autorité pour casser l'acte ou le contrat par lequel elle lui a été déférée : il agirait dès lors contre lui-même, puisque son autorité ne peut subsister que par le titre qui l'a établie. Qui annule l'un détruit l'autre. Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumis- sion. S'il en usait autrement, tout serait nul, et les lois le relèveraient des promesses et des serments qu'il aurait pu faire, comme un mineur qui aurait agi sans connaissance de cause, puisqu'il aurait prétendu disposer de ce qu'il n'avait qu'en dépôt et avec clause de substitution, de la même manière que s'il l'avait eu en toute propriété et sans aucune condition. D'ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d'un seul, n'est pas un bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut AUTORITE. 395 jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiel- lement et en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail : il intervient toujours clans le contrat qui en adjuge l'exercice. Ce n'est pas l'État qui appartient au prince, c'est le prince qui appartient à l'État; mais il appartient au prince de gouverner dans l'État, parce que l'État l'a choisi pour cela, qu'il s'est engagé vers les peuples à l'administration des affaires, et cjue ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois. Celui qui porte la couronne peut bien s'en décharger absolument s'il le veut; mais il ne peut la remettre sur la tête d'un autre sans le consentement de la nation qui l'a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et V autorité publique, sont des biens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers, les ministres et les dépositaires. Quoique chefs de l'État, ils n'en sont pas moins membres, à la vérité les pre- miers, les plus vénérables et les plus puissants, pouvant tout pour gouverner, mais ne pouvant rien légitimement pour changer le gouvernement établi, ni pour mettre un autre chef à leur place. Le sceptre de Louis XV passe nécessairement à son fils aîné, et il n'y a aucune puissance qui puisse s'y opposer : ni celle de la nation, parce que c'est la condition du contrat, ni celle de son père, par la même raison. Le dépôt de Y autorité n'est quelquefois que pour un temps limité, comme dans la république romaine. Il est quelquefois pour la vie d'un seul homme, comme en Pologne ; quelquefois pour tout le temps que subsistera une famille, comme en Angleterre ; quelquefois pour le temps que subsistera une famille, par les mâles seulement, comme en France. Ce dépôt est quelquefois confié à un certain ordre dans la société; quelquefois à plusieurs choisis de tous les ordres, et quelquefois à un seul . Les conditions de ce pacte sont différentes dans les diffé- rents États. Mais partout la nation est en droit de maintenir envers et contre tout le contrat qu'elle a fait; aucune puis- sance ne peut le changer; et quand il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine liberté d'en passer un nouveau avec qui et comme il lui plaît. C'est ce qui arriverait en France, '^ si, par le plus grand des malheurs, la famille entière régnante 396 AUTORITE. venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons ; alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation. Il semble qu'il n'y ait que des esclaves dont l'esprit serait aussi borné que le cœur serait bas qui pussent penser autre- ment. Ces sortes de gens ne sont nés ni pour la gloire du prince, ni pour l'avantage de la société : ils n'ont ni vertu, ni grandeur d'âme. La crainte et l'intérêt sont les ressorts de leur conduite. La nature ne les produit que pour servir de lustre aux hommes vertueux; et la Providence s'en sert pour former les puissances tyranniques, dont elle châtie pour l'ordinaire les peuples et les souverains qui olTensent Dieu; ceux-ci en usur- pant, ceux-là en accordant trop à l'homme de ce pouvoir suprême que le Créateur s'est réservé sur la créature. L'observation des lois, la conservation de la liberté et l'amour de la patrie, sont les sources fécondes de toutes grandes choses et de toutes belles actions. Là, se trouvent le bonheur des peuples, et la véritable illustration des princes qui les gouvernent. Là, l'obéissance est glorieuse, et le commande- ment auguste. Au contraire, la flatterie, l'intérêt particulier, et l'esprit de servitude sont l'origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent. Là, les sujets sont misérables, et les princes haïs; là, le monarque ne s'est jamais entendu proclamer le bien-aimé^ la soumission y est honteuse, et la domination cruelle. Si je ras- semble sous un même point de vue la France et la Turquie, j'aperçois d'un côté une société d'hommes que la raison unit, que la vertu fait agir, et qu'un chef également sage et glorieux gouverne selon les lois de la justice; de l'autre, un troupeau d'animaux que l'habitude assemble, que la loi de la verge fait marcher, et qu'un maître absolu mène selon son caprice. Mais pour donner aux principes répandus dans cet article toute V autorité qu'ils peuvent recevoir, appuyons-les du témoi- gnage d'un de nos plus grands rois. Le discours qu'il tint à l'ouverture de l'assemblée des notables de 1596, plein d'une sincérité que les souverains ne connaissent guère, était bien digne des sentiments qu'il y porta, a Persuadé, dit M. de Sully, que les rois ont deux souverains. Dieu et la loi; que la justice doit présider sur le trône, et que la douceur doit être assise à côté d'elle; que Dieu étant le vrai propriétaire de tous les AUTORITK. 397 royaumes, et les rois n'en étant que les administrateurs, ils doivent représenter aux peuples celui dont ils tiennent la place; qu'ils ne régneront comme lui, qu'autant qu'ils régne- ront en pères; que dans les États monarchiques héréditaires, il y a une erreur qu'on peut appeler aussi hvrcdiiaire^ c'est que le souverain est maître de la vie et des biens de tous ses sujets, que moyennant ces quatre mots : Ui est notre plaisir^ il est dispensé de manifester les raisons de sa conduite, ou même d'en avoir; que quand cela serait, il n'y a point d'imprudence pareille à celle de se faire haïr de ceux auxquels on est obligé de confier à chaque instant sa vie, et que c'est tomber dans ce malheur que d'emporter tout de vive force. Ce grand homme, persuadé, dis-je, de ces principes que tout l'artifice du cour- tisan ne bannira jamais du cœur de ceux qui lui ressembleront, déclara que, pour éviter tout air de violence et de contrainte, il n'avait pas voulu que l'assemblée se fît par des députés nommés par le souverain, et toujours aveuglément asservis à toutes ses volontés; mais que son intention était qu'on y admît librement toutes sortes de personnes, de quelque état et condition qu'elles pussent être, afin que les gens de savoir et de mérite eussent le moyen d'y proposer sans crainte ce qu'ils croiraient nécessaire pour le bien public; qu'il ne prétendait encore en ce moment leur prescrire aucunes bornes ; qu'il leur enjoignait seulement de ne pas abuser de cette permission pour l'abaissement de V autorité royale, qui est le principal nerf de l'État, de rétablir l'union entre ses membres ; de soulager les peuples; de décharger le trésor royal de quantité de dettes, auxquelles il se voyait sujet, sans les avoir contractées; de modérer avec la même justice les pensions excessives, sans faire tort aux nécessaires, afin d'établir pour l'avenir un fonds suffisant et clair pour l'entretien des gens de guerre. Il ajouta qu'il n'aurait aucune peine à se soumettre à des moyens qu'il n'aurait point imaginés lui-même, d'abord qu'il sentirait qu'ils avaient été dictés par un esprit d'équité et de désintéresse- ment; qu'on ne le verrait point chercher dans son âge, dans son expérience et dans ses qualités personnelles, un prétexte bien moins frivole que celui dont les princes ont coutume de se servir pour éluder les règlements ; qu'il montrerait au con- traire, par son exemple, qu'ils ne regardent pas moins les 398 AUTORITE. rois, pour les faire observer, que les sujets, pour s'y soumettre. Si je faisais gloire, continua-t-il, de passer pour un excellent orateur, /aurais apporté ici plus de belles paroles que de bonne volonté', mais mon ambition tend à quelque chose de plus haut que de bien parler. J'aspire au glorieux titre de libérateur et de restaurateur de la France. Je ne vous ai point ici appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous obli- ger cr approuver aveuglément mes volontés; je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre; en un mot, pour me mettre en tutelle entre vos mains. C'est une envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux comme moi; mais V amour que je porte à mes sujets, et V extrême désir que j'ai de conserver mon Etat, me font trouver tout facile et tout honorable^. » (( Ce discours achevé, Henri se leva et sortit, ne laissant que M. de Sully dans l'assemblée, pour y communiquer les états, les mémoires et les papiers dont on pouvait avoir besoin. » On n'ose proposer cette conduite pour modèle, parce qu'il y a des occasions où les princes peuvent avoir moins de défé- rence, sans toutefois s'écarter des sentiments qui font que le souverain dans la société se regarde comme le père de famille, et ses sujets comme ses enfants. Le grand monarque que nous venons de citer nous fournira encore l'exemple de cette sorte de douceur mêlée de fermeté, si requise dans les occasions où la raison est si visiblement du côté du souverain, qu'il a droit d'ôter à ses sujets la liberté du choix, et de ne leur laisser que le parti de l'obéissance. L'édit de Nantes ayant été vérifié, après bien des difficultés du parlement, du clergé et de l'uni- versité, Henri IV dit aux évêques : « Vous m'avez exhorté de mon devoir; je vous exhorte du vôtre. Faisons bien à l'envi les uns des autres. Mes prédécesseurs vous ont donné cle belles paroles; mais moi, avec ma jaquette grise, je vous don- nerai de bons effets. Je suis tout gris au dehors, mais je suis tout d'or au dedans : je verrai vos cahiers, et j'y répondrai le plus favorablement qu'il me sera possible. » Et il répondit au 1. Le passage en italique est extrait de la Vie de Henri IV, par Hardouin de POréfixe, S'jcondc partie. (Br), AUTORITE. 399 parlement qui était venu lui faire des remontrances. « Vous me voyez en mon cabinet où je viens vous parler, non pas en habit royal, ni avec l'épée et la cape, comme mes prédéces- seurs, ni comme un prince qui vient recevoir des ambassadeurs, mais vêtu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler amilièrement à ses enfants. Ce que j'ai à vous dire est que je vous prie de vérifier l'édit que j'ai accordé à ceux de la religion. Ce que j'en ai fait est pour le bien de la paix. Je l'ai faite au dehors, je veux la faire au dedans de mon royaume. » Après leur avoir exposé les raisons qu'il avait eues de faire l'édit, il ajouta : « Ceux qui empêchent que mon édit ne passe veulent la guerre; je la déclarerai demain à ceux de la religion; mais je ne la ferai pas; je les y enverrai. J'ai fait l'édit; je veux qu'il s'observe. Ma volonté devrait servir de raison ; oii ne la demande jamais au prince dans un État obéissant. Je suis roi. Je vous parle en roi. Je veux être obéi. » [Mémoires de Sully ^ m-!x% p. 59/i, t. 1.) Voilà comment il convient à un monarque de parler à ses sujets, quand il a évidemment la justice de son côté : et pour- quoi ne pourrait-il pas ce que peut tout homme qui a l'équité de son côté? Quant aux sujets, la première loi que la religion, la raison et la nature leur imposent, est de respecter eux- mêmes les conditions du contrat qu'ils ont fait, de ne jamais perdre de vue la nature de leur gouvernement; en France, de ne point oublier que tant que la famille régnante subsistera par les mâles, rien ne les dispensera jamais de l'obéissance; d'ho- norer et de craindre leur maître, comme celui par lequel ils ont voulu que l'image de Dieu leur fût présente et visible sur la terre ; d'être encore attachés à des sentiments par un motif de reconnaissance de la tranquillité et des biens dont ils jouissent à l'abri du nom royal ; si jamais il leur arrivait d'avoir un roi injuste, ambitieux et violent, de n'opposer au malheur qu'un seul remède, celui de l'apaiser par leur soumission, et de flé- chir Dieu par leurs prières; parce que ce remède est le seul qui soit légitime, en conséquence du contrat de soumission juré au prince régnant anciennement, et à ses descendants par les mâles, quels qu'ils puissent être; et de considérer que tous ces motifs qu'on croit avoir de résister ne sont, à les bien examiner, qu'autant de prétextes d'infidélités subtilement colo- /,00 AUTORITÉ. rées ; qu'avec cette conduite, on n'a jamais corrigé les princes, ni aboli les impôts, et qu'on a seulement ajouté aux malheurs dont on se plaignait déjà un nouveau degré de misère. Voilà les fondements sur lesquels les peuples et ceux qui les gou- vernent pourraient établir leur bonheur réciproque. > Autorité dans les discours et dans les écrits. J'entends par autorité dans le discours le droit qu'on a d'être cru dans ce qu'on dit ; ainsi, plus on a le droit d'être cru sur sa parole, plus on a à' autorité. Ce droit est fondé sur le degré de science et de bonne foi qu'on reconnaît dans la personne qui parle. La science empêche qu'on ne se trompe soi-même, et écarte l'er- reur qui pourrait naître de l'ignorance. La bonne foi empêche qu'on ne trompe les autres, et réprime le mensonge que la malignité chercherait à accréditer. C'est donc les lumières et la sincérité qui sont la vraie mesure de Vautorité dans le discours. Ces deux qualités sont essentiellement nécessaires. Le plus savant et le plus éclairé des hommes ne mérite plus d'être cru dès qu'il est fourbe; non plus que l'homme le plus pieux et le plus saint, dès qu'il parle de ce qu'il ne sait pas ; de sorte que saint Augustin avait raison de dire que ce n'était pas le nombre, mais le mérite des auteurs qui devait emporter la balance. Au reste, il ne faut pas juger du mérite par la réputa- tion, surtout à l'égard des gens qui sont membres d'un corps, ou portés par une cabale. La vraie pierre de touche, quand on est capable et à portée de s'en servir, c'est une comparaison judicieuse du discours avec la matière qui en est le sujet, con- sidérée en elle-même ; ce n'est pas le nom de l'auteur qui doit faire estimer l'ouvrage, c'est l'ouvrage qui doit obliger à rendre justice à l'auteur. Vautorité n'a de force et n'est de mise, à mon sens, que dans les faits, dans les matières de religion et dans l'histoire. Ailleurs elle est inutile et hors d'œuvre. Qu'importe que d'au- tres aient pensé de même, ou autrement que nous, pourvu que nous pensions juste, selon les règles du bon sens, et conformé- ment à la vérité? 11 est assez indiiïérent que votre opinion soit celle d'Aristote, pourvu qu'elle soit selon les lois du syllogisme. A quoi bon ces fréquentes citations, lorsqu'il s'agit de choses qui dépendent uniquement du témoignage de la raison et des sens? A quoi bon m'assurer qu'il est jour, quand j'ai les yeux AVALER. ZtOl ouverts, et que le soleil luit? Les grands noms ne sont bons qu'à éblouir le peuple, à tromper les petits esprits, et à fournir du babil aux demi-savants. Le peuple, qui admire tout ce qu'il n'entend pas, croit toujours que celui qui parle le plus, et le moins naturellement, est le plus habile. Ceux à qui il manque assez d'étendue dans l'esprit pour penser eux-mêmes se contentent des pensées d' autrui, et comptent les suffrages. Les demi-savants, qui ne sauraient se taire, et qui prennent le silence et la modestie pour les symptômes d'ignorance ou d'imbécillité, se font des magasins inépuisables de cita- tions. Je ne prétends pas néanmoins que V autorité ne soit absolu- ment d'aucun usage dans les sciences. Je veux seulement faire entendre qu'elle doit servir à nous appuyer, et non pas à nous conduire; et qu'autrement, elle entreprendrait sur les droits de la raison : celle-ci est un flambeau allumé par la nature, et destiné à nous éclairer; l'autre n'est tout au plus qu'un bâton fait de la main des hommes, et bon pour nous soutenir, en cas de faiblesse, dans le chemin que la raison nous montre. Ceux qui se conduisent dans leurs études par Y autorité seule ressemblent assez à des aveugles qui marchent sous la conduite d'autrui. Si leur guide est mauvais, il les jette dans des routes égarées, où il les laisse las et fatigués, avant que d'avoir fait un pas dans le vrai chemin du savoir. S'il est habile, il leur fait, à la vérité, parcourir un grand espace en peu de temps; mais ils n'ont point eu le plaisir de remarquer ni le but où ils allaient, ni les objets qui ornaient le rivage et le ren- daient agréable. Je me représente ces esprits qui ne veulent rien devoir à leurs propres réflexions, et qui se guident sans cesse d'après les idées des autres, comme des enfants dont les jambes ne s'affermissent point, ou des malades qui ne sortent point de l'état de convalescence, et ne feront jamais un pas sans un bras étranger. AVALER, v. act. [Physiol.) On voit parmi les raretés qu'on conserve à Leyde, dans l'école d'anatomie, un couteau de dix pouces de long, qu'un paysan avala^ et fit sortir par son estomac. Ce paysan vécut encore huit ans après cet accident. Une dame, dont M. Greenhill parle dans les Transactions phi- XIII. 26 /402 AVANIE. losophiques^ eut une tumeur au nombril, pour avoir avale des noyaux de prunes. La tumeur étant venue à s'ouvrir d'elle- même, quelque temps après elle les rendit; mais elle mourut malgré le soin qu'on en prit. Une fille âgée de dix ans, qui demeurait auprès d'Halle, en Saxe, avala en jouant un couteau de six pouces et demi de long; la curiosité du fait engagea Wol- gang Christ Weserton, médecin de l'électeur de Brandebourg, à en prendre soin; le couteau changea de place plusieurs fois, et cessa d'incommoder cette fille au bout de quelques mois : mais un an après on ne le sentit presque plus, tant il avait diminué ; enfin il sortit par un abcès que sa pointe avait causé, trois travers de doigt au-dessous du creux de f estomac ; mais il était extrêmement diminué, et la fille fut entièrement rétablie. Transactions philosophiques, n° 219. (Voyez aussi les Mém. de VAcadém. de Chirurgie.) « Plusieurs personnes (dit M. Sloane, à l'occasion d'un mal- heureux qui avait avalé une grande quantité de cailloux pour remédier aux vents dont il était affligé, lesquels ayant resté dans son estomac, l'avaient réduit à un état pitoyable) s'imagi- nent, lorsqu'elles voient que les oiseaux languissent, à moins qu'ils Xi avalent des cailloux ou du gravier, que rien n'est meil- leur à la digestion que d'en avaler : mais j'ai toujours con- damné cette coutume, car l'estomac de l'homme étant tout à fait différent des gésiers des oiseaux, qui sont extrêmement forts, musculeux et tapissés d'une membrane qui sert, avec ces petits cailloux, à broyer les aliments qu'ils ont pris; les cailloux ne peuvent manquer de faire beaucoup de mal. J'ai connu, con- tinue cet auteur, un homme qui, après avoir avalé pendant plusieurs années neuf ou dix cailloux par jour aussi gros que des noisettes, mourut subitement, quoiqu'ils ne lui eussent fait aucun mal en apparence, et qu'ils eussent toujours passé. ^> AVANIE, Outrage, Affront, Insulte {Gram.), termes relatifs à la nature des procédés d'un homme envers un autre. \J insulte est ordinairement dans le discours; V affront dans le refus; V outrage et V avanie dans l'action ; mais V insulte marque de l'étourderie , V outrage, de la violence, et V avanie, du mépris. Celui ([(li vit avec des étourdis est exposé à des insultes-, celui qui demande à un indifférent ce qu'on ne doit attendre que d'un ami mérite presque un affront. Il faut éviter les hommes AVIS. m violents si l'on craint d'essuyer des outrages -, et ne s'attaquer jamais à la populace, si l'on est sensible aux avanies. AVANTAGE, Profit, Utilité {Grain.), termes relatifs au bien-être que nous tirons des choses extérieures. V avantage naît de la commodité ; le profit, du gain ; et Y utilité, du ser- vice. Ce livre m'est utile', ces leçons me sont profitables-, son commerce m'est avantageux : fuyez les gens qui cherchent en tout leur avantage, qui ne songent qu'à leur profit, et qui ne sont d'aucune utilité aux autres. AVENTURE, Événement, Accident (Grarn.), termes relatifs aux choses passées, ou considérées comme telles. Événement est une expression qui leur est commune à toutes, et qui n'en désigne ni la qualité, ni celle des êtres à qui elles sont arrivées; il demande une épithète pour indiquer quelque chose de plus que l'existence des choses ; le changement dans la valeur des espèces est un événement : mais qu'est cet événement ? Il est avantageux pour quelques particuliers, fâcheux pour l'État. Accident a rapport à un fait unique, ou considéré comme tel, et à des individus, et marque toujours quelque mal physique, est arrivé un grand accident dans ce village, le tonnerre en a brûlé la moitié. Aventure est aussi indéterminé qu'événement, quant à la quantité des choses arrivées; mais événement es^ plus général; il se dit des êtres animés et des êtres inanimés; et aventure n'est relatif qu'aux êtres animés : une aventure est bonne ou mauvaise, ainsi qu'un événement : mais il semble que la cause de Vaventure nous soit moins inconnue, et son exis- tence moins inopinée que celle de V événement et de Vaccident. (( La vie est pleine ()i événements, dit M. l'abbé Girard; entre ces événements, combien ^accidents qu'on ne peut ni prévenir, ni réparer! )> on n'a pas été dans le monde sans avoir eu quelque aventure, AVIS, Sentiment, Opinion [Gram.), termes synonymes, en ce qu'ils désignent tous un jugement de l'esprit. Le sentiment marque un peu la déhbération qui l'a précédé; Vavis, la déci- sion qui l'a suivi; et V opinion a rapport à une formalité parti- culière de judicature, et suppose de l'incertitude. Le sentiment comporte une idée de sincérité et de propriété; Vavis, une idée d'intérêt pour quelque autre que nous; V opinion, un concours de témoignages. « Il peut y avoir des occasions, dit M. l'abbé [^0l^ AZAREGAH. Girard, où l'on soit obligé de donner son avis contre son senti- ment^ et de se conformer aux opinions des autres. Avis, Avertissement, Conseil [Gram,), ternies synonymes, en ce qu'ils sont tous les trois relatifs à l'instruction des autres. \] avertissement est moins relatif aux mœurs et à la conduite ç^xiavis Qi conseil. AviswQ renferme pas une idée de supériorité si distincte que conseil. Quelquefois même cette idée de supé- riorité est tout à fait étrangère à avis. Les auteurs mettent des avertissements à leurs livres. Les espions donnent des avis-^ les pères et les mères donnent des conseils à leurs enfants. La cloche avertit] le banquier donne avis; l'avocat conseille. Les avis sont vrais ou faux; les avertissements, nécessaires ou superflus; et les conseils, bons ou mauvais. (Voyez les Syn. franc.) AZABE-RABERI [Hist. mod.), supplice que les méchants souffrent sous la tombe, selon la superstition mahométane. Kaber signiûe sépulcre ; et azab, tourment. Aussitôt qu'un mort est enterré, il est visité par l'ange de la mort. L'ange de la mort est suivi de deux anges inquisiteurs, Monkir et Nekir, qui examinent le mort, le laissent reposer en paix s'ils le trou- vent innocent, ou le frappent à grands coups de marteau ou de barre de fer, s'il est coupable. On ajoute qu'après cette expédition, qui peut effrayer les vivants, mais qui ne fait pas grand mal au mort, la terre l'embrasse étroitement et lui fait éprouver d'étranges douleurs à force de le serrer. Ensuite sor- tent d'enfer deux autres anges, qui amènent compagnie au sup- plicié : cette compagnie est une créature difforme, qu'ils lui laissent jusqu'au jour du jugement. Ce grand jour arrivé, le monstre femelle et le mort descendent dans les enfers pour y souffrir le temps ordonné par la justice divine. Car c'est une opinion reçue généralement par les mahométans qu'il n'y a point de punition éternelle; que les crimes s'expient par des peines finies; et que les crimes étant expiés, Mahomet ouvre la porte du paradis à ceux qui ont cru en lui. AZAREGAH (7/^*^/. mod.), hérétiques musulmans qui ne reconnaissaient aucune puissance, ni spirituelle, ni temporelle. Ils se joignirent à toutes les sectes opposées au musulmanisme. Ils formèrent bientôt des troupes nombreuses, livrèrent des batailles, et défirent souvent les armées qu'on envoya contre BAARAS. ^05 eux. Ennemis mortels des Ommiades, ils leur donnèrent bien de la peine dans l'Ahovase et les Iraques babylonienne et per- sienne. lezid et Abdalmelek, califes de cette maison, les resser- rèrent enfin dans la province de Ghorasan, où ils s'éteignirent peu à peu. Les Azarecah tiraient leur origine de Nafé-ben- Azrah. Cette secte était faite pour causer de grands ravages en peu de temps : mais n'ayant par ses constitutions mêmes aucun chef qui la conduisît, il était nécessaire qu'elle passât comme un torrent, qui pouvait entraîner bien des couronnes et des scep- tres dans sa chute. 11 n'était pas permis à une multitude aussi effrénée de se reposer un moment sans se détruire d'elle-même, parce qu'un peuple formé d'hommes indépendants les uns des autres, et de toute loi, n'aura jamais une passion pour la liberté assez violente et assez continue pour qu'elle puisse seule le garantir des inconvénients d'une pareille société, si toutefois on peut donner le nom de société à un nombre d'hommes ramas- sés, à la vérité, dans le plus petit espace possible, mais qui n'ont rien qui les lie entre eux. Cette assemblée ne compose non plus une société qu'une multitude infinie de cailloux mis à côté les uns des autres, et qui se toucheraient, ne formeraient un corps solide. B. BAARAS, [Gcog. et Hist. nat.), nom d'un lieu et d'une plante qu'on trouve sur le mont Liban, en Syrie, au-dessus du che- min qui conduit à Damas. Josèphe dit qu'elle ne paraît qu'en mai, après que la neige est fondue, qu'elle luit pendant la nuit comme un petit flambeau; que sa lumière s'éteint au jour ; que ses feuilles enveloppées dans un mouchoir s'échappent et dispa- raissent; que ce phénomène autorise l'opinion qu'elle est obsé- dée des démons ; qu'elle a la vertu de changer les métaux en or, et que c'est par cette raison que les Arabes l'appellent V herbe d'or y qu'elle tue ceux qui la cueillent sans les précautions néces- saires; que ces précautions sont malheureusement inconnues; qu'elle se nourrit, selon quelques naturalistes, de bitume; que Todeur bitumineuse que rend sa racine, quand on l'arrache, suffoque ; que c'est ce bitume enflammé qui produit sa lumière /i06 BABEL. pendant la nuit; que ce qu'elle perd en éclairant n'étant que le superflu de sa nourriture, il n'est pas étonnant qu'elle ne se consume point ; que sa lumière cesse quand ce superllu est con- sumé, et qu'il faut la chercher dans des endroits plantés de cèdres. Combien de rêveries ! et c'est un des historiens les plus sages et les plus respectés qui nous les débite. BABEL [Hist. sacr, Aiit.), en hébreu confusionj nom d'une ville et d'une tour dont il est fait mention dans la Genèse^ chap. II, situées dans la terre de Sennaar, depuis la Chaldée, proche l'Euphrate, que les descendants de Noé entreprirent de construire avant que de se disperser sur la surface de la terre, et qu'ils méditaient d'élever jusqu'aux cieux; mais Dieu réprima l'orgueil puéril de cette tentative que les hommes auraient bien abandonnée d'eux-mêmes. On en attribue le projet à INemrod, petit-fils de Gham : il se proposait d'éterniser ainsi sa mémoire, et de se préparer un asile contre un nouveau déluge. On bâtis- sait la tour de Bahd l'an du monde J802. Phaleg, le dernier des patriarches de la famille de Sem, avait alors quatorze ans; et cette date s'accorde avec les observations célestes que Callis- thène envoya de Babylone à Aristote. Ces observations étaient de dix-neuf cent trois ans; et c'est précisément l'intervalle de temps qui s'était écoulé depuis la fondation de la tour de Babel jusqu'à l'entrée d'Alexandre dans Babylone. Le corps de la tour était de brique liée avec le bitume. A peine fut-elle conduite à une certaine hauteur, que les ouvriers, cessant de s'entendre, furent obligés d'abandonner l'ouvrage. Quelques auteurs font remonter à cet événement l'origine des différentes langues ; d'autres ajoutent que les païens, qui en entendirent parler con- fusément par la suite, en imaginèrent la guerre des géants contre les dieux. Casaubon croit que la diversité des langues fut l'effet et non la cause de la division des peuples; que les ouvriers de la tour de Babel se trouvant, après avoir bâti long- temps, toujours à la même distance des cieux, s'arrêtèrent comme se seraient enfin arrêtés des enfants qui, croyant prendre le ciel avec la main, auraient marché vers l'horizon; qu'ils se dispersèrent, et que leur langue se corrompit. On trouve à un quart de lieue de l'Euphrate, vers l'orient, des ruines qu'on imagine, sur assez peu de fondement, être celles de cette fameuse tour. BACHOTEURS. ^07 BAGGHIONITES, s. m. plur. [Ilist. anc.) C'étaient, à ce qu'on dit, des philosophes qui avaient un mépris si universel pour les choses de ce bas monde, qu'ils ne se réservaient qu'un vais- seau pour boire; encore ajoute-t-on qu'un d'entre eux ayant aperçu dans les champs un berger qui puisait dans un ruisseau de l'eau avec le creux de sa main, il jeta loin de lui sa tasse, comme un meuble incommode et superflu. C'est ce qu'on raconte aussi de Diogène. S'il y a eu jamais des hommes aussi désintéressés, il faut avouer que leur métaphysique et leur mo- rale mériteraient bien d'être un peu plus connues. Après avoir banni d'entre eux les distinctions funestes du tien et du mien^ il leur restait peu de choses à faire pour n'avoir plus aucun sujet de querelles, et se rendre aussi heureux qu'il est permis à l'homme de l'être. BACHOTEURS, sub. m. [Police). Ce sont des bateliers occu- pés sur les ports de Paris et en autres endroits des rives de la Seine à voiturer le public sur l'eau et dans des bachots au-des- sus et au-dessous de la ville. Ils sont obligés de se faire rece- voir à la ville : ils ne peuvent commettre des garçons à leur place ; leurs bachots doivent être bien conditionnés. Il leur est défendu de recevoir plus de seize personnes à la fois ; leurs salaires sont réglés; ils doivent charger par rang; cependant le particulier choisit tel bachoieur qu'il lui plaît. Ils sont obligés d'avoir des numéros à leurs bachots. Un officier de ville fait de quinze en quinze jours la visite des bachots; et il est défendu aux femmes et aux enfants des hachoteurs de se trouver sur les ports. On paie par chaque personne quatre sous pour Sèvres et Saint-Cloud ; deux sous pour Ghaillot et Passy ; deux sous six deniers pour Auteuil ; et ainsi à proportion de la distance et à raison de deux sous pour chaque lieue, tant en descendant qu'en remontant. Le hachoieur convaincu d'avoir commis à sa place quelque homme sans expérience^ ou d'avoir reçu plus de seize personnes, est condamné pour la première fois à cinquante livres d'amende, confiscation des bachots, trois mois de prison; il y a punition corporelle en cas de récidive et exclusion du bachotage. C'est au lieutenant de police à veiller que les hacho- teurs ne se prêtent à aucun mauvais commerce. Il leur est en- joint par ce tribunal de fermer leurs bachots avec une chaîne et un cadenas pendant la nuit. /,08 BALLADE. BALANGIKR, s. m. Ouvrier qui fait les différents instruments dont on se sert dans le commerce pour peser toutes sortes de mar- cliandises. On se doute bien que la communauté des balanciers doit être fort ancienne, elle est soumise à la juridiction de la cour des monnaies; c'est là que les balanciers sont admis à la maîtrise; qu'ils prêtent serment; qu'ils font étalonner leurs poids, et qu'ils prennent les matrices de ces petites feuilles de laiton à l'usage des joailliers et autres marchands de matières, dont il importe de connaître exactement le poids. Chaque balan- cier a son poinçon; l'empreinte s'en conserve sur une table de cuivre au bureau de la communauté et à la cour des monnaies. Ce poinçon, composé de la première lettre du nom du maître, sur- montée d'une couronne fleurdelisée, sert à marquer l'ouvrage. La marque des balances est au fond des bassins; des romaines, au fléau; et des poids, au-dessous. L'étalonnage de la cour des monnaies se connaît à une fleur de lis seule qui s'imprime aussi avec un poinçon. D'autres poinçons de chiffres romains mar- quent de combien est le poids. Les feuilles de laiton ne s'éta- lonnent point; le balancier les forme sur la matrice et les marque de son poinçon. Deux jurés sont chargés des affaires, des visites et de la discipline de ce corps. Ils restent chacun deux ans en charge; un ancien se trouve toujours avec un nou- veau. Un maître ne peut avoir qu'un apprenti; on fait cinq ans d'apprentissage et deux ans de service chez les maîtres. Il faut avoir fait son apprentissage chez un maître de Paris pour tra- vailler en compagnon dans cette ville. Les aspirants doivent chef-d'œuvre; les fds de maître, expérience. Les veuves jouis- sent de tous les droits de la maîtrise, excepté de celui de faire des apprentis. Les deux jurés balanciers ont été autorisés par des arrêts à accompagner les maîtres et gardes des six corps des marchands dans leurs visites pour poids et mesures; et il serait très à propos pour le bien public qu'ils fissent valoir leur privilège. Ils ont pour patron saint Michel. BALLADE, s. f. {Belles-Lettres), pièce de vers distribuée ordi- nairement en trois couplets, tous les trois de même mesure et sur les mêmes rimes masculines et féminines, assujettie à un refrain qui sert de dernier vers à chaque couplet, et terminée par un envoi ou adresse qui doit aussi finir par le refrain. Le nombre des vers du couplet n'est point limité. Ce sont ou des BARBELIOTS. /|09 quatrains, ou des sixains, ou des huitains, ou des dixains, ou des douzains ; l'envoi est ordinairement de quatre ou cinq vers, mais quelquefois tous féminins. Yoilà du moins les lois aux- quelles Jean Marot s'est conformé dans ses trois ballades d'a- mour, dont les deux dernières sont excellentes ; elles sont de vers de dix syllabes; c'est la mesure affectée à cette sorte d'ou- vrage ; il y a cependant des ballades en vers de huit syllabes. On ne fait plus guère de ballades^ et je n'en suis pas trop sur- pris; la ballade demande une grande naïveté dans le tour, l'es- prit, le style et la pensée, avec une extrême facilité de rimer. 11 n'y a presque que La Fontaine qui, réunissant toutes ces qualités, ait su faire des ballades et des rondeaux depuis Clé- ment Marot. BAPTES (les) {Hist.litt.), Nom d'une comédie composée par Cratinus, où ce poëte raillait d'une façon sanglante les princi- paux personnages du gouvernement. Lorsque Cratinus composa ses Baptes ou Plongeurs^ la liberté de l'ancienne comédie était restreinte à la censure des ridicules, et surtout des poètes que le gouvernement n'était point fâché qu'on décriât, parce que de tout temps les hommes en place ont haï les satiriques et les plaisants. Cratinus fit un effort pour rendre à la scène comique les droits dont on l'avait dépouillée : mais il fut la victime de sa hardiesse. Il éprouva le châtiment auquel on dit que M. de Montausier, l'homme de la cour qui avait le moins à craindre de la satire, condamnait tous les satiriques. 11 fut jeté dans la mer pieds et mains liés. BARBELIOTS ou Barboriens, subst. m. plur. secte de Gnos- tiques, qui disaient qu'un Eon immortel avait eu commerce avec un esprit vierge, appelé Barbeloth, à qui il avait accordé successivement la prescience, l'incorruptibilité et la vie éter- nelle; que Barbelothy un jour plus gai qu'à l'ordinaire, avait engendré la lumière, qui, perfectionnée par l'onction de l'es- prit, s'appela Christ-^ que Christ désira l'intelligence et l'obtint; que l'intelligence, la raison, l'incorruptibilité et Christ s'unirent; que la raison et l'intelligence engendrèrent Autogène ; qu'Auto- gène engendra Adamas, l'homme parfait, et sa femme, la connaissance parfaite ; qu'Adamas et sa femme engendrèrent le bois ; que le premier ange engendra le Saint-Esprit, la Sagesse ou Prunic; que Prunic ayant senti le besoin d'époux, engendra ZjlO BAHQUES. Protarchonte, ou premier prince, qui fut insolent et sot; que Protarchonte engendra les créatures; qu'il connut charnelle- ment Arrogance, et qu'ils engendrèrent les vices et toutes leurs branches. Pour relever encore toutes ces merveilles, les Gnos- tiqucs les débitaient en hébreu, et leurs cérémonies n'étaient pas moins abominables que leur doctrine était extravagante. (Voy. Théodorct.) BARDOGCGULLUS ou Bardaicus cucullus, selon Casaubon [Histoire ancienne) ; partie du vêtement des Gaulois de Langres et de Saintes; c'était une espèce de cape qui avait un capuchon commode pour ceux qui ne voulaient pas être connus dans les rues. Martial lui donne la forme d'un cornet d'épices. Il y en a, dit le savant P. Montfaucon, qui croient, et non sans fonde- ment, que ce capuchon avait un appendice, et qu'il tenait à une cape ou à la, penula. Quoi qu'il en soit, on convient que le cucul- lus était la même chose que le hardocucullus -^ que cet ajuste- ment venait des Gaulois ; qu'on s'en servait particulièrement dans la Saintonge , et que la débauche en fit passer l'usage à Rome où on le trouva très-propre pour courir la nuit, et inco- gnito^ des aventures amoureuses : Si nocturnus adulter, Tempora santonico vêlas adoperta cucullo. Satire viii. Je ne sais s'il reste encore en Saintonge quelques vestiges de l'usage du cucullus et de la cape ; mais les femmes du peuple portent encore aujourd'hui à Langres une espèce de cape qui leur est particulière, et dont elles n'ignorent pas l'avantage. BARQUES, sub. f. {Hist, anc. et navigat.), petits bâtiments capables de porter sur les rivières et même sur la mer le long des côtes, et les premiers, selon toute apparence, que les hommes aient construits. On navigua anciennement sur des radeaux : dans la suite on borda les radeaux de claies faites d'osier; telles étaient les barques d'Ulysse, et celles des habitants de la Grande- Bretagne au temps de César : Us font, dit-il, des carènes de bois léger, le reste est de claies d'osier couvertes de cuir. Les Anciens ont donc eu des barques de cuir cousues; sans cela il n'est guère possible d'entendre le cymba sutilis de Virgile ; mais BARQUES. 411 ce qui doit paraître beaucoup plus incroyable, c'est qu'ils en aient eu de terre cuite. Cependant Strabon, dont la bonne foi est reconnue, dit des Égyptiens quils naviguent avec tant de facilité y que quelques-uns même se servent de bateaux de terre -^ et il parlait d'un fait qui se passait de son temps. Si l'on croit aux barques de terre cuite des Égyptiens sur le témoignage de Strabon, on ne pourra guère rejeter les bateaux de terre cuite, voguant à l'aide de rames peintes, sur lesquels Juvénal lance à l'eau les Agathyrses. Mais ce n*est pas tout : les Égyptiens en ont construit avec la feuille même de cet arbre sur laquelle ils écrivaient; et le philosophe Plutarque raconte des merveilles de ces petits bâtiments; il nous assure, dans son traité d'Isis et d'Osiris, que les crocodiles, qui nuisaient souvent à ceux qui allaient sur de petites barques^ respectaient ceux qui montaient des barques de papyrus, en mémoire d'Isis, qui avait une fois navigué sur un bâtiment de cette espèce. Les feuilles du papy- rus étaient larges et fortes, et sur la résistance qu'on leur trouve dans quelques livres anciens qui en sont faits, le P. Montfaucon a compris qu'on pouvait, en les cousant ensemble et en les poissant, en former des barques. Plusieurs auteurs nous assurent qu'aux Indes on en construit d'un seul roseau à nœuds et vide en dedans; mais si gros, dit Héliodore, qu'en prenant la lon- gueur d'un nœud à un autre, et le coupant en deux par le milieu des nœuds, on en formait deux bateaux. Le témoignage d'Héliodore est un peu modifié par celui de Diodore et de Quinte-Gurce, qui nous font entendre, non pas qu'on fît deux bateaux avec un morceau de canne, mais qu'on faisait fort bien un bateau avec plusieurs morceaux de canne. Combien de faits dont le merveilleux s'évanouirait si l'on était à portée de les vérifier! Les Éthiopiens, à ce que dit Pline, avaient des barques pliables qu'ils chargeaient sur leurs épaules et qu'ils portaient au bas des énormes chutes d'eau du Nil, pour les remettre sur le fleuve et s'embarquer. Scheiïer croit que c'étaient des peaux tendues par des ais circulaires, sans poupe ni proue. Les sau- vages d'Amérique creusent des arbres d'une grandeur prodi- gieuse, sur lesquels ils s'embarquent au nombre de trente à quarante hommes, et s'en servent, sans autre préparation, pour faire par merdes voyages de soixante-dix à quatre-vingts lieues : voilà les premiers pas de la navigation. Bientôt on fit les barques h\'2 BAS. de matériaux plus solides que la peau, la terre et le jonc. Dans la suite on abattit les chênes, on assembla les planches et les poutres, et les mers furent couvertes de vaisseaux. Mais qu'é- tait-ce encore que les vaisseaux des Anciens en comparaison des nôtres? BARÏHËLEMITES, s. m. pi. {Ilist. eccL), clercs séculiers fondés par Barthélemi Hobzauzer à Salzbourg le 1" août 16/i0, et répandus en plusieurs endroits de l'empire, en Pologne et en Catalogne. Ils vivent en commun; ils sont dirigés par un premier président et des présidents diocésains : ils s'occupent à former des ecclésiastiques. Les présidents diocésains sont soumis aux ordinaires, et ils ont sous eux les doyens ruraux. Ces degrés de subordination, et quelques autres, répondent avec succès au but de leur institution : un curé Barthélemite a ordinairement un aide ; et si le revenu de sa cure ne suffit pas pour deux, il y est pourvu aux dépens des curés plus riches de la même congrégation : tous sont engagés par vœux à se secourir mutuellement de leur superflu, sans être privés cepen- dant de la liberté d'en disposer par legs, ou d'en assister leurs parenis. Ce fonds, augmenté de quelques donations, suffit à l'entretien de plusieurs maisons dans quelques diocèses. Quand il y en a trois, la première est un séminaire commun pour les jeunes clercs, où ils étudient les humanités, la philosophie, la théologie et le droit canonique. On n'exige aucun engagement de ceux qui font leurs humanités : les philosophes promettent de vivre et de persévérer dans l'institut; les théologiens en font serment. Ils peuvent cependant rentrer dans le monde avec la permission des supérieurs, pourvu qu'ils n*aient pas reçu les ordres sacrés. Les curés et les bénéficiers de l'institut habitent la seconde maison ; la troisième est proprement l'hôtel des inva- lides de la congrégation. Innocent XI approuva leurs constitu- tions en 1680. La même année, l'empereur Léopold voulut que dans ses pays héréditaires ils fussent promus de préférence aux bénéfices vacants, et le même pape Innocent XI approuva en 1684 les articles surajoutés à leurs règles pour le bien de l'in- stitut. BAS, adj., terme relatif à la distance^ ou la dimension en longueur considérée verticalement : haut est le corrélatif de bas. L'usage, la coutume, les conventions, l'ordre qui règne BASSESSE. 413 entre les êtres et une infinité d'autres Ccauses, ont assigné aux objets, soit de l'art, soit de la nature, une certaine distance ou dimension en longueur considérée verticalement. Si nous trouvons que l'objet soit porté au delà de cette distance ou dimension, nous disons qu'il est haut\ s'il reste en deçà, nous disons qu'il est bas. Il semble que nous placions des points idéaux dans les airs, qui nous^servent de termes de comparaison toutes les fois que nous employons les termes bas et haut ou élevé. Nous disons d'un clocher qu'il est bas^ et d'une enseigne qu'elle est fiante^ quoique de ces deux objets l'enseigne soit le moins élevé. Que signifient donc ici les mots haut et bas? sinon que, relativement à la hauteur ou à la distance verticale à laquelle on a coutume de porter les clochers, celui-ci est bas; et que, relativement à la hauteur à laquelle on a coutume de pendre les enseignes, celle-ci est haute. Voilà pour la distance et pour l'art; voici pour la dimension et pour la nature. Mous disons ce chêne est bas^ et cette tulipe est haute : ce qui ne signifie autre chose, sinon que, relativement à la dimension verticale que le chêne et la tulipe ont coutume de prendre, l'un pèche par défaut et l'autre par excès. C'est donc, dans l'un et l'autre cas, l'observation et l'expérience qui nous apprennent à faire un usage convenable de ces sortes de mots, qu'il ne faudrait peut- être pas définir, puisque l'exactitude, quand on se la propose, rend la définition plus obscure que la chose. Mais on n'écrit pas pour ses contemporains seulement^ BASSESSE, Abjection (Gramui.)^ termes synonymes, en ce qu'ils marquent l'un et l'autre l'état où l'on est : mais si on les construit ensemble, dit M. l'abbé Girard, abjection doit pré- céder bassesse, et la délicatesse de notre langue veut que l'on dise état d'abjection, bassesse d'état. Vabjection se trouve dans l'obscurité où nous nous enve- loppons de notre propre mouvement, dans le peu d'estime qu'on a pour nous, dans le rebut qu'on en fait, et dans les situations humiliantes où l'on nous réduit. La bassesse, continue le même auteur, se trouve dans le peu de naissance, de mérite, de for- tune et de dignité. i. Sigaalons seulement ici, puisque nous ne pouvons mieux faire, l'article Bas (métier à), qui est un modèle de description de cette machine fort compliquée, mais qui remplit 15 pages iu-f' et qui a besoin d'être complété par des fio-ures. ^IZ, BASSESSE. Observons ici combien la langue seule nous donne de pré- jugés, si la dernière réflexion de M. l'abbé Girard est juste. Un enfant, au moment où il reçoit dans sa mémoire le terme bas- sesse^ le reçoit donc comme un signe qui doit réveiller pour la suite dans son entendement les idées du défaut de naissance, démérite, de fortune, de condition et celles de mépris : soit qu'il lise, soit qu'il écrive, soit qu'il médite, soit qu'il converse, il ne rencontrera jamais le terme bassesse quï\ ne lui attache ce cor- tège de notions fausses; et les signes grammaticaux ayant cela de particulier, en morale surtout, qu'ils indiquent non-seule- ment les choses, mais encore l'opinion générale que les hommes qui parlent la même langue en ont conçue, il croira penser autrement que tout le monde, et se tromper, s'il ne méprise pas quiconque manque de naissance, de dignités, de mérite et de fortune; et s'il n'a pas la plus haute vénération pour qui- conque a de la naissance, des dignités, du mérite et de la for- tune, et mourra peut-être sans avoir conçu que toutes ces qua- lités étant indépendantes de nous, heureux seulement celui qui les possède ! Il ne mettra aucune distinction entre le mérite acquis et le mérite inné, et il n'aura jamais su qu'il n'y a pro- prement que le vice qu'on puisse mépriser, et que la vertu qu'on puisse louer. Il imaginera que la nature a placé des êtres dans l'éléva- tion, et d'autres dans la bassesse : mais qu'elle ne place per- sonne dans Y abjection-^ que l'homme s'y jette de son choix, ou y est plongé par les autres ; et faute de penser que ces autres sont pour la plupart injustes et remplis de préjugés, la diffé- rence mal fondée que l'usage de sa langue met entre les termes bassesse et abjectioiiSLchëYersi de lui corrompre le cœur et l'esprit. La piété, dit l'auteur des Synonymes, diminue les amer- tumes de l'état d'abjection. La stupidité empêche de sentir tout les désagréments de la bassesse cfétat. L'esprit et la grandeur d'âme font qu'on se chagrine de l'un et qu'on rougit de l'autre. Et je dis, moi, que les termes abjection, bassesse, semblent n'avoir été inventés que par quelques hommes injustes dans le sein du bonheur, d'où ils insultaient à ceux que la nature, le hasard, et d'autres causes pareilles, n'avaient pas également favorisés; que la philosophie soutient dans V abjection où l'on est tombé, et ne permet pas de penser qu'on puisse naître dans BATON. M5 la bassesse-^ que le philosophe sans naissance, sans bien, sans for- tune, sans place, saura bien qu'il n'est qu'un être abject pour les autres hommes, mais ne se tiendra point pour tel ; que s'il sort de l'état prétendu de bassesse qu'on a imaginé, il en sera tiré par son mérite seul ; qu'il n'épargnera rien pour ne pas tomber dans y abjection, à cause des inconvénients physiques et moraux qui l'accompagnent : mais que s'il y tombe, sans avoir aucun mau- vais usage de sa raison à se reprocher, il ne s'en chagrinera guère, et n'en rougira point. Il n'y a qu'un moyen d'éviter les inconvénients de la bassesse d'état et les humiliations de Y ab- jection^ c'est de fuir les hommes, ou de ne voir que ses sembla- bles. Le premier semble le plus sûr, et c'est celui que je choi- sirais. BATAILLE, Combat, Action [Gramm.). La bataille est une action plus générale, et ordinairement précédée de prépara- tions : le combat est une action plus particulière et moins prévue. On peut dire que la bataille de Pharsale et le combat des Horaces et des Guriaces sont des actions bien connues. Ainsi action semble le genre, et bataille et combat des espèces : bataille a rapport aux dispositions, et combat à Vaction: on dit l'ordre de bataille, et la chaleur du combat se prend au figuré, bataille ne s'y prend point. On ne parlerait point mal en disant : il s'est passé en dedans de moi un violent combat entre la crainte de l'offenser et la honte de lui céder ; mais il serait ridicule d'employer en ce sens le terme de bataille', celui à' ac- tion ne convient pas davantage. BATON, s. m. Se dit en général d'un morceau de bois rond, tourné au tour ou non tourné, et s'applique à beaucoup d'au- tres choses qui ont la même forme. Ainsi on dit en tabletterie, un bâton d'ivoire, un bâton d'écaillé, pour un morceau d'ivoire ou d'écaillé rond; chez les marchands de bois, un bâton de cotret, pour un morceau du menu bois de chauffage fait des petites branches des arbres; chez les épiciers, un bâton de casse, un bâton de cire d'Espagne-, chez les gantiers, un bâton à gant -, un bâton de jauge, pour l'instrument qui sert à mesurer les tonneaux ; un bâton de croisure, chez les hautelissiers, pour la baguette qui tient leurs chaînes croisées ; chez les pâtissiers et boulangers, un bâton, pour le morceau de bois que l'on met en travers sur le pétrin, et sur lequel on meut le sas pour en /,16 BATON. tirer de la farine ; chez les fondeurs^ un hâton^ pour le rouleau qui leur sert à corroyer ensemble le sable et la terre qui entrent dans la façon de leurs moules. Bâton [Ilist. une. et mod.) est un instrument dont on se sert ordinairement pour s'appuyer en marchant. Le cardinal Bona observe dans son Traité de Liturgies qu'autrefois ceux qui se servaient de hâton dans l'église pour s'appuyer étaient obligés de le quitter, et de se tenir debout seuls et droits dans le temps qu'on lisait l'évangile, pour témoigner leur respect par cette posture, et faire voir qu'ils étaient prêts d'obéir à Jésus- Christ, et d'aller partout où il leur commanderait d'aller. On se sert souvent aussi d'un hâton comme d'une espèce d'arme naturelle, offensive et défensive. Les Lacédémoniens ne portaient jamais d'épée en temps de paix, mais se contentaient de porter un bâton épais et crochu qui leur était parti- culier. Saint-Évremond observe que chez les Romains, les coups de hâton étaient une façon modérée de punir les esclaves, et qu'ils les recevaient par-dessus leurs habits. Les maîtres d'armes et les gens susceptibles du point d'hon- neur croient qu'il est bien plus honteux de recevoir un coup de hâton qu'un coup d'épée, à cause que l'épée est un instru- ment de guerre, et le hâton un instrument d'outrage. Les lois de France punissent bien sévèrement les coups de hâton. Par un règlement des maréchaux de France, fait en 1653, au sujet des satisfactions et réparations d'honneur, il est ordonné que quiconque en frappera un autre du hâton sera puni par un an de prison, qui pourra être modéré à six mois en payant 3,000 livres, applicables à l'hôpital le plus prochain ; outre cela, l'agresseur doit demander pardon à genoux à l'offensé, etc., tout prêt à recevoir de lui un égal nombre de coups de hâton; et il y a certains cas où ce dernier peut être contraint de les donner, quand même il aurait trop de géné- rosité pour s'y refuser de lui-même. Par un autre règlement des maréchaux, de l'année 1679, celui qui frappe du hâton, après avoir reçu des coups de poing dans la chaleur de la dispute, est condamné à deux mois de prison ; et à quatre années, s'il a commencé à frapper à coups de poing. BATON. h\l La loi des Frisons ne donne qu'un demi-sou de composition à celui qui a reçu des coups de bâton^ et il n'y a si petite bles- sure pour laquelle elle n'en accorde davantage. Par la loi sali- que, si un ingénu donnait trois coups de bâton à un ingénu, il payait trois sous; s'il avait fait couler le sang, il était puni comme s'il l'eût blessé avec le fer, et il payait quinze sous. La peine et l'indemnité se mesuraient sur la grandeur des bles- sures. La loi des Lombards établit différentes compositions pour un coup, pour deux, trois, quatre : aujourd'hui, un coup en vaut mille. La constitution de Gharlemagne, insérée dans la loi des Lom- bards, veut que ceux à qui elle permet le duel combattent avec le bâton; peut-être fût-ce un ménagement pour le clergé; ou que, comme on entendait l'usage des combats, on voulût les rendre moins sanguinaires. Le capitulaire de Louis le Débon- naire donne le choix de combattre avec le bâtoti ou avec les armes : dans la suite il n'y eut que les serfs qui combattissent avec le bâton. Déjà je vois naître et se former les articles particuliers de notre point d'honneur, dit l'auteur de VEsprit des lois, t. II, p. 202, L'accusateur commençait par déclarer devant le juge qu'un tel avait commis une telle action, et celui-ci répondait qu'il en avait menti; sur cela, le juge ordonnait le duel. La maxime s'établit que lorsqu'on avait reçu un démenti, il fallait se battre. Quand un homme avait déclaré qu'il combattrait, il ne pou- vait plus s'en départir sans être condamné à une peine. Autre î'ègle qui s'ensuivit, c'est que quand un homme avait donné sa parole, l'honneur ne lui permettait plus de se rétracter. Les gentilshommes se battaient entre eux et avec leurs irmes ; les vilains se battaient à pied et avec le bâton. Le bâton levint donc un instrument outrageant, parce que celui qui en ivait été frappé avait été traité comme un vilain. Il n'y avait que les vilains qui combattissent à visage décou- ert, ainsi il n'y avait qu'eux qui pussent recevoir des coups .u visage : de là vint qu'un soufflet fut une injure qui devait :tre lavée par le sang, parce que celui qui l'avait reçu avait été raité comme un vilain. Voilà comment, par des degrés insensibles, se sont établies ; XIII. 27 /,18 BATON. les lois du point d'honneur, et avant elles les différences entre les instruments contondants. Le haton est devenu une arme déshonorante, quelquefois pour celui qui s'en sert, et toujours pour celui avec qui l'on s'en est servi. Bâton, [en Mythol.) On distingue particulièrement V augurai et le pastoral : Y augurai^ appelé par les Latins lituus, était façonné en crosse par le bout; il servait à l'augure pour par- tager le ciel dans, ses observations ; celui de Romulus avait de la réputation chez les Romains : ceux d'entre eux qui ne se piquaient pas d'une certaine force d'esprit croyaient qu'il avait été conservé miraculeusement dans un grand incendie. Quintus tire de ce prodige et de la croyance générale qu'on lui accordait une grande objection contre le pyrrhonisme de son frère Cicéron, qui n'y répond que par des principes généraux dont l'application vague serait souvent dangereuse : « Ego phi- losophi non arbitrer testibus uti qui aut casu veri, aut malitia falsi fictique esse possunt. Argumentis et rationibus oportet, quare quidque ita sit, docere ; non eventis, iis praesertim quibus mihi non liceat credere... omitte igitur lituum Romuli, quem maximo in incendio negas potuisse comburi... Nil débet esse in philosophia commentitiis fabellis loci. lllud erat philosophi, totius augurii primum naturam ipsam videre, deinde inventio- nem, deinde constantiam... quasi quidquam sit tam valde, quan) nihil sapere vulgare? aut quasi tibi ipsi in judicando placeat_^ multitudo. » Cicéron a beau dire; il y a cent mille occasions où la sorte d'examen qu'il propose ne peut avoir lieu; où l'opinion générale, la croyance non interrompue, et la tradition constante, sont des motifs suffisants; où le jugement de la multitude est aussi sûr que celui du philosophe : toutes les fois qu'il ne s'agira que dé se servir de ses yeux, sans aucune précaution antérieure, sans le besoin d'aucune lumière acquise, sans la nécessité d'aucune combinaison ni induction subséquente, le paysan est de niveau avec le philosophe : celui-ci ne l'emporte sur l'autre que par les précautions qu'il apporte dans l'usage de ses sens ; par les lumières qu'il a acquises, et qui bientôt ôtent à ses yeux l'air de prodige à ce qui n'est que naturel, ou lui montrent com surnaturel ce qui est vraiment au-dessus des forces de nature, qui lui sont mieux connues qu'à personne; par l'art air lîP BATTE. 419 qu'il a de combiner les expériences, d'évaluer les témoignages et d'estimer le degré de certitude, et par l'aptitude qu'il a de former des inductions ou de la supposition ou de la vérité des faits. Le bâton pastoral est de deux sortes : c'est ou celui qu'on voit dans les monuments anciens à la main des Faunes, des Sylvains; en un mot des dieux des bois et des forêts: il est long, noueux, et terminé en crosse : ou c'est la crosse même que nos évêques portent à la main dans les jours de cérémonie ; c'est un assemblage de différentes pièces façonnées d'or et d'ar- gent, entre lesquelles on peut distinguer le bec de corbin ou la crosse d'en haut, les vases,] les fonds de lanterne, les dômes, les douilles et les croisillons. BATTE, s. f., instrument commun à un grand nombre d'ou- vriers, chez qui il a la même fonction, mais non la même forme : elle varie, ainsi que sa matière, selon les différentes matières à battre. La batte des plâtriers et despileurs de ciment est une grosse masse de bois emmanchée, bandée d'un cercle de fer et garnie de clous. Celle des jardiniers est tantôt à peu près comme celle des carreleurs, tantôt comme un battoir de lavan- dières : c'est un morceau de bois d'un pied et demi de long, épais d'un pied et demi, et large de neuf pouces, emmanché d'un long bâton dans le milieu. On s'en sert pour battre les allées qui sont en recoupe ou en salpêtre. Celle qui est plus courte sert à plaquer du gazon. Celle des maçons n'est qu'un long bâton, terminé comme une petite massue : celle des car- releurs est une règle d'environ quatre pieds de long, large de cinq et d'un pouce et demi d'épais, dont ils se servent pour frapper et mettre de niveau leurs carreaux : celle des vanniers est toute de fer, ronde par le bout, terminée par l'autre en masse, et s'emploie à chasser et serrer les osiers entre les mon- tants; le petit bout de cette batte qui se tient à la main, a un arrêt pour qu'elle soit mieux empoignée ; celle des tapissiers n'est qu'une baguette ou deux cordes repliées, dont ils échar- pissent la bourre et la laine qui ont déjà servi; celle des potiers de terre est un battoir. La batte à beurre est faite d'un lon^- manche, ajusté dans le milieu d'un rondin de bois de cinq pouces ou environ de diamètre, sur un pouce d'épais, percé de plusieurs trous. Les blanchisseuses ont leur batte ou battoir ^cq. 620 BAUCIS, n'est qu'une pelle plate à manche court, dont elles frappent leur linge pour en faire sortir l'eau et la saleté. La batte à bœuf des bouchers n'est qu'un bâton rond dont ils battent les gros bestiaux quand ils sont tués ou souillés, pour en attendrir la chair. La batte à fondeur est singulière; sa pelle est triangu- laire. BATTRE, Frapper [Gramm.). Battre marque plusieurs coups; c est 3L\o\r frappe que d'en avoir donné un. On n'est point battu qu'on ne soit frappé^ on est quelquefois frappe sans être battu. />^;///t suppose toujours de l'intention; on peut frapper sans le vouloir. Le plus violent frappe le premier ; le plus faible doit être battu. Frapper est toujours un verbe actif; battre devient neutre dans se battre-^ car se battre ne signifie point se frapper soi-même de coups redoublés, mais seulement combattre quelqu'un, La loi du prince défend de se battre en duel ; celle de Jésus-Christ défend même de frapper. BAUCIS et PHILÉMON {Myth.). Il y eut autrefois dans une cabane de la Phrygie un mari et une femme qui s'aimaient : c'étaient Philémon et Baucis. Jupiter et Mercure, parcourant la terre en habit de pèlerins, arrivèrent dans la contrée de nos époux : il était tard; et les dieux auraient passé la nuit exposés aux injures de l'air, si Philémon et Baucis n'avaient pas été plus humains que le reste des habitants. Jupiter, touché de la piété de Philémon et de Baucis^ et irrité de la dureté de leurs voi- sins, conduisit les époux sur le sommet d'une montagne, d'où ils virent le pays submergé, à l'exception de leur cabane qui deve- nait un temple. Jupiter leur ordonna de faire un souhait, et leur jura qu'il serait accompli sur-le-champ. « Nous voudrions, dirent Philémon et Baucis^ servir les dieux dans ce temple, nous aimer toujours, et mourir en même temps. » Ces souhaits méritaient bien d'être écoutés; aussi le furent-ils. Philémon et Baucis servirent longtemps les dieux dans le temple ; ils s'ai- mèrent jusque dans l'extrême vieillesse; et un jour qu'ils s'en- tretenaient à la porte du temple, ils furent métamorphosés en arbres. La Fontaine, Prior, et le docteur Swift, ont mis en vers cette fable : La Fontaine a célébré Philémon et Baucis d'un style simple et naïf, sans presque rien changer au sujet. Prior et Swift en ont fait l'un et l'autre un poëme burlesque et satiri- que ; La Fontaine s'est proposé de montrer que la piété envers BEAU. /,21 les dieux était toujours récompensée ; Prior, que nous n'étions pas assez éclairés pour faire un bon souhait; et Swift, qu'il y a peut-être plus d'inconvénient à changer une cabane en un temple qu'un temple en une cabane. Que d'instructions dans cette fable! L'amour conjugal, la tranquillité et le bonheur, réfugiés dans une cabane; la sensibilité que les indigents et les malheureux ne trouvent que chez les petits; la cabane changée en temple, parce que les deux époux y rendaient par leur union le culte le plus pur aux dieux : la simplicité de leurs sou- haits, qui montre que le bonheur est dans la médiocrité et dans l'obscurité, et combien les hommes sont insensés de le chercher si loin d'eux-mêmes. BÉATITUDE, Bonheur, Félicité {Gramm.), termes relatifs à la condition d'un être qui pense et qui sent. Le bonheur marque un homme riche des biens de la fortune; la félicité, un homme content de ce qu'il en a; la béatitude^ l'état d'une âme que la présence immédiate de son Dieu remplit dans ce monde- ci ou dans l'autre; état qui serait au-dessus de toute expression sans doute, si nous le connaissions. Le bonheur excite l'envie; la félicité se fait sentir à nous seuls; la béatitude nous attend dans une autre vie. La jouissance des biens fait la félicité-, leur pos- session le bonheur; la béatitude réveille une idée d'extase et de ravissement, qu'on n'éprouve ni dans le bonheur, ni dans la félicité de ce monde. C'est aux autres à faire notre bonheur j notre félicité dépend davantage de nous ; il n'y a que Dieu qui puisse nous conduire à la béatitude. « Le bonheur est pour les riches, dit M. l'abbé Girard dans ses Synonymes ; la félicité pour les sages; et la béatitude pour les pauvres d'esprit. » BEAU, Joli ^ [Gramm.). Le beau, opposé kjoli, est grand, noble et régulier; on l'admire : le joli est fin, délicat; il plaît. Le beau, dans les ouvrages d'esprit, suppose de la vérité dans le sujet, de l'élévation dans les pensées, de la justesse dans l'expression, de la nouveauté dans le tour, et de la régularité dans la conduite : l'éclat et la singularité suffisent pour les rendre Jolis. Il y a des choses qui peuvent être jolies ou belles, 1. L'article Beau {métaphysique) se trouve en tête de notre dixième volume sous le titre : Recherches philosophiques sur Vorigine et la nature du Beau. Nous en avons à cet endroit donné la raison. Zj22 BEAUX. telle est la comédie; il y en a d'autres qui ne peuvent être que belles^ telle est la tragédie. Il y a quelquefois plus de mérite à avoir trouvé une jolie chose qu'une belle -^ dans ces occasions, une chose ne mérite le nom de belle que par l'importance de son objet, et une chose n'est appelée jolie que par le peu de conséquence du sien. On ne fait attention alors qu'aux avantages, et l'on perd de vue la difficulté de l'invention. Il est si vrai que le beau emporte souvent une idée de grand, que le même objet que nous avons appelé beau ne nous paraîtrait plus que joli^ s'il était exécuté en petit. L'esprit est un faiseur de jolies choses i mais c'est l'âme qui produit les grandes. Les traits ingénieux ne sont ordinairement que jolis; il y a de la beauté partout où l'on remarque du sentiment. Un homme qui dit d'une belle chose qu'elle est belle ne donne pas une grande preuve de discernement; celui qui dit qu'elle est jolie est un sot, ou ne s'entend pas. C'est l'impertinent de Boileau, qui dit : A mon gré, le Corneille est joli quelquefois. Boileau, Sat, m. BEAUX, adj. pris subst. [Hist. mod.). Les Anglais ont fait un substantif de cet adjectif français ; et c'est ainsi qu'ils appellent les hommes occupés de toutes les minuties qui sem- blent être du seul ressort des femmes, comme les habillements recherchés, le goût des modes et de la parure; ceux, en un mot, à qui le soin important de l'extérieur fait oublier tout le reste. Les beaux sont en Angleterre ce que nos petits- maîtres sont ici; mais les petits-maîtres de France possèdent l'esprit de frivolité, et l'art des bagatelles et des jolis riens, dans un degré bien supérieur aux beaux de l'Angleterre. Pour corriger un petit-maître anglais, il n'y aurait peut-être qu'à lui montrer un petit-maître français : quant à nos petits-maîtres français, je ne crois pas que tout le flegme de l'Angleterre puisse en venir à bout. BEAUCOUP, Plusieurs (Gramm.), termes relatifs à la quan- tité : beaucoup a rapport à la quantité qui se mesure, et plu- sieurs à celle qui se compte. Beaucoup d'eau ; plusieurs hommes. L'opposé de beaucoup est peu; l'opposé de plusieurs est un. Pour qu'un État soit bien gouverné, nous disons qu'il ne faut BEDOUINS. /i25 qu'un seul chef, plusieurs ministres, beaucoup de lumières et d'équité. BEAUTE, s. f., terme relatif-^ c'est la puissance ou faculté d'exciter en nous la perception de rapports agréables. J'ai dit agréables^ pour me conformer à l'acception générale et commune du terme beauté j mais je crois que, philosophiquement parlant, tout ce qui peut exciter en nous la perception de rapports est beau. Voyez l'article Beau. La beauté n'est pas l'objet de tous les sens. Il n'y a ni beau ni laid pour l'odorat et le goût. Le P. André, jésuite, dans son Essai sur le beau, joint même à ces deux sens celui du toucher ; mais je crois que son système peut être con- tredit en ce point. Il me semble qu'un aveugle a des idées de rapports, d'ordre, de symétrie, et que ces notions sont entrées dans son entendement par le toucher, comme dans le nôtre par la vue, moins parfaites peut-être et moins exactes : mais cela prouve tout au plus que les aveugles sont moins affectés du beau que nous autres clairvoyants. En un mot, il me paraît bien hardi de prononcer que l'aveugle statuaire qui faisait des bustes ressemblants n'ait eu cependant aucune idée de beauté. B BEDOUINS, s. m. pi. [Géog, et flist. fnod.). Peuples d'Arabie, qui vivent toujours dans les déserts et sous des tentes. Ils ne sont soumis qu'aux émirs leurs princes, ou aux cheiks, autres seigneurs subalternes. Ils se prétendent descendus d'Ismaël. Celui d'entre leurs souverains qui a le plus d'autorité habite le désert qui est entre le mont Sinaï et la Mecque. Les Turcs lui paient un tribut annuel pour la sûreté des caravanes. Il y a des Bédouins dans la Syrie, la Palestine, l'Egypte et les autres contrées d'Asie et d'Afrique. Ils sont mahométans; ils n'en traitent pas plus mal les chrétiens. Ils sont naturellement graves, sérieux et modestes ; ils font bon accueil à l'étranger; ils parlent peu, ne médisent point, et ne rient jamais ; ils vivent en grande union : mais si un homme en tue un autre, l'amitié est rompue entre les familles, et la haine est irréconciliable. La barbe est en grande vénération parmi eux; c'est une infamie que de la raser. Ils n'ont point de gens de justice; l'émir, le cheik ou le premier venu, termine leur différend : ils ont des chevaux et des esclaves. Ils font assez peu de cas de leur généalogie ; pour celle de leurs chevaux, c'est tout autre chose : ils en ont de trois espèces; des nobles, des mésalliés et des roturiers. Ils h2h BELBUCH. n'ont ni médecins ni apothicaires. Ils ont tant d'aversion pour les lavements, qu'ils aimeraient mieux mourir que d'user de ce remède. Ils sont secs, robustes et infatigables. Leurs femmes sout belles, bien faites et fort blanches. (Voyez le Dictionnaire géographique de M. Yosgien.) A juger ces peuples sur ce qu'on nous en raconte, il est à présumer que n'ayant ni médecins, ni jurisconsultes, ils n'ont guère d'autres lois que celles de l'équité naturelle, et guère d'autres maladies que la vieillesse. BELBUCH et ZEOMBLGH [Mylh.), divinités des Vandales. C'étaient leur bon et leur mauvais génie : Belbuch était le dieu blanc, et Zeombuch le dieu noir : on leur rendait à l'un et à l'autre les honneurs divins. Le manichéisme est un système dont on trouve des traces dans les siècles les plus reculés, et chez les nations les plus sauvages*; il a la même origine que la métemp- sycose : les désordres réels ou apparents qui régnent dans l'ordre moral et dans l'ordre physique, que les uns ont attribués à un mauvais génie, et que ceux qui n'admettaient qu'un seul génie ont regardés comme la preuve d'un état à venir, où, selon eux, les choses morales seraient dans une position renversée de celle qu'elles ont. Mais ces deux opinions ont leurs difficultés. 1. Si ce n'est pas le premier degré par lequel les hommes se sont élevés à l'athéisme, c'est au moins un des pas les plus fermes et les plus directs qu'ils aient faits dans la route qui y conduit; car celui qui commence par établir pour premier article de sa philosophie deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, est bien prêt de les rejeter tous deux. Il ne faut, en effet, ni une grande pénétration, ni un long enchaînement de raisonnements pour voir que, si l'on suppose une fois deux dieux ou deux principes coéternels, et par conséquent indépendants l'un de l'autre, il n'y a pas de raison pour s'arrêter à ce nombre plutôt qu'^ tout autre cent fois, mille fois, etc., plus grand, et pour'ne pas attacher, par exemple, un dieu à chaque phénomène particulier, à chaque changement qui arrive dans le tout. Je m'exprime ainsi parce que la distinction communément reçue d'un monde physique et d'un monde moral est chimérique et contraire à la saine philosophie; il n'y a pas deux mondes; il n'y en a qu'un, et c'est le tout. Cette seule objection contre le dogme des deux principes suffit pour faire naître de nouveaux doutes dans l'esprit du manichéen qui réAéchit et qui aime sincèrement la vérité. Alors, forcé d'abandonner le poste dans lequel il s'était d'abord retran- ché, il cherche une autre issue, et tâche d'arriver à un terme où toutes les diffi- cultés sur l'origine du mal physique et du mal moral disparaissent et soient ré- duites à leur juste valeur, c'est-à-dire à rien; et il trouve bientôt cette formule générale, qui lui donne la solution complète du problème, ou, comme parlent les géomètres, l'équation finale: c'est que, dans un système, un ordre de choses où tout est lié, tout est nécessaire; donc le tout n'est ni bien ni mal; il est comme il doit être; il n'y a personne à accuser ni à glorifier; et rien à craindre ni à espérer. (N.) BESANÇON. 425 Admettre deux dieux, c'est proprement n'en admettre aucun. Voyez Manichéisme. Dire que l'ordre des ciioses subsistant est mauvais en lui-môme, c'est donner des soupçons sur l'ordre des choses à venir ; car celui qui a pu permettre le désordre une fois, pourrait bien le permettre deux^ 11 n'y a que la révélation qui puisse nous rassurer, et il n'y a que le christianisme qui jouisse de cette grande prérogative. BENEFICE, Gain, Profit, Lucre, Émolument (Gramm.). Le gain semble dépendre beaucoup du hasard; \e profit paraît plus sûr; le lucre est plus général, et a plus rapport à la passion ; V émolument est affecté aux emplois ; le bénéfice semble dépendre de la bienveillance des autres. Le gain est pour les joueurs ; le profit pour les marchands; le lucre pour les hommes intéressés; V émolument pour certaines gens de robe et de finance; et le bénéfice pour celui qui revend sur-le-champ. Le joueur dira : fui peu gagné '^ le marchand : je n ai pas fait grand profit j l'employé : les émoluments de mon emploi sont petits j le reven- deur : accordez-moi un petit bénéfice^ et l'on peut dire d'un homme intéressé qu'il aime le lucre. BENIN, Bénigne, adj. [Gramm.). Au propre, doux, humain, indulgent; un caractère bénin : au figuré, favorable, propice; les influences bénignes de Uair, Bénin marque cette bonté natu- relle qui porte à faire du bien : dans ce sens, on dit un prince bénin-, mais ce mot devient ironique, lorsqu'on l'applique aux particuliers : un mari bénin est un homme qui a une indulgence mal placée pour sa femme. Doux exprime un naturel sociable et plein d'aménité. Humain dénote cette sensibilité qui compatit aux maux d'autrui. Indulgent annonce cette disposition de l'âme qui nous fait supporter les défauts d'autrui, et ouvrir les yeux sur leurs bonnes qualités plutôt que sur leurs vices. BESANÇON {Géog.}, ville de France, capitale de la Franche- Comté; elle est divisée en haute et basse ville. Long. 23*^/1/1', lut. li7'lS\ Il y a, à cinq lieues de Besançon^ une grande caverne creusée dans une montagne, couverte par le dessus de chênes et d'autres grands arbres, dont on trouve trois récits dans les 1. En effet, si Dieu a pu consentir un instant à être injuste et cruel envers des innocents, quelle assurance ont-ils, et peuvent-ils avoir, qu'il ne les traitera pas encore de même dans l'avenir? (N.). /,26 BESANÇON. Mémoires de V Académie-^ l'un, dans les anciens Mémoires^ tome II, le second, dans le Recueil de 1712^ et le troisième dans celui de J7*26. Nous invitons les lecteurs crédules de les parcourir tous les trois, moins pour s'instruire des particularités de cette grotte, qui ne sont pas bien merveilleuses, que pour apprendre à douter. Quoi de plus facile que de s'instruire exacte- ment de l'état d'une grotte? Y a-t-il quelque chose au monde sur quoi il soit moins permis de se tromper, et d'en imposer aux autres? Cependant la première relation est fort chargée de circonstances; on nous assure, par exemple, qu'on y accourt en été avec des chariots et des mulets qui transportent des pro- visions de glace pour toute la province ; que cependant la glacière ne s'épuise point, et qu'un jour de grandes chaleurs y reproduit plus de glace qu'on n'en enlève en huit jours; que cette prodigieuse quantité de glace est formée par un petit ruisseau qui coule dans une partie de la grotte ; que ce ruisseau est glacé en été ; qu'il coule en hiver ; que quand il règne des vapeurs dans ce souterrain, c'est un signe infaillible qu'il y aura de la pluie le lendemain; et que les paysans d'alentour ne manquent pas de consulter cette espèce singulière d'alma- nach, pour savoir quel temps ils auront dans les différents ouvrages qu'ils entreprennent. Cette première relation fut confirmée par une seconde, et la grotte conserva tout son merveilleux depuis 1699 jusqu'en 1712, qu'un professeur d'anatomie et de botanique à Besançon y descendit. Les singularités de la grotte commencèrent à dispa- raître; mais il lui en resta encore beaucoup : le nouvel obser- vateur, loin de contester la plus importante, la formation de la glace, d'autant plus grande en été qu'il fait plus chaud, en donne une explication, et prétend que les terres du voisinage, et surtout celles de la voûte, sont pleines d'un sel nitreux, ou d'un sel ammoniac naturel ; et que ce sel mis en mouvement par la chaleur de l'été, se mêlant plus facilement avec les eaux qui coulent par les terres et les fentes du rocher, pénètre jusque dans la grotte ; ce mélange, dit M. de Fontenelle, les glace précisé- ment de la même manière que se font nos glaces artificielles; et la grotte est en grand ce que nos vaisseaux à faire de la glace sont en petit. Voilà, sans contredit, une explication très-simple et très- naturelle; c'est dommage que le phénomène ne soit pas vrai. BESOIN. /|27 Un troisième observateur descendit quatre fois dans la grotte, une fois dans chaque saison, y fit des observations, et acheva de la dépouiller de ses merveilles. Ce ne fut plus en 1726 qu'une cave comme beaucoup d'autres; plus il fait chaud au dehors, moins il fait froid au dedans : non -seulement les eaux du ruisseau ne se glacent point en été, et ne dégèlent point en hiver; mais il n'y a pas même de ruisseau : les eaux de la grotte ne sont que de neige ou de pluie : et de toutes ses particula- rités, il ne lui reste que celle d'avoir presque sûrement de la glace en toute saison. Qui ne croirait, sur les variétés de ces relations, que la grotte dont il s'agit était à la Cochinchine, et qu'il a fallu un intervalle de trente à quarante ans pour que des voyageurs s'y succédassent les uns aux autres, et nous détrompassent peu à peu de ses merveilles? Cependant il n'est rien de cela; la grotte est dans notre voisinage; l'accès en est facile en tout temps; ce ne sont point des voyageurs qui y descendent, ce sont des philosophes, et ils nous en rapportent des faits faux, des pré- jugés, de mauvais raisonnements que d'autres philosophes reçoivent, impriment et accréditent de leur témoignage. BESOIN, s. m. C'est un sentiment désagréable, occasionné par l'absence aperçue, et la présence désirée d'un objet. Il s'ensuit de là: 1^ Que nous avons deux sortes de besoins : les uns du corps, qu'on nomm.e api^étils; les autres de l'esprit, qu'on appelle désirs-^ 2^ que puisqu'ils sont occasionnés par l'absence d'un objet, ils ne peuvent être satisfaits que par sa présence ; S"" que puisque l'absence de l'objet qui occasionnait le besoin était désagréable, la présence de l'objet qui le satisfait est douce; k'' qu'il n'y a point de plaisir sans besoin-^ 5° que l'état d'un homme qui aurait toujours du plaisir, sans jamais avoir éprouvé de peine, ou toujours de la peine, sans avoir connu le plaisir, est un état chimérique ; 6° que ce sont les alternatives de peines et de plaisirs qui donnent de la pointe aux plaisirs et de l'amertume aux peines 7° qu'un homme né avec un grand chatouillement qui ne le quitterait point n'au- rait aucune notion de plaisir; 8° que des sensations ininterrom- pues ne feraient jamais ni notre bonheur ni notre malheur; 9o que ce n'est pas seulement en nous-mêmes que les besoins sont la source de nos plaisirs et de nos peines, mais qu'ils ont /i28 BÊTE. donné lieu à la formation de la société, à tous les avantages qui l'accompagnent, et à tous les désordres qui la troublent. Suppo- sons un homme formé et jeté dans cet univers comme par hasard, il repaîtra d'abord ses yeux de tout ce qui l'environne; il s'approchera ou s'éloignera des objets, selon qu'il en sera diversement affecté; mais au milieu des mouvements de la curiosité qui l'agiteront, bientôt la faim se fera sentir, et il cherchera à satisfaire ce besoin. A peine ce besoin sera-t-il satisfait, qu'il lui en surviendra d'autres qui l'approcheront de ses semblables, s'il en rencontre : la crainte, dit l'auteur de VEsprit des lois, porte les hommes à se fuir ; mais les marques d'une crainte réciproque doivent les engager à se réunir. Ils se réunissent donc; ils perdent dans la société le sentiment de leur faiblesse, et l'état de guerre commence. La société leur facilite et leur assure la possession des choses dont ils ont un besoin naturel; mais elle leur donne en même temps la notion d'une infinité de besoins chimériques, qui les pressent mille fois plus vivement que des besoins réels, et qui les rendent peut-être plus malheureux étant rassemblés qu'ils ne l'auraient été dispersés. Besoin, Nécessité, Indigence, Pauvreté, Disette (Gramm.). La. pauvreté est un état opposé à celui d'opulence; on y manque des commodités de la vie ; on n'est pas maître de s'en tirer ; ce n'est pas un vice en soi, mais il est pis devant les hommes. V indigence n'est autre chose que l'extrême pauvreté-^ on y manque du nécessaire. La disette est relative aux aliments : le besoin et la nécessité sont des termes qui seraient entièrement synonymes, l'un k pauvreté et l'autre kindigence^ s'ils n'avaient pas encore quelque rapport aux secours qu'on attend des autres: le besoin seulement presse moins que la nécessité-^ on méprise \t^ pauvres-^ on a pitié des indigents ; on évite ceux qui ont besoin, et l'on porte à ceux qui sont dans la nécessité. Un pauvre, avec un peu de fierté, peut se passer de secours; V in- digence contraint d'accepter; le besoin met dans le cas de demander; la nécessité, dans celui de recevoir le plus petit don. Si l'on examine les nuances délicates de ces différents états, peut-être y trouvera-t-on la raison des sentiments bizarres qu'ils excitent dans la plupart des hommes. BÉTE, Animal, Brute. [Grammaire,] Béte se prend souvent BÊTE. ^29 par opposition à homme}, ainsi on dit : V homme a nue àme, mais quelques philosophes nen aecordent point aux bêtes. Brute est un ternie de mépris qu'on n'applique aux bêtes et à l'homme qu'en mauvaise part. // s'abandonne à toute la fureur de son penchant comme la brute. Animal est un terme générique qui convient à tous les êtres organisés vivants : Y animal vit, agit, se meut de lui-même, etc. Si on considère V animal comme pensant, voulant, agissant, réfléchissant, etc., on restreint sa significa- tion à l'espèce humaine ; si on le considère comme borné dans toutes les fonctions qui marquent de l'intelligence et de la volonté, et qui semblent lui être communes avec l'espèce humaine, on le restreint à la bête : si l'on considère la bête dans son dernier degré de stupidité, et comme affranchie des lois de la raison et de l'honnêteté selon lesquelles nous devons régler notre conduite, nous l'appelons brute. On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière : l'un et l'autre sentiment a ses difficultés. Si elles agissent par une motion particulière, si elles pensent, si elles ont une âme, etc., qu'est-ce que cette âme? on ne peut la supposer matérielle : la suppo- sera-t-on spirituelle? Assurer qu'elles n'ont point d'âme, et qu'elles ne pensent point, c'est les réduire à la qualité de machines; à quoi Ton ne semble guère plus autorisé qu'à pré- tendre qu'un homme dont on n'entend pas la langue est un auto- mate. L'argument qu'on tire de la perfection qu'elles mettent dans leurs ouvrages est fort; car il semblerait, à juger de leurs premiers pas, qu'elles devraient aller fort loin ; cependant toutes s'arrêtent au même point, ce qui est presque le caractère machinal. Mais celui qu'on tire de l'uniformité de leurs productions ne me paraît pas tout à fait aussi bien fondé. Les nids des hirondelles et les habitations des castors ne se ressemblent pas plus que les maisons des hommes. Si une hirondelle place son nid dans un angle, il n'aura de circonférence que l'arc compris entre les €Ôtés de l'angle; si elle l'applique au contraire contre un mur, il aura pour mesure la demi-circonférence. Si vous délogez les castors de l'endroit où ils sont, et qu'ils aillent s'établir ailleurs, comme il n'est pas possible qu'ils rencontrent le même terrain, il y aura nécessairement variété dans les moyens dont ils use- ront, et variété dans les habitations qu'ils se construiront. Z,30 BEURRE. Quoi qu'il en soit, on ne peut penser que les bêles aient avec Dieu un rapport plus intime que les autres parties du monde matériel; sans quoi, qui de nous oserait sans scrupule mettre la main sur elles, et répandre leur sang? qui pourrait tuer un agneau en sûreté de conscience? Le sentiment qu'elles ont, de quelque nature qu'il soit, ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particu- liers, ou avec elles-mêmes. Par l'attrait du plaisir elles con- servent leur être particulier; et par le même attrait elles con- servent leur espèce. J'ai dit attrait du plaisir ^ au défaut d'une autre expression plus exacte ; car si les bêtes étaient capables de cette même sensation que nous nommons plaisir, il y aurait une cruauté inouïe à leur faire du mal : elles ont des lois natu- relles, parce qu'elles sont uniespar des besoins, des intérêts, etc.; mais elles n'en ont point de positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connaissance. Elles ne semblent pas cepen- dant suivre invariablement leurs lois naturelles ; et les plantes, en qui nous n'admettons ni connaissance ni sentiment, y sont plus soumises. Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas : elles n'ont pas nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connaître ; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions. BEURRE [Hist. et économ, rustiq.). Substance grasse, onc- tueuse, préparée ou séparée du lait, en le battant. Le beurre se fait en Barbarie en mettant le lait ou la crème dans une peau de bouc, suspendue d'un côté à l'autre de la tente, et en le battant des deux côtés uniformément. Ce mou- vement occasionne une prompte séparation des parties onc- tueuses d'avec les parties séreuses ^ Ce n'a été que tard que les Grecs ont eu connaissance du beurre : Homère, Théocrite, Euripide, et les autres poètes, n'en font aucune mention; cependant ils parlent souvent du lait et du fromage ; Aristote, qui a recueilli beaucoup de choses sur le lait et le fromage, ne dit rien du tout du beurre. On lit dans Pline que le beurre 1. Voyez le Voyage de Sliaw, p. 241. La Haye, 1743. BIBLE. /iSl était un mets délicat chez les nations barbares, et qui distin- guait les riches des pauvres. Les Romains ne se servaient du beurre qu'en remède, et jamais en aliment. Scockius observe que c'est aux Hollandais que les habitants des Indes orientales doivent la connaissance du beurre-, qu'en Espagne on ne s'en servait de son temps qu'en médicament contre les ulcères, et il ajoute qu'il n'y a rien de meilleur pour blanchir les dents que de les frotter avec du beurre. Clément d'Alexandrie remarque que les anciens chrétiens d'Egypte brûlaient du beurre dans leurs lampes, sur leurs autels, au lieu d'huile ; et les Abyssiniens, suivant Godignus, conservent cette pratique. Dans les églises romaines il était permis anciennement, pendant les fêtes de Noël, de se servir de beurre au lieu d'huile, à cause de la grande consommation qui se faivait de cette dernière dans d'autres usages. Scockius écrivit un volume assez gros : De butyro et cwer- sione easei\ Sur le beurre et sur V aversion du fromage^ où il traite de l'origine et des phénomènes du beurre. Il a recherché si le beurre était connu du temps d'Abraham, et si ce n'était pas le mets avec lequel il traita les anges : il examine comment on le préparait chez les Scythes, d'où viennent ses différentes couleurs ; il enseigne comment il faut lui donner sa couleur naturelle, le battre, le saler, le garder, etc. La partie du Suf- folk, en Angleterre, qu'on appelle le haut Suffolk, est un ter- rain riche, tout employé à des laiteries; elle passe encore pour fournir le meilleur beurre, et peut-être le plus mauvais fromage d'Angleterre : le beurre est mis en barils, ou assai- sonné dans des petites caques, et vendu à Londres, ou même envoyé aux Indes occidentales, d'où les voyageurs nous disent qu'on l'a quelquefois rapporté aussi bon qu'au départ. BIBLE. Gomme nous ne nous sommes pas proposé seule- ment de faire un bon ouvrage, mais encore de donner des vues aux auteurs, pour en publier, sur plusieurs matières, de meil- leurs que ceux qu'on a , nous allons offrir le plan d'un traité qui renfermerait tout ce qu'on peut désirer sur les questions préliminaires de la Bible. Il faudrait diviser ce traité en deux parties : la première serait une critique des livres et des auteurs de l'Écriture sainte; on renfermerait dans la seconde /i32 BIBLt:. certaines connaissances générales qui sont nécessaires pour une plus grande intelligence de ce qui est contenu dans ces livres. On distribuerait la première partie en trois sections : on parlerait dans la première des questions générales qui con- cernent tout le corps de la Bible; dans la seconde, de chaque livre en particulier et de son auteur; dans la troisième, des livres cités, perdus, apocryphes, et des monuments qui ont rapport à l'Écriture. Dans la première de ces sections on agiterait six questions. La première serait des difTérents noms qu'on a donnés à la Bihle^ du nombre des livres qui la composent, et des classes différentes qu'on en a faites. La seconde, de la divinité des Écritures : on la prouverait contre les païens et les incrédules ; de l'inspiration et de la prophétie : on y examinerait en quel sens les auteurs sacrés ont été inspirés; si les termes sont également inspirés comme les choses ; si tout ce que ces livres contiennent est de foi, même les faits historiques et les propo- sitions de physique. La troisième serait de l'authenticité des livres sacrés, du moyen de distinguer les livres véritablement canoniques d'avec ceux qui ne le sont pas; on y examinerait la fameuse controverse des chrétiens de la communion romaine et de ceux de la communion protestante, savoir 5/ V Église juge r Écriture^ on expliquerait ce que c'est que les livres deutéro- canoniques; dans quel sens et par quelle raison ils sont ou doivent être nommés deutêrocanoniques. La quatrième serait des différentes versions de la Bible et des diverses éditions de chaque version ; on y parlerait par occasion de l'ancienneté des langues et des caractères; on en rechercherait l'origine ; on examinerait quelle a été la première langue du monde; si l'hébraïque mérite cette préférence. S'il n'était pas possible de porter une entière lumière sur ces objets, on déterminerait du moins ce qu'on en voit distinctement; on rechercherait jus- qu'où l'on peut compter sur la fidélité des copies, des manus- crits, des versions, des éditions, et sur leur intégrité ; s'il y en a d'authentiques, outre la Vulgate, ou si elle est la seule qui le soit; on n'oublierait pas les versions en langues vulgaires; on examinerait si la lecture en est permise ou défendue, et ce qu'il faut penser de l'opinion qui condamne les traductions des BIBLE. /i33 livres sacrés. La cinquième serait employée à l'examen du style de l'Ecriture, de la source de son obscurité; des diffé- rents sens qu'elle souffre, et dans lesquels elle a été citée par les auteurs ecclésiastiques; de l'usage qu'on doit faire de ces sens, soit pour la controverse, soit pour la chaire ou le mystique : on y discuterait le point de conscience, s'il est per- mis d'en faire l'application à des objets profanes. La sixième et dernière question de la section première de la première partie traiterait de la division des livres en chapitres et en versets, des différents commentaires, de l'usage qu'on peut faire des rabbins, de leur talmud, de leur gemare, et de leur cabale; de quelle autorité doivent être les commentaires et les homélies des pères sur l'Écriture, de quel poids sont ceux qui sont venus depuis, et quels sont les plus utiles pour l'intelli- gence des Écritures. La seconde section serait divisée en autant de petits traités qu'il y a de livres dans l'Écriture ; on en ferait l'analyse et la critique ; on en éclaircirait l'histoire ; on donnerait des disserta- tions sur les auteurs, les temps précis et la manière dont ils ont écrit. La troisième section comprendrait trois questions : la pre- mière, des livres cités dans l'Écriture : on examinerait quels étaient ces livres, ce qu'ils pouvaient contenir, qui en étaient les auteurs, enfin tout ce que les preuves et les conjectures en pourraient indiquer ; la seconde, les livres apocryphes qu'on a voulu faire passer pour canoniques, soit qu'ils subsistent encore, ou qu'ils aient été perdus, soit qu'ils aient été composés par des auteurs chrétiens ou des ennemis de la religion; la troi- sième, des monuments qui ont rapport à l'Écriture, comme les ouvrages de Philon, de Josèphe, de Mercure Trismégiste, et de plusieurs autres ; tels sont aussi les oracles des sibylles, le sym- bole des apôtres et leurs canons. Tel serait l'objet et la matière de la première partie; la seconde comprendrait huit traités : le premier serait de la géo- graphie sacrée ; le second, de l'origine et de la division des peuples ; ce serait un beau commentaire sur le chap. x de la Genèse-^ le troisième, de la chronologie de l'Écriture, où par conséquent on travaillerait à éclaircir l'ancienne chronologie des empires d'Egypte, d'Assyrie et de Babylone, qui se trouve extrê- XIII. 28 h% BIBLE. mement mêlée avec celle des Hébreux; la quatrième, de l'ori- gine et de la propagation de l'idolâtrie ; celui-ci ne serait, ou je me trompe fort, ni le moins curieux, ni le moins philosophique, ni le moins savant ; le cinquième, de l'histoire naturelle rela- tive à l'Écriture, des pierres précieuses dont il y est fait men- tion, des animaux, des plantes et autres productions; on rechercherait quels sont ceux de nos noms auxquels il faudrait rapporter ceux sous lesquels elles sont désignées ; le sixième, des poids, des mesures et des monnaies qui ont été en usage chez les Hébreux jusqu'au temps de Notre-Seigneur, ou même après les apôtres; le septième, des idiomes différents des langues principales, dans lesquels les livres saints ont été écrits; des phrases poétiques et proverbiales, des figures, des allusions, des paraboles ; en un mot, de ce qui forme une bonne partie de l'obscurité des prophéties et des évangiles ; le huitième serait un abrégé historique, qui exposerait rapidement les différents états du peuple hébreu jusqu'au temps des apôtres ; les différentes révolutions survenues dans son gouvernement, ses usages, ses opinions, sa politique, ses maximes. Voilà une idée qui me paraît assez juste et assez étendue pour exciter un savant à la remplir. Tout ce qu'il dirait là-dessus ne serait peut-être pas nouveau ; mais ce serait toujours un tra- vail estimable et utile au public que de lui présenter dans un seul ouvrage complet, sous un même style, selon une méthode claire et uniforme, avec un choix judicieux, des matériaux dis- persés, et la plupart inconnus, recueillis d'un grand nombre de savants. Qu'il me soit permis de m'adresser ici à ceux qui n'ont pas de l'étendue de la théologie toute l'idée qu'ils en doivent avoir. Le plan que je viens de proposer a sans doute de quoi sur- prendre par la quantité de matières qu'il comprend ; ce n'est pourtant qu'une introduction à la connaissance de la religion; le théologien qui les possède ne se trouve encore qu'à la porte du grand édifice qu'il a à parcourir; une seule thèse de licence contient toutes les questions dont je viens de parler. On se persuade faussement aujourd'hui qu'un théologien n'est qu'un homme qui sait un peu mieux son catéchisme que les autres; et sous prétexte qu'il y a des mystères dans notre reli- gion, on s'imagine que toute sorte de raisonnements lui sont BIBLE. ;,35 interdits. Je ne vois aucune science qui demande plus de péné- tration, plus de justesse, plus de finesse et plus de subtilité dans l'esprit que la théologie ; ses deux branches sont immenses, la scolastique et la morale; elles renferment les questions les plus intéressantes. Un théologien doit connaître les devoirs de tous les états ; c'est à lui à discerner les limites qui séparent ce qui est permis d'avec ce qui est défendu : lorsqu'il parle des devoirs de notre religion, son éloquence doit être un tonnerre qui fou- droie nos passions et en arrête le cours, ou doit avoir cette dou- ceur qui fait entrer imperceptiblement dans notre âme des vérités contraires à nos penchants. Quel respect et quelle véné- ration ne méritent pas de tels hommes ! Et qu'on ne croie pas qu'un théologien, tel que je viens de le peindre, soit un être de raison; il est sorti de la faculté de théologie de Paris plusieurs de ces hommes rares. On lit dans ses fastes les noms célèbres et à jamais respectables des Gerson, des Duperron, des Richelieu et des Bossuet. Elle ne cesse d'en produire d'autres pour la conservation des dogmes et de la morale du christianisme. Les écrivains qui se sont échappés d'une manière inconsidérée contre ce qui se passe sur les bancs de théologie méritent d'être dénoncés à cette faculté, et par elle au clergé de France. Que pensera-t-il d'un trait lancé contre ce corps respectacle, dans la continuation obscure d'un livre destiné toutefois à révéler aux nations la gloire de V Église gallicane^ dont la faculté de théo- logie est un des principaux ornements^? Ce trait porte contre une thèse qui dure douze heures, et qu'on nomme Sorbonique ; on y dit plus malignement qu'ingénieusement que malgré sa longueur elle n'a jamais ruiné la santé de personne. Cette thèse ne tua point l'illustre Bossuet; mais elle alluma en lui les rayons de lumière qui brillent dans ses ouvrages sur le mérite, sur la justification et sur la grâce. Elle ne se fait point, il est vrai, avec cet appareil qu'on remarque dans certains collèges : on y est plus occupé des bons arguments et des bonnes réponses que de la pompe et de l'ostentation, moyen sûr d'en imposer aux ignorants ; on n'y voit personne posté pour arrêter le cours d'une bonne difficulté ; et ceux qui sont préposés pour y main- tenir l'ordre sont plus contents de voir celui qui soutient un 1. Ceci est à l'adresse du R. P. Berthier. V. ci-dessus, p. 167, note. i36 BIBLIOMANE. peu embarrassé sur une objection très-forte qu'on lui propose, que de l'entendre répondre avec emphase à des minuties. Ce n'est point pour éblouir le vulgaire que la faculté fait soutenir des thèses, c'est pour constater le mérite de ceux qui aspirent à l'honneur d'être membres de son corps ; aussi ne voit-on point qu'elle s'empresse à attirer une foule d'approbateurs; tous les licenciés y disputent indifféremment : c'est que ce sont des actes d'épreuve et non de vanité. Ce n'est point sur un ou deux traités qu'ils soutiennent, les seuls qu'ils aient appris dans leur vie ; leurs thèses n'ont d'autres bornes que celles de la théo- logie. Je sais que l'auteur pourra se défendre en disant qu'il n'a rien avancé de lui-même ; qu'il n'a fait que rapporter ce qu'un autre avait dit; mais excuserait-il quelqu'un qui dans un livre rapporterait tout ce qu'on a écritde vrai ou de faux contre son corps? Nous espérons que ceux à qui l'honneur de notre nation et de l'Église de France est cher nous sauront gré de cette espèce de digression. Nous remplissons par là un de nos prin- cipaux engagements : celui de chercher et de dire autant qu'il est en nous la vérité. BIBLIOMANE, s. m. C'est un homme possédé de la fureur des livres. Ce caractère original n'a pas échappé à La Bruyère. Voici de quelle manière il le peint dans le chapitre xiii de son livre des Caractères^ où il passe en revue bien d'autres origi- naux. Il feint de se trouver avec un de ces hommes qui ont la manie des livres ; et sur ce qu'il lui a fait comprendre qu'il a une bibliothèque, notre auteur témoigne quelque envie de la voir. (( Je vais trouver, dit-il, cet homme qui me reçoit dans une maison où dès l'escalier je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu'ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d'or et de la bonne édition ; me nommer les meilleurs l'un après l'autre; dire que sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l'œil s'y trompe; ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie; qu'il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, visiter sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque. » Un biblio- mane n'est donc pas un homme qui se procure des livres pour BIBLIOTHÈQUE. ^37 s'instruire : il est bien éloigné d'une telle pensée, lui qui ne les lit pas seulement. 11 a des livres pour les avoir, pour en re- paître sa vue ; toute sa science se borne à connaître s'ils sont (le la bonne édition, s'ils sont bien reliés; pour les choses qu'ils contiennent, c'est un mystère auquel il ne prétend pas être initié, cela est bon pour ceux qui auront du temps à perdre. Cette possession qu'on appelle bibliomanic est souvent aussi dispendieuse que l'ambition et la volupté. Tel homme n'a de bien que pour vivre dans une honnête médiocrité, qui se refusera le simple nécessaire pour satisfaire cette passion, BIBLIOTHÈQUE, s. f. Ce nom est formé de ^i^\o^, livre, et de 6'/i)cv], theca, repositorium', ce dernier mot vient de Ti6'/ip-i, pono^ et se dit de tout ce qui sert à serrer quelque chose. Ainsi hihliolhèqucy selon le sens littéral de ce mot, signifie un lieu destiné pour y mettre des livres. Une bibliothèque est un lieu plus ou moins vaste, avec des tablettes ou des armoires où les livres sont rangés sous différentes classes. Outre ce premier sens littéral, on donne aussi le nom de bibliothèque à la collection même des livres. Quelques auteurs ont donné par extension et par métaphore le nom de biblio- thèque à certains recueils qu'ils ont faits, ou à certaines com- pilations d'ouvrages. Telles sont la bibliothèque rabbinique, la bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, bibliotheca pa- trum, etc. C'est en ce dernier sens que les auteurs ecclésiastiques ont donné par excellence le nom de bibliothèque au recueil des livres inspirés, que nous appelons encore aujourd'hui la Bible ^ c'est-à-dire le livre par excellence. En effet, selon le sentiment des critiques les plus judicieux, il n'y avait point de livres avant le temps de Moïse, et les Hébreux ne purent avoir de biblio- thèque qu'après sa mort : pour lors ses écrits furent recueillis et conservés avec beaucoup d'attention. Par la suite on y ajouta plusieurs autres ouvrages. On peut distinguer les livres des Hébreux en livres sacrés et livres profanes; le seul objet des premiers était la religion; les derniers traitaient de la philosophie naturelle et des connais- sances civiles ou politiques. Les livres sacrés étaient conservés ou dans des endroits publics, ou dans des lieux particuliers ; par endroits publics, !j38 BIBLIOTHÈQUE. il faut entendre toutes les synagogues, et principalement le temple de Jérusalem, où l'on gardait avec un respect infini les tables de pierre sur lesquelles Dieu avait écrit ses dix comman- dements, et qu'il ordonna à Moïse de déposer dans l'arche d'al- liance. Outre les tables de la loi, les livres de Moïse et ceux des prophètes furent conservés dans la partie la plus secrète du sanctuaire, où il n'était permis à personne de les lire ni d'y toucher; le grand-prêtre seul avait droit d'entrer dans ce lieu sacré, et cela seulement une fois par an : ainsi ces livres sacrés furent à l'abri des corruptions des interprétations; aussi étaient-ils dans la suite la pierre de touche de tous les autres, comme Moïse le prédit au xxxi*" chapitre du Deutcronome, où il ordonna aux Lévites de placer ses livres au dedans de l'arche. Quelques auteurs croient que Moïse, étant prêt à mourir, ordonna qu'on fît douze copies de la loi, qu'il distribua aux douze tribus ; mais Maïmonides assure qu'il en fit faire treize copies, c'est-à-dire douze pour les douze tribus et une pour les Lévites, et qu'il leur dit à tous en les leur donnant : Recevez le livre de la loi que Dieu lui-même nous a donné. Les interprètes ne sont pas d'accord si ce volume sacré fut déposé dans l'arche avec les tables de pierre, ou bien dans un petit cabinet séparé. Quoi qu'il en soit, Josué écrivit un livre qu'il ajouta ensuite à ceux de Moïse [Josué^ xiv). Tous les prophètes firent aussi des copies de leurs sermons et de leurs exhortations, comme on peut le voir au chapitre xv de Jérémie, et dans plusieurs autres endroits de l'Ecriture ; ces sermons et ces exhortations furent conservés dans le temple pour l'instruction de la postérité. Tous ces ouvrages composaient une bibliothèque plus esti- mable par sa valeur intrinsèque que par le nombre des volumes. Voilà tout ce qu'on sait de la bibliothèque sacrée qu'on gar- dait dans le temple ; mais il faut remarquer qu'après le retour des Juifs de la captivité de Babylone, INéhémie rassembla les livres de Moïse, et ceux des rois et des prophètes, dont il forma une bibliothèque j il fut aidé dans cette entreprise par Esdras, qui, au sentiment de quelques-uns, rétablit le Pentateuque ^ et toutes les anciennes Écritures saintes qui avaient été dispersées lorsque les Babyloniens prirent Jérusalem , et brûlèrent le BIBLIOTHÈQUE. /i39 temple avec la bibliothèque qui y était renfermée ; mais c'est sur quoi les savants ne sont pas d'accord. En effet, c'est un point très-difficile à décider. Quelques auteurs prétendent que cette bibliothèque fut de nouveau rétablie par Judas Machabée, parce que la plus grande partie en avait été brûlée par Antiochus, comme on lit chap. i*"'' du premier livre des Machabées. Quand même on conviendrait qu'elle eût subsisté jusqu'à la destruction du second temple, on ne saurait cependant déterminer le lieu où elle était dépo- sée ; mais il est probable qu'elle eut le même sort que la ville. Car quoique Rabbi Benjamin affirme que le tombeau du pro- phète Ézéchiel, avec la bibliothèque du premier et du second temple, se voyaient encore de son temps dans un lieu situé sur les bords de l'Euphrate, cependant Manassès de Groningue et plusieurs autres personnes, dont on ne saurait révoquer en doute le témoignage, et qui ont fait exprès le voyage de Méso- potamie, assurent qu'il ne reste aucun vestige de ce que pré- tend avoir vu Rabbi Benjamin, et que dans tout le pays il n'y a ni tombeau, ni bibliothèque hébraïque. Outre la grande bibliothèque, qui était conservée religieuse- ment dans le temple, il y en avait encore une dans chaque syna- gogue (Actes des Apôtres, xv, f, 21 ; Luc, iv, f. 16, 17). Les auteurs conviennent presque unanimement que l'Académie de Jérusalem était composée de quatre cent cinquante synagogues ou collèges , dont chacune avait sa bibliothèque, où l'on allait publiquement lire les Écritures saintes. Après ces bibliothèques publiques qui étaient dans le temple et dans les synagogues, il y avait encore des bibliothèques sacrées particulières. Chaque Juif en avait une, puisqu'ils étaient tous obligés d'avoir les livres qui regardaient leur religion, et même de transcrire chacun de sa propre main une copie de la loi. On voyait encore des bibliothèques dans les célèbres univer- sités ou écoles des Juifs. Ils avaient aussi plusieurs villes fameuses par les sciences qu'on y cultivait, entre autres celle que Josué nomme la Ville des lettres, et qu'on croit avoir été Cariath-Sépher, située sur les confins de la tribu de Juda. Dans la suite, celle de Tibériade ne fut pas moins fameuse par son école ; et il est probable que ces sortes d'académies n'étaient point dépourvues de bibliothèques. liliO BIBLIOTHEQUE. Depuis l'entière dispersion des Juifs à la ruine de Jérusalem et du temple par Tite, leurs docteurs particuliers ou rabbins ont écrit prodigieusement, et, comme l'on sait, un amas de rêveries et de contes ridicules ; mais dans les pays où ils sont tolérés et où ils ont des synagogues, on ne voit point dans ces lieux d'assemblées d'autres livres que ceux de la loi : le Tal- mud et les Paraphrases, non plus que les recueils de traditions rabbiniques, ne forment point de corps de bibliothèque. Les Ghaldéens et les Égyptiens, étant les plus proches voi- sins de la Judée, furent probablement les premiers que les Juifs instruisirent de leurs sciences ; à ceux-là nous joindrons les Phéniciens et les Arabes. Il est certain que les sciences furent portées à une grande perfection par toutes ces nations, et surtout par les Égyptiens, que quelques auteurs regardent comme la nation la plus savante du monde, tant dans la théologie païenne que dans la physique. Il est donc probable que leur grand amour pour les lettres avait produit de savants ouvrages et de nombreuses collections de livres. Les auteurs ne parlent point des bibliothèques de la Ghal- dée ; tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'il y avait dans ce pays des savants en plusieurs genres, et surtout dans l'astronomie, comme il paraît par une suite d'observations de dix-neuf cents ans que Galisthènes envoya à Aristote après la prise de Baby- lone par Alexandre. Eusèbe, de Prœp. evangel.^ dit que les Phéniciens étaient très-curieux dans leurs collections de livres, mais que les bibliothèques les plus nombreuses et les mieux choisies étaient celles des Égyptiens, qui surpassaient toutes les autres nations en bibliothèques aussi bien qu'en savoir. Selon Diodore de Sicile , le premier qui fonda une biblio- thèque en Egypte fut Osymandias, successeur de Prothée et contemporain de Priam, roi de Troie. Piérius dit que ce prince aimait tant l'étude, qu'il fit construire une bibliothèque magni- fique, ornée des statues de tous les dieux de l'Egypte, et sur le fi'ontispice de laquelle il fit écrire ces mots : le Trésor des remèdes de rame; mais ni Diodore de Sicile ni les autres his- toriens ne disent rien du nombre de volumes qu'elle contenait; autant qu'on en peut juger, elle ne pouvait pas être fort nom- BIBLIOTHÈQUE. /iU breuse, vu le peu de livres qui existaient pour lors, qui étaient tous écrits par les prêtres ; car pour ceux de leurs deux Mer- cures qu'on regardait comme des ouvrages divins, on ne les connaît que de nom, et ceux de Manethon sont bien postérieurs au temps dont nous parlons. Il y avait une très-belle biblio- thèque à Memphis, aujourd'hui le Grand-Caire, qui était dépo- sée dans le temple de Vulcain : c'est de cette bibliothèque que Naucrates accuse Homère d'avoir volé V Iliade et YOdyssée^ et de les avoir ensuite donnés comme ses propres productions. Mais la plus grande et la plus magnifique bibliothèque de l'Egypte, et peut-être du monde entier, était celle des Ptolo- mées, à Alexandrie; elle fut commencée par Ptolomée Soter, et composée par les soins de Démétrius de Phalère, qui fit recher- cher à grands frais des livres chez toutes les nations, et en forma, selon saint Épiphane, une collection de cinquante-quatre mille huit cents volumes. Josèphe dit qu'il y en avait deux cent mille, et que Démétrius espérait en avoir dans peu cinq cent' mille; cependant Eusèbe assure qu'à la mort de Phila- delphe, successeur de Soter, cette bibliothèque n'était composée que de cent mille volumes. W est vrai que sous ses successeurs elle s'augmenta par degrés, et qu'enfin on y compta jusqu'à sept cent mille volumes ; mais par le terme de volumes^ il faut entendre des rouleaux beaucoup moins chargés que ne sont nos volumes. n acheta de Nélée, à des prix exorbitants, une partie des ouvrages d'Aristote, et un grand nombre d'autres volumes qu'il fit chercher à Rome et à Athènes, en Perse, en Ethiopie. Un des plus précieux morceaux de sa bibliothèque était l'Écriture sainte, qu'il fit déposer dans le principal apparte- ment, après l'avoir fait traduire en grec par les soixante-douze interprètes que le grand prêtre Éléazar avait envoyés pour cet effet à Ptolomée, qui les avait fait demander par Aristée, homme très-savant et capitaine de ses gardes. Un de ses successeurs, nommé Ptolomée Phiscon^ prince d'ailleurs cruel, ne témoigna pas moins de passion pour enri- chir la bibliothèque d'Alexandrie. On raconte de lui que, dans un temps de famine, il refusa aux Athéniens les blés qu'ils avaient coutume de tirer de l'Egypte, à moins qu'ils ne lui remissent les originaux des tragédies d'Eschyle, de Sophocle et hh'2 BIBLIOTHÈQUE. d'Euripide, et qu'il les garda en leur en renvoyant seulement des copies fidèles, et leur abandonna quinze talents qu'il avait consignés pour sûreté des originaux. Tout le monde sait ce qui obligea Jules César, assiégé dans un quartier d'Alexandrie, à faire mettre le feu à la flotte qui était dans le port : malheureusement le vent porta les flammes plus loin que César ne voulait, et le feu ayant pris aux maisons voisines du grand port , se communiqua de là au quartier de Bruchion, aux magasins de blé et à la bibliothèque, qui en fai- saient partie, et causa l'embrasement de cette fameuse biblio- thèque. Quelques auteurs croient qu'il n'y en eut que quatre cent mille volumes de brûlés, et que tant des autres livres qu'on put sauver de l'incendie que des débris de la bibliothèque des rois de Pergame, dont deux cent mille volumes furent donnés à Cléopâtre par Antoine, on forma la nouvelle bibliothèque du Sérapion, qui devint en peu de temps fort nombreuse. Mais après diverses révolutions sous les empereurs romains, dans lesquelles la bibliothèque fut tantôt pillée et tantôt rétablie, elle fut enfin détruite l'an 650 de Jésus-Christ, qu'Amry, général des Sarrasins, sur un ordre du calife Omar, commanda que les livres de la bibliothèque d'Alexandrie fussent distribués dans les bains publics de cette ville, et ils servirent à les chauffer pen- dant six mois. La bibliothèque des rois de Pergame dont nous venons de parler fut fondée par Eumènes et Attalus. Animés par un esprit d'émulation, ces princes firent tous leurs efî'orts pour égaler la grandeur et la magnificence des rois d'Egypte, et surtout en amassant un nombre prodigieux de livres, dont Pline dit que le nombre était de plus de deux cent mille. Volateran dit qu'ils furent tous brûlés à la prise de Pergame ; mais Pline et plu- sieurs autres nous assurent que Marc-Antoine les donna à Cléo- pâtre, ce qui ne s'accorde pourtant pas avec le témoignage de Strabon, qui dit que cette bibliothèque était à Pergame de son temps, c'est-à-dire sous le règne de Tibère. On pourrait conci- lier ces différents historiens , en remarquant qu'il est vrai que Marc-Antoine avait fait transporter cette bibliothèque de Pergame à Alexandrie, et qu'après la bataille d'Actium, Auguste, qui se plaisait à défaire tout ce qu'Antoine avait fait, la fit reporter à BIBLIOTHÈQUE. hho Perganie. Mais ceci ne doit être pris que sur le pied d'une con- jecture, aussi bien que le sentiment de quelques auteurs, qui prétendent qu'Alexandre le Grand en fonda une magnifique à Alexandrie, qui donna lieu par la suite à celle des Pto- lomées. Il y avait une bibliotlu^que considérable à Suze, en Perse, où Métostbènes consulta les annales de cette monarchie pour écrire l'histoire qu'il nous en a laissée. Diodore de Sicile parle de cette bibliothèque; mais on croit communément qu'elle con- tenait moins des livres de sciences qu'une collection des lois, des chartes et des ordonnances des rois. C'était un dépôt sem- blable à nos chambres des comptes. Nous ne savons rien de positif sur l'histoire de Grèce, avant les guerres de Thèbes et de Troie. Il serait donc inutile de chercher des livres en Grèce avant ces époques. Les Lacédémoniens n'avaient point de livres; ils exprimaient tout d'une façon si concise et en si peu de mots, que l'écriture leur paraissait superflue, puisque la mémoire leur suffisait pour se souvenir de tout ce qu'ils avaient besoin de savoir. Les Athéniens, au contraire, qui étaient grands parleurs, écrivirent beaucoup ; et dès que les sciences eurent commencé à fleurir à Athènes, la Grèce fut bientôt enrichie d'un grand nombre d'ouvrages de toutes espèces. Val. Maxime dit que le tyran Pisistrate fut le premier de tous les Grecs qui s'avisa de faire un recueil des ouvrages des savants, en quoi la politique n'eut peut-être pas peu de part; il voulait, en fondant une bibliothèque pour l'usage du public, gagner l'amitié de ceux que la perte de leur liberté faisait gémir sous son usurpation. Cicé- ron dit que c'est à Pisistrate que nous avons l'obligation d'avoir rassemblé eu un seul volume les ouvrages d'Homère, qui se chantaient auparavant par toute la Grèce par morceaux déta- chés et sans aucun ordre. Platon attribue cet honneur à Hip- parque, fils de Pisistrate. D'autres prétendent que ce fut Solon; et d'autres rapportent cette précieuse collection à Lycurgue et à Zenodote d'Éphèse. Les Athéniens augmentèrent considérablement cette biblio- thèque après la mort de Pisistrate, et en fondèrent même d'autres : mais Xercès, après s'être rendu maître d'Athènes, emporta tous leurs livres en Perse. Il est vrai que si on en veut croire Aulu- Uhh BIBLIOTHEQUE. Celle, Seleucus Nicanor les f}t rapporter en cette ville quelques siècles après. Zwinger dit qu'il y avait alors une bibliothèque magnifique dans l'île de Cnidos, une des Gyclades; qu'elle fut brûlée par l'ordre d'Hippocrate le médecin, parce que les habitants refu- sèrent de suivre sa doctrine. Ce fait, au reste, n'est pas trop avéré. Cléarque, tyran d'Héraclée et disciple de Platon et d'Isocrate, fonda une bibliothèque dans sa capitale; ce qui lui attira l'es- time de tous ses sujets, malgré toutes les cruautés qu'il exerça contre eux. Camérarius parle de la bibliothèque d'Apamée, comme d'une des plus célèbres de l'antiquité. Angélus Rocca, dans son cata- logue de la bibliothèque du Vatican, dit qu'elle contenait plus de vingt mille volumes. Si les anciens Grecs n'avaient que peu de livres, les anciens Romains en avaient encore bien moins. Par la suite ils eurent, aussi bien que les Juifs, deux sortes de bibliothèques, les unes publiques, les autres particulières. Dans les premières étaient les édits et les lois touchant la police et le gouvernement de l'État : les autres étaient celles que chaque particulier formait dans sa maison, comme celle que Paul Emile apporta de Macé- doine, après la défaite de Persée. Il y avait aussi des bibliothèques sacrées qui regardaient la religion des Romains, et qui dépendaient entièrement des pon- tifes et des augures. Voilà à peu près ce que les auteurs nous apprennent tou- chant les bibliothèques publiques des Romains. A l'égard des bibliothèques particulières, il est certain qu'aucune nation n'a eu plus d'avantages ni plus d'occasions pour en avoir de très- considérables, puisque les Romains étaient les maîtres de la plus grande partie du monde connu pour lors. L'histoire nous apprend qu'à la prise de Garthage, le sénat fit présent à la famille de Régulus de tous les livres qu'on avait trouvés dans cette ville, et qu'il fit traduire en latin vingt-huit volumes, composés par Magon, Carthaginois, sur l'agriculture. Plutarque assure que Paul Emile distribua à ses enfants la bibliothèque de Persée, roi de Macédoine, qu'il mena en triomphe à Rome. Mais Isodore dit positivement qu'il la donna au public. BIBLIOTHÈQUE. A45 • Asinius Pollion fit plus, car il fonda une hibliotliùque exprès pour l'usage du public, qu'il composa des dépouilles de tous les ennemis qu'il avait vaincus, et de grand nombre de livres de toute espèce qu'il acheta : il l'orna de portraits de savants, et entre autres de celui de Varron. Varron avait aussi une magnifique bibliothèque. Celle de Cicéron ne devait pas l'être moins, si on fait attention à son érudition, à son goût et à son rang : mais elle fut considérable- ment augmentée par celle de son ami Atticus, qu'il préférait à tous les trésors de Grésus. Plutarque parle de la bibliothcque de Lucullus comme d'une des plus considérables du monde, tant par rapport au nombre des volumes que par rapport aux superbes ornements dont elle était décorée. La bibliothèque de César était digne de lui, et rien ne pou- vait contribuer davantage à lui donner de la réputation que d'en avoir confié le soin au savant Varron. Auguste fonda une belle bibliothèque proche du temple d'Apollon^ sur le mont Palatin. Horace, Juvénal et Perse en par- lent comme d'un endroit où les poètes avaient coutume de réciter et de déposer leurs ouvrages : Scripta Palatinus quœcumque recepit Apollo, Epistolarum, lib. I; Epist. III, ad Julium Florum, v. 17. dit Horace. Vespasien fonda une bibliothèque proche le temple de la Paix, à l'imitation de César et d'Auguste. Mais la plus magnifique de toutes ces anciennes biblio- thèques était celle de Trajan, qu'il appela de son propre nom, la bibliothèque Ulpienne : elle fut fondée pour l'usage du public ; et selon Raphaël Yolateran, l'empereur y avait fait écrire toutes les belles actions des princes et les décrets du sénat, sur des pièces de belle toile, qu'il fit couvrir d'ivoire. Quelques auteurs assurent que Trajan fit porter à Rome tous les livres qui se trouvaient dans les villes conquises, pour augmenter sa biblio- thèque : il est probable que Pline le jeune, son favori, l'engagea à l'enrichir de la sorte. Outre celles dont nous venons de parler, il y avait encore à Rome une bibliothèque considérable, fondée par Sammonicus, /,46 BIBLIOTHÈQUE. précepteur de l'empereur Gordien. Isidore et Boece en font des éloges extraordinaires : ils disent qu'elle contenait quatre-vingt mille volumes choisis, et que l'appartement qui la renfermait était pavé de marbre doré, les murs lambrissés de glaces et d'ivoire, et les armoires et pupitres, de bois d'ébène et de cèdre. Les premiers chrétiens, occupés d'abord uniquement de leur salut, brûlèrent tous les livres qui n'avaient point de rapport à la religion. (Voyez les Actes des Apôtres.) Ils eurent d'ailleurs trop de difficultés à combattre pour avoir le temps d'écrire et de se former des bibliothèques. Ils conservaient seulement dans leurs églises les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, auxquels on joignit par la suite les Actes des martyrs. Quand un peu plus de repos leur permit de s'adonner aux sciences, il se forma des bibliothèques. Les auteurs parlent avec éloge de celles de saint Jérôme, et de Georges, évêque d'Alexandrie. On en voyait une célèbre à Césarée, fondée par Jules l'Afri- cain, et augmentée dans la suite par Eusèbe, évêque de cette ville, au nombre de vingt mille volumes. Quelques-uns en attri- buent l'honneur à saint Pamphile, prêtre de Laodicée, et ami intime d'Eusèbe, et c'est ce que cet historien semble dire lui- même. Cette bibliothèque fut d'un grand secours à saint Jérôme pour l'aider à corriger les livres de l'Ancien Testament : c'est là qu'il trouva l'Évangile de saint Matthieu en hébreu. Quelques auteurs disent que cette bibliothèque fut dispersée, et qu'elle fut ensuite rétablie par saint Grégoire de Nazianze et Eusèbe. Saint Augustin parle d'une bibliothèque d'Hippone. Celle d'Antioche était très-célèbre : mais l'empereur Jovien, pour plaire à sa femme, la fit malheureusement détruire. Sans entrer dans un plus grand détail sur les bibliothèques des premiers chrétiens, il suffira de dire que chaque église avait sa biblio- thèque ^our l'usage de ceux qui s'appliquaient aux études. Eusèbe nous l'atteste, et il ajoute que presque toutes ces bibliothèques, avec les oratoires où elles étaient conservées, furent brûlées et détruites par Dioclétien. Passons maintenant à des bibliothèques plus considérables que celles dont nous venons de parler, c'est-à-dire à celles qui " furent fondées après que le christianisme fut affermi sans con- tradiction. Celle de Constantin le Grand, fondée, selon Zona- ras, l'an 336, mérite attention ; ce prince, voulant réparer la BIBLIOTHEQUE. hhl perte que le tyran son prédécesseur avait causée aux chrétiens, porta tous ses soins à faire trouver des copies des livres qu'on avait voulu détruire. Il les fit transcrire, et y en ajouta d'autres, dont il forma à grands frais une nombreuse bibliothèque à Con- stantinople. L'empereur Julien voulut détruire cette bibliothèque et empêcher les chrétiens d'avoir aucuns livres, afin de les plonger dans l'ignorance. Il fonda cependant lui-même deux grandes bibliothèques, l'une à Gonstantinople et l'autre à Antioche, sur les frontispices desquelles il fit graver ces paroles: Alii quidem equos amant, alii aves, alii feras; rnihi vero a puerulo miran- dum acquirendi et possidendi libros insedit desiderium. Théodose le jeune ne fut pas moins soigneux à augmenter la bibliothèque àeÇiOn^td^ntÀn le Grand: elle ne contenait d'abord que six mille volumes ; mais par ses soins et sa magnificence, il s'y en trouva en peu de temps cent mille. Léon l'Isaurien en fit brû- ler plus de la moitié, pour détruire les monuments qui auraient pu déposer contre son hérésie sur le culte des images. C'est dans cette bibliothèque que fut déposée la copie authentique du pre- mier concile général de Nicée. On prétend que les ouvrages d'Homère y étaient aussi écrits en lettres d'or, et qu'ils furent brûlés lorsque les iconoclastes détruisirent cette bibliothèque. Il y avait aussi une copie des Évangiles, selon quelques auteurs, reliés en plaques d'or du poids de quinze livres, et enrichie de pierreries. Les nations barbares qui inondèrent l'Europe détruisirent les bibliothèques et les livres en général; leur fureur fut presque incroyable, et a causé la perte irréparable d'un nombre infini d'excellents ouvrages. Le premier de ces temps-là qui eut du goût pour les lettres fut Gassiodore, favori et ministre de Théodoric, roi des Goths, qui s'établirent en Italie, et qu'on nomme communément Ostro- goths. Gassiodore, fatigué du poids du ministère, se retira dans un couvent qu'il fit bâtir, où il consacra le reste de ses jours à la prière et à l'étude. Il y fonda une bibliothèque pour l'usage des moines compagnons de sa solitude. Ge fut à peu près dans le même temps que le pape Hilaire, premier du nom, fonda deux bibliothèques dans l'église de Saint-Étienne, et que le pape Zacharie I" rétablit celle de Saint-Pierre, selon Platine. Quelque temps après, Gharlemagne fonda la sienne à l'isle- ^/i8 BIBLIOTHÈQUE. Barbe, près de Lyon. Paradin dit qu'il l'enrichit d'un grand nombre de livres magnifiquement reliés, et Sabellicus, aussi bien quePalmérius, assurent qu'il y mit entre autres un manus- crit des œuvres de saint Denis, dont l'empereur deConstantinople lui avait fait présent. 11 fonda encore en Allemagne plusieurs collèges avec des bibliothêques^ipour l'instruction de la jeunesse : entre autres une à Saint-Gall en Suisse, qui était fort estimée. Le roi Pépin en fonda une à Fulde, par le conseil de saint Boni- face, l'apôtre de l'Allemagne : ce fut dans ce célèbre monastère que Raban-Maur et Hildebert vécurent et étudièrent dans le même temps. Il y avait une autre bibliothèque à la Wrissen, près de Worms : mais celle que Charlemagne fonda dans son palais à Aix-la-Chapelle surpassa toutes les autres; cependant il ordonna avant de mourir qu'on la vendît pour en distribuer le prix aux pauvres. Louis le Débonnaire son fils, lui succéda à l'empire et à son amour pour les arts et les sciences, qu'il protégea de tout son pouvoir. L'Angleterre, et encore plus l'Irlande, possédaient alors de savantes et riches bibliothèques , que les incursions fréquentes des habitants du Nord déruisirent dans la suite : il n'y en a point qu'on doive plus regretter que la grande bibliothèque fondée à Yorck, par Egbert, archevêque de cette ville; elle fut brûlée avec la cathédrale, le couvent de Sainte-Marie et plu- sieurs autres maisons religieuses , sous le roi Etienne. Alcuin parle de cette bibliothèque dans son Épître à l'Eglise d'Angle- terre. Yers ces temps, un nommé Gauthier ne contribua pas peu, par ses soins et par son travail , à fonder la bibliothèque du monastère de Saint-Alban, qui était très-considérable : elle fut pillée aussi bien qu'une autre, par les pirates danois. La bibliothèque formée dans le douzième siècle par Richard de Bury, évêque de Durham, chancelier et trésorier de l'Angle- terre, fut aussi fort célèbre. Ce savant prélat n'omit rien pour la rendre aussi complète que le permettait le malheur des temps ; et il écrivit lui-même un traité intitulé : Philobiblion\ sur le choix des livres et sur la manière de former une bibliothèque. 1. Traduit pour la première fois en français par M. Hippolyte Cochcris, en 1856. Paris, Aubry, petit in-S". BIBLIOTHÈQUE. hk^ Il y représente les livres comme les meilleurs précepteurs, en s'exprimant ainsi : « Hi sunt magistri, qui nos instruunt sine virgis et ferulis , sine choiera , sine pecunia ; si accedis , non dormiunt; si inquiris, non se abscondunt; non obmurmurant, si oberres ; cachinnos nesciunt, si ignores. » L'Angleterre possède encore aujourd'hui des bibliothèques très-riches en tout genre de littérature et en manuscrits fort anciens. Celle dont on parle le plus est la célèbre bibliothèque Bodléienne d'Oxford, élevée, si l'on peut se servir de ce terme, sur les fondements de celle du duc Humphry. Elle commença à être publique en 4 602, et a été depuis prodigieusement augmentée par un grand nombre de bienfaiteurs. On assure qu'elle l'emporte sur celles de tous les souverains et de toutes les universités de l'Europe , si l'on en excepte celle du roi à Paris, celle de l'empereur à Vienne, et celle du Vatican. Il semble qu'au onzième siècle les sciences s'étaient réfu- giées auprès de Constantin Porphyrogenète , empereur de Con- stantinople. Ce grand prince était le protecteur des muses, et ses sujets, à son exemple, cultivèrent les lettres. Il parut alors en Grèce plusieurs savants; et l'empereur, toujours porté à chérir les sciences, employa des gens capables à lui rassembler de bons livres, dont il forma une bibliothèque publique, à l'ar- rangement de laquelle il travailla lui-même. Les choses furent en cet état jusqu'à ce que les Turcs se rendirent maîtres de Constantinople; aussitôt les sciences, forcées d'abandonner la Grèce, se réfugièrent en Italie, en France et en Allemagne, où on les reçut à bras ouverts ; et bientôt la lumière commença à se répandre sur le reste de l'Europe, qui avait été ensevelie pendant longtemps dans l'ignorance la plus grossière. La bibliothèque des empereurs grecs de Constantinople n'avait pourtant pas péri à la prise de cette ville par Maho- met II. Au contraire, ce sultan avait ordonné très-expressément qu'elle fût conservée, et elle le fut en effet dans quelques appartements du sérail jusqu'au règne d'Amurat IV que ce prince, quoique mahométan peu scrupuleux, dans un violent accès de dévotion, sacrifia tous les livres de la bibliothèque à la haine implacable dont il était animé contre les chrétiens. C'est là tout ce qu'en put apprendre M. l'abbé Sevin, lorsque par ordre du roi il fit, en 1729, le voyage de Constantinople, dans XIII. 29 /,50 BIBLIOTHÈQUE. l'espérance de pénétrer jusque dans la bibliothèque du Grand Seigneur, et d'en obtenir des manuscrits pour enrichir celle du roi. Quant à la bibliothèque du sérail, elle fut commencée par le sultan Sélim, celui qui conquit l'Egypte, et qui aimait les lettres : mais elle n'est composée que de trois ou quatre mille volumes turcs, arabes ou persans, sans nul manuscrit grec. Le prince de Valachie Maurocordato avait beaucoup recueilli de ces derniers, et il s'en trouve de répandus dans les monastères de la Grèce : mais il parait, par la relation du voyage de nos académiciens au Levant, qu'on ne fait plus guère de cas aujourd'hui de ces morceaux précieux, dans un pays où les sciences et les beaux-arts ont fleuri pendant si longtemps. Il est certain que toutes les nations cultivent les sciences, les unes plus, les autres moins ; mais il n'y en a aucune où le savoir soit plus estimé que chez les Chinois. Chez ce peuple on ne peut parvenir au moindre emploi qu'on ne soit savant, du moins par rapport au commun de la nation. Ainsi ceux qui veulent figurer dans le monde sont indispensablement obligés de s'appliquer à l'étude. Il ne suffit pas chez eux d'avoir la répu- tation de savant, il faut l'être réellement pour pouvoir parvenir aux dignités et aux honneurs ; chaque candidat étant obligé de subir trois examens très-sévères, qui répondent à nos trois degrés de bachelier, licencié et docteur. De cette nécessité d'étudier il s'ensuit qu'il doit y avoir dans la Chine un nombre infini de livres et d'écrits; et par conséquent que les gens riches chez eux doivent avoir formé de grandes bibliothèques. En effet, les historiens rapportent qu'environ deux cents ans avant Jésus-Christ , Chingius, ou Xius, empereur de la Chine, ordonna que tous les livres du royaume (dont le nombre était presque infini) fussent brûlés, à l'exception de ceux qui trai- taient de la médecine, de l'agriculture et de la divination, s'ima- ginant par là faire oublier les noms de ceux qui l'avaient pré- cédé, et que la postérité ne pourrait plus parler que de lui. Ses ordres ne furent pas exécutés avec tant de soin, qu'une femme ne pût sauver les ouvrages de Mencius, de Confucius, surnommé le Socrate de la Chine, et de plusieurs autres, dont elle colla les feuilles contre le mur de sa maison, où elles restèrent jusqu'à la mort du tyran. BIBLIOTHÈQUE. ^51 C'est par cette raison que ces ouvrages passent pour être les plus anciens de la Chine, et surtout ceux de Confucius pour qui ce peuple a une extrême vénération. Ce philosophe laissa neuf livres qui sont, pour ainsi dire, la source de la plupart des ouvrages qui ont paru depuis son temps à la Chine, et qui sont si nombreux, qu'un seigneur de ce pays (au rapport du P. Trigault) s'étant fait chrétien, employa quatre jours à brûler ses livres, afin de ne rien garder qui sentît les superstitions des Chinois. Spizellius, dans son livre De re litteraria Sinen- sium^ dit qu'il y a une bibliothèque , sur le mont Lingumen, de plus de trente mille volumes, tous composés par des auteurs chinois , et qu'il n'y en a guère moins dans le temple de Venchung, proche l'école royale. Il y a plusieurs belles bibliothèques au Japon; car les voyageurs assurent qu'il y a dans la ville de Narad un temple magnifique qui est dédié à Xaca, le sage, le prophète et le légis- lateur du pays; et qu'auprès de ce temple les bonzes ou prêtres ont leurs appartements, dont un est soutenu par vingt-quatre colonnes, et contient une bibliothèque remplie de livres du haut en bas. Tout ce que nous avons dit est peu de chose en comparaison de la bibliothèque qu'on dit être dans le monastère de la Sainte-Croix, sur le mont Amara en Ethiopie. L'histoire nous dit qu'Antoine Brieus et Laurent de Crémone furent envoyés dans ce pays par Grégoire XIII pour voir cette fameuse biblio- thèque^ qui est divisée en trois parties, et contient en tout dix millions cent mille volumes, tous écrits sur de beau parchemin, et gardés dans des étuis de soie. On ajoute que cette bibliothèque doit son origine à la reine de Saba, qui visita Salomon, et reçut de lui un grand nombre de livres, particulièrement ceux d'Enoch sur les éléments et sur d'autres sujets philosophiques, avec ceux de Noé sur les sujets de mathématique et sur le rit sacré; et ceux qu'Abraham composa dans la vallée de Mambré, où il enseigna la philosophie à ceux qui l'aidèrent à vaincre les rois qui avaient fait prisonnier son neveu Lot, avec les livres de Job, et d'autres que quelques-uns nous assurent être dans cette bibliothèque, aussi bien que les livres d'Esdras, des sibylles, des prophètes et des grands prêtres des Juifs, outre ceux qu'on suppose avoir été écrits par cette reine et par son fils Zi52 BIBLIOTHEQUE. Mémilecb, qu'on prétend qu'elle eut de Salonnon. Nous rappor- tons ces opinions moins pour les adopter que pour montrer que de très-habiles gens y ont donné leur créance, tels que le P. Kircher. Tout ce qu'on peut dire des Éthiopiens, c'est qu'ils ne se soucient guère de la littérature profane, et par consé- quent qu'ils n'ont guère de livres grecs et latins sur des sujets historiques ou philosophiques ; car ils ne s'appliquent qu'à la littérature, qui fut d'abord extraite des livres grecs, et ensuite traduite dans leur langue. Ils sont schismatiques et sectateurs d'Eutychès et de Nestorius. Les Arabes d'aujourd'hui ne connaissent nullement les lettres ; mais vers le dixème siècle, et surtout sous le règne d'Almanzor, aucun peuple ne les cultivait avec plus de succès qu'eux. Après l'ignorance qui régnait en Arabie avant le temps de Mahomet, le calife Almamon fut le premier qui fit revivre les sciences chez les Arabes : il fit traduire en leur langue un grand nombre des livres qu'il avait forcé Michel III, empereur de Constantinople, de lui laisser choisir de sa bibliothèque et par tout l'empire, après l'avoir vaincu dans une bataille. Le roi Manzor ne fut pas moins assidu à cultiver les lettres. Ce grand prince fonda plusieurs écoles et bibliothèques pu- bliques à Maroc, où les Arabes se vantent d'avoir la première copie du code de Justinien. Erpenius dit que la bibliothèque de Fez est composée de trente-deux mille volumes, et quelques-uns prétendent que toutes les Décades de Tite-Livre y sont , avec les ouvrages de Pappus d'Alexandrie, fameux mathématicien; ceux d'Hippo- crate, de Galien, et de plusieurs autres bons auteurs, dont les écrits, ou ne sont pas parvenus jusqu'à nous, ou n'y sont parvenus que très-imparfaits. Selon quelques voyageurs, il y a à Gaza une autre belle bibliothèque d'anciens livres, dans la plupart desquels on voit des figures d'animaux et des chiffres , à la manière des Égyp- tiens; ce qui fait présumer que c'est quelque reste de la biblio- thèque d'Alexandrie. Il y a une bibliothèque à Damas, où François Rosa de Ravenne trouva la philosophie mystique d'Aristote en arabe, qu'il publia dans la suite. BIBLIOTHÈQUE. /|53 On a vu, par ce que nous avons déjà dit, que la biblio- thèque des empereurs grecs n'a point été conservée, et que celle des sultans est très-peu de chose; ainsi ce qu'on trouve à cet égard dans Baudier et d'autres auteurs qui en racontent des merveilles ne doit point prévaloir sur le récit simple et sincère qu'ont fait sur le même sujet les savants judicieux qu'on avait envoyés à Gonstantinople, pour tenter s'il ne serait pas possible de recueillir quelques lambeaux de ces précieuses bibliothèques. D'ailleurs, le mépris que les Turcs en général ont toujours témoigné pour les sciences des Européens prouve assez le peu de cas qu'ils feraient des auteurs grecs et latins : mais s'ils les avaient eu en leur possession, on ne voit pas pourquoi ils auraient refusé de les communiquer à la réquisition du pre- mier prince de l'Europe. Il y avait anciennement une très-belle bibliothèque dans la ville d'Ardwil en Perse, où résidèrent les Mages, au rapport d'Oléarius dans son Itinéraire, La Boulaye le Goux dit que les habitants de Sabea ne se servent que de trois livres, qui sont le livre d'Adam, celui du Divan et d'Alcoran. Un écrivain jésuite assure aussi avoir vu une bibliothèque superbe à Alger. L'ignorance des Turcs n'est pas plus grande que n'est aujourd'hui celle des chrétiens grecs, qui ont oublié jusqu'à la langue de leurs pères, l'ancien grec. Leurs évêques leur défendent la lecture des auteurs païens , comme si c'était un crime d'être savant; de sorte que toute leur étude est bornée à la lecture des Actes des sept synodes de la Grèce, et des OEuvres de saint Basile, de saint Ghrysostome, et de saint Jean de Damas. Ils ont cependant nombre de bibliothèques^ mais qui ne contiennent que des manuscrits, l'impression n'étant point en usage chez eux. Ils ont une bibliothèque sur le mont Athos, et plusieurs autres où il y a quantité de manuscrits, mais très- peu de livres imprimés. Ceux qui voudront savoir quels sont les manuscrits qu'on a apportés de chez les Grecs en France, en Italie et en Allemagne, et ceux qui restent encore à Gonstantinople entre les mains de particuliers, et dans l'île de Pathmos et les autres îles de l'Archipel; dans le monastère de Saint-Basile à Gaffa, anciennement Théodosia; dans la Tartarie-Grimée , et dans les autres États du Grand Turc, peuvent s'instruire à fond dans l'excellent traité du P. Possevin, intitulé : Apjmratus sacer, et hbli BIBLIOTHÈQUE. dans la relation du voyage que fit M. l'abbé Sevin à Constanti- nople en 1729 : elle est insérée dans les Mémoires de V Aca- démie des Belles-Lettres j tome YII. Le grand nombre des bibliothèques, tant publiques que par- ticulières, qui font aujourd'hui un des principaux ornements de l'Europe, nous entraînerait dans un détail que ne nous per- mettent pas les bornes que nous nous sommes prescrites dans cet ouvrage. Nous nous contenterons donc d'indiquer les plus considérables, soit par la quantité, soit par le choix des livres qui les composent. De ce nombre sont à Copenhague la bibliothèque de l'uni- versité, et celle qu'y a fondée Henri Rantzau, gentilhomme danois. Celle que Christine, reine de Suède, fonda à Stockholm, dans laquelle on voit, entre autres curiosités, une des premières copies de l'Alcoran ; quelques-uns veulent même que ce soit l'original qu'un des sultans turcs ait envoyé à l'empereur des Romains : mais cela ne paraît guère probable. La Pologne ne manque pas de bibliothèques ; il y en a deux très-considérables, l'une à Wilna, fondée par plusieurs rois de Pologne, selon Cromer et Bozius, et l'autre à Cracovie. Quant à la Russie, il est certain qu'à l'exception de quelques traités sur la religion en langue esclavone, il n'y avait aucun livre de sciences, et même presque pas l'ombre de littérature avant le czar Pierre P"", qui, au milieu des armes, faisait fleurir les arts et les sciences, et fonda plusieurs académies en diffé- rentes parties de son empire. Ce grand prince fit un fonds très- considérable pour la bibliothèque de son Académie de Péters- bourg, qui est très -fournie de livres dans toutes sortes de sciences. La bibliothèque royale de Pétershof est une des plus belles de l'Europe; et le cabinet de bijoux et de curiosités est inesti- mable. La bibliothèque publique d'Amsterdam serait beaucoup plus utile, si les livres y étaient arrangés avec plus d'ordre et de méthode : mais le malheur est qu'on ne saurait les trouver sans une peine extrême. La collection est au reste très-estimable. 11 y en a dans les Pays-Bas plusieurs autres fort curieuses, telles que celles des Jésuites et des Dominicains à Anvers; celle BIBLIOTHÈQUE. /t55 des moines de Saint-Pierre à Gand; celle de Dunkerque; celle de Gemblours, abondante en anciens manuscrits auxquels Érasme et plusieurs autres savants ont souvent eu recours ; celles d'Har- derwick, d'Ypres, de Liège, de Louvain, de Leyde, etc. Il y a deux hihliothcques publiques à Leyde : l'une fondée par Antoine Thisius ; l'autre, qui est celle de l'université, lui a été donnée par Guillaume P% prince d'Orange. Elle est fort estimée par les manuscrits grecs, hébraïques, chaldéens, syria- ques, persans, arméniens et russiens, que Joseph Scaliger laissa à cette école, où il avait professé pendant plusieurs années. La Bible Complutensicnne n'est pas un de ses moindres ornements ; elle fut donnée par Philippe 11, roi d'Espagne, au prince d'Orange qui en fit présent à l'université de cette ville. Cette bibliothèque a été augmentée par celle de Holmannus, et surtout du célèbre Isaac Yossius. Cette dernière contenait un grand nombre de manuscrits précieux, qui venaient, à ce qu'on croit, du cabinet de la reine Christine de Suéde. L'Allemagne honore et cultive trop les lettres pour n'être pas fort riche en bibliothèques. On compte, parmi les plus considé- rables, celles de Francfort-sur-l'Oder, de Leipsick, de Dresde, d'Augsbourg, de Bâle en Suisse, où l'on voit un manuscrit du Nouveau Testament en lettres d'or, dont Érasme fit grand usage pour corriger la version de ce saint livre. H y a encore à Bâle les bibliothèques d'Érasme, d'Amerbach et de Fèche. La bibliothèque du duc de Wolfembuttel est composée de celles de Marquardus Freherus, de Joachim Cluten, et d'autres collections curieuses. Elle est très-considérable par le nombre et la bonté des livres, et par le bel ordre qu'on y a mis : on assure qu'elle contient cent seize mille volumes et deux mille manuscrits latins, grecs et hébraïques. Celle du roi de Prusse à Berlin est encore plus nombreuse que celle du duc de Wolfembuttel, et les livres en sont aussi mieux reliés. Elle fut fondée par Frédéric Guillaume, électeur de Brandebourg, et elle a été considérablement augmentée par l'accession de celle du célèbre M. Spanheim. On y trouve, entre autres raretés, plusieurs manuscrits ornés d'or et de pierreries, du temps de Charlemagne. Il y a encore en Allemagne un fort grand nombre d'autres bibliothèques très-curieuses , mais dont le détail nous mènerait li'où BIBLIOTHÈQUE. trop loin. Nous finirons par celle de Tempereur à Vienne, qui contient cent mille volumes. Il y a un nombre prodigieux de manuscrits grecs, hébraïques, arabes, turcs et latins. Lambatius a publié un catalogue du tout, et a gravé les figures des manus- crits; mais elles ne sont pas fort intéressantes. Cette biblio- thèque fut fondée par l'empereur Maximilien en l/ïSO : la biblio- tliiquc remplit huit grands appartements, auprès desquels en est un neuvième pour les médailles et les curiosités, où ce qu'il y a de plus remarquable est un grand bassin d'émeraude. Cette bibliothèque fut bien enrichie par celle du feu prince Eugène, qui était fort nombreuse. Venise a une célèbre bibliothèque qu'on nomme communé- ment la bibliothèque de Saint-Marc^ où l'on conserve l'Evangile de ce saint, écrit, à ce qu'on prétend, de sa propre main, et qui après avoir été longtemps à Aquilée où il prêcha la foi, fut porté à Venise : mais dans le vrai il n'y en a que quelques cahiers, et encore d'une écriture si effacée, qu'on ne peut distinguer si c'est du grec ou du latin. Cette bibliothèque est d'ailleurs fort riche en manuscrits : celles que le cardinal Bessarion et Pétrarque léguèrent à la république sont aussi dans la même ville, et unies à celle que le sénat à fondée à l'hôtel de la monnaie. Padoue est plein de bibliothèques : en effet cette ville a tou- jours été célèbre par son université et par le grand nombre de savants qui lui doivent la naissance. On y voit la bibliothèque de Saint-Justin, celle de Saint- Antoine, et celle de Saint-Jean-de- Latran. Sixte, de Sienne, dit qu'il a vu dans cette dernière une copie de l'Épître de saint Paul aux peuples de Laodicée, et qu'il en fit même un extrait. La bibliothèque de Padoue fut fondée par Pignorius ; Thoma- zerius nous en a donné un catalogue dans sa Bibliotheca. Il y en a une magnifique à Ferrare, où l'on voit grand nombre de manuscrits anciens, et d'autres monuments curieux de l'antiquité, comme des statues, des tableaux, et des médailles de la collection de Pierre Ligorius, célèbre architecte, et l'un des plus savants de son siècle. On prétend que, dans celle des Dominicains à Bologne, on voit le Pentateuque écrit de la main d'Esdras. Tissard, dans sa Grammaire hébraïque^ dit l'avoir vu souvent, et qu'il est très- BIBLIOTHÈQUE. /|57 bien écrit sur une seule grande peau : mais Hottinger prouve clairement que ce manuscrit n'a jamais été d'Esdras. A Naples, les Dominicains ont une belle hibliollii'qiic ^ où sont les ouvrages de Pontanus, que sa fille Eugénie donna pour immortaliser la mémoire de son illustre père. La bibliothèque de Saint-Ambroise à Milan fut fondée par le cardinal Frédéric Borromée : elle a plus de dix mille manuscrits recueillis par Antoine Oggiati. Quelques-uns prétendent qu'elle fut enrichie aux dépens de celle de Pinelli : on peut dire qu'elle n'est inférieure à aucune de celles dont nous avons parlé, puis- qu'elle contenait, il y a quelques années, quarante-six mille volumes, et douze mille manuscrits, sans compter ce qu'on y a ajouté depuis. Elle est publique. La bibliothèque du duc de Mantoue peut être mise au nombre des bibliothèques les plus curieuses du monde. Elle souffrit à la vérité beaucoup pendant les guerres d'Italie qui éclatèrent en \ 701 ; et sans doute elle a été transportée à Vienne. G'estlà qu'é- tait la fameuse plaque de bronze couverte de chiffres égyptiens et d'hiéroglyphes, dont le savant Pignorius a donné l'explication. La bibliothèque de Florence contient tout ce qu'il y a de plus brillant, de plus curieux et de plus instructif : elle renferme un nombre prodigieux de livres et de manuscrits les plus rares en toutes sortes de langues ; quelques-uns sont d'un prix inesti- mable; les statues, les médailles, les bustes, et d'autres monu- ments de l'antiquité y sont sans nombre. Le Musœum Floren- tinum peut seul donner une juste idée de ce magnifique cabinet; et la description de la bibliothèque mériterait seule un volume à part. Il ne faut pas oublier le manuscrit qui se conserve dans la chapelle de la cour; c'est l'Évangile de saint Jean qui, à ce qu'on prétend, est écrit de sa propre main. Il y a deux autres bibliothèques à Florence, dont l'une fut fondée en l'église de Saint- Laurent par le pape Clément VII, de la famille des Médicis, et est ornée d'un grand nombre de manuscrits hébraïques, grecs et latins. L'autre fut fondée par Cosme de Médicis dans l'église de Saint-Marc qui appartient aux Jacobins. Il y a une très-belle bibliothèque à Pise, qu'on dit avoir été enrichie de huit mille volumes qu'Aide Manuce légua à l'aca- démie de cette ville. /,58 BIBLIOTHEQUE. La hibliothcque du roi de Sarclaigne à Turin est très-curieuse par rapport aux manuscrits du célèbre Pierre Ligorius, qui dessina toutes les antiquités de l'Italie. Le pape Nicolas Y fonda une hibliothcque à Rome, composée de six mille volumes les plus rares : quelques-uns disent qu'elle fut formée par Sixte-Quint, parce que ce pape ajouta beaucoup à la collection commencée par le pape Nicolas Y. Il est vrai que les livres de cette hibliothcque furent dispersés sous le pontificat de Calixte lll, qui succéda au pape Nicolas; mais elle fut rétablie par Sixte IV, Clément VU, Léon X. Elle fut presque entièrement détruite par l'armée de Charles V, sous les ordres du connétable de Bourbon et de Philbert, prince d'Orange, qui saccagèrent Rome avant le pontificat de Sixte-Quint. Ce pape, qui aimait les savants et les lettres, non-seulement rétablit la hibliothcque dans son ancienne splendeur, mais il l'enrichit encore d'un grand nombre de livres et d'excellents manuscrits. Elle ne fut pas fondée au Vatican par Nicolas Y: mais elle y fut transportée par Sixte IV, et ensuite à Avignon, en même temps que le Saint-Siège, par Clément Y, et de là elle fut rapportée au Vatican sous le pontificat de Martin V, où elle est encore aujourd'hui. On convient généralement que le Vatican doit une grande partie de sa belle bibliothèque à celle de l'électeur palatin, que le comte de Tilly prit avec Heidelberg en 1622. D'autres cepen- dant prétendent, et ce semble avec raison, que Paul V, qui était pour lors pape, n'eut qu'une très-petite et même la plus mau- vaise partie de la hibliothcque palatine, tous les ouvrages les plus estimables ayant été emportés par d'autres, et principale- ment par le duc de Ravière. La bibliothèque du Vatican, que Raronius compare à un filet qui reçoit toutes sortes de poissons tant bons que mauvais, est divisée en trois parties : la première est publique, et tout le monde peut y avoir recours pendant deux heures de certains jours de la semaine ; la seconde partie est plus secrète ; et la troisième ne s'ouvre jamais que pour certaines personnes; de sorte qu'on pourrait la nommer le sanctuaire du Vatican. Sixte- Quint l'enrichit d'un très-grand nombre d'ouvrages, soit manu- scrits, soit imprimés, et la fit orner de peintures à fresque par les plus grands maîtres de son temps. Entre autres figures BIBLIOTHÈQUE. /|59 emblématiques dont le détail serait ici trop long, on voit toutes les hiblioihi'ques célèbres du monde représentées par des livres peints, et au-dessous de chacune une inscription qui marque l'ordre du temps de leur fondation. Cette hibliothcque contient un grand nombre d'ouvrages rares et anciens, entre autres deux copies de Virgile qui ont plus de mille ans; elles sont écrites sur du parchemin; de même qu'une copie de Térence, faite du temps d'Alexandre Sévère et par son ordre. On y voit les Actes des Apôtres en lettres d'or : ce manuscrit était orné d'une couverture d'or en- richie de pierreries, et fut donné par une reine de Chypre au pape Alexandre VI; mais les soldats de Charles V le dépouil- lèrent de ces riches ornements lorsqu'ils saccagèrent Rome. Il y a aussi une bible grecque très-ancienne ; les Sonnets de Pétrarque écrits de sa propre main ; les ouvrages de saint Tho- mas d'Aquin, traduits en grec par Démétrius Cydonius, de Thessalonique; une copie du volume que les Perses ont fait des fables de Locman, que M. Huet a prouvé être le même qu'Ésope : on y voit aussi une copie des cinq premiers livres des Annales de Tacite, trouvée dans l'abbaye de Corwey. Outre le grand nombre d'excellents livres qui font l'orne- ment de la bibliothèque du Vatican, il y a encore plus de dix mille manuscrits dont Angélus de Rocca a publié le catalogue. Quelques-uns rapportent que Clément VIII augmenta consi- dérablement cette bibliothèque, tant en livres imprimés qu'en manuscrits ; en quoi il fut aidé par Fulvius Ursinus ; que Paul V l'enrichit des manuscrits du cardinal Alteni et d'une partie de la bibliothèque palatine; et qu'Urbain VIII fit apporter du collège des Grecs de Rome un grand nombre de livres grecs au Vati- can, dont il fit Léon Allatius bibliothécaire. Il y avait plusieurs autres belles bibliothèques à Rome, par- ticulièrement celle du cardinal François Rarberini, qui conte- nait, à ce qu'on prétend, vingt-cinq mille volumes imprimés, et cinq mille manuscrits. Il y a aussi les bibliothèques du palais Farnèse , de Sainte-Marie in ara cœli, de Sainte-Marie sur la Minerve, des Augustins, des pères de l'Oratoire, des jésuites, du feu cardinal Montalte, du cardinal Sforza; celles des églises de la Sapienza, de la Chiesanova, de San Isidore, du collège Romain, du prince Rorghèse, du prince Pamphili, du connétable /,60 BIBLIOTHÈQUE. Coloniia, et de plusieurs autres princes, cardinaux, seigneurs et communautés religieuses, dont quelques-unes sont publiques. La première et la plus considérable des bihliotlièques d'Es- pagne est celle de l'Escurial au couvent de Saint-Laurent, fon- dée par Charles V, mais considérablement augmentée par Philippe IL Les ornements de cette bibliothèque sont fort beaux ; la porte est d'un travail exquis , et le pavé de marbre ; les tablettes sur lesquelles les livres sont rangés sont peintes d'une infinité de couleurs, et toutes de bois des Indes : les livres sont superbement dorés : il y a cinq rangs d'armoires les unes au-dessus des autres, où les livres sont gardés ; chaque rang a cent pieds de long. On y voit les portraits de Charles V, de Philippe II, Philippe III et Philippe IV , et plusieurs globes dont l'un représente avec beaucoup de précision le cours des astres, eu égard aux différentes positions de la terre. Il y a un nombre infini de manuscrits dans cette bibliothèque, et entre autres l'original du livre de saint Augustin sur le baptême. Quelques-uns pensent que les originaux de tous les ouvrages de ce père sont à la bibliothèque de l'Escurial, Philippe II les ayant achetés de celui au sort de qui ils tombèrent lors du pil- lage de la bibliothèque de Muley Cydam, roi de Fez et de Maroc, quand les Espagnols prirent la forteresse de Carache où était cette bibliothèque. C'est du moins ce qu'assure Pierre Daviti, dans sa généalogie des rois de Maroc, où il dit que cette biblio- thèque contenait plus de quatre mille volumes arabes sur diffé- rents sujets, et qu'ils furent portés à Paris pour y être vendus : mais que les Parisiens n'ayant pas de goût pour cette langue, ils furent ensuite portés à Madrid, où Philippe II les acheta pour sa bibliothèque de l'Escurial. Il y a dans cette bibliothèque près de trois mille manuscrits arabes, dont Hottinger a donné le catalogue. H y a aussi nombre de manuscrits grecs et latins : en un mot c'est une des plus belles bibliothèques du monde. Quelques-uns prétendent qu'elle a été augmentée par les livres du cardinal Sirlet, archevêque de Sarragosse, et d'un ambassadeur espagnol ; ce qui l'a rendue beaucoup plus parfaite : mais la plus grande partie fut brûlée par le tonnerre en 1670. Il y avait anciennement une très-magnifique bibliothèque dans la ville de Cordoue, fondée par les Maures, avec une BIBLIOTHEQUE. ^61 célèbre académie où l'on enseignait toutes les sciences en arabe. Elle fut pillée par les Espagnols lorsque Ferdinand chassa les Maures d'Espagne, où ils avaient régné plus de six cents ans. Ferdinand Colomb, fds de Christophe Colomb, qui décou- vrit le premier l'Amérique, fonda une très-belle hibliothcquey en quoi il fut aidé par le célèbre Clénard. Ferdinand Nonius, qu'on prétend avoir le premier enseigné le grec en Espagne, fonda une grande et curieuse bihliotJuque^ dans laquelle il y avait beaucoup de manuscrits grecs qu'il acheta fort cher en Italie. D'Italie il alla en Espagne, où il enseigna le grec et le latin à Alcala de Hénarès, et ensuite à Salamanque, et laissa sa bibliothèque à l'université de cette ville. L'Espagne fut encore enrichie de la magnifique bibliothèque du cardinal Ximénès, à Alcala, où il fonda aussi une université, qui est devenue très-célèbre. C'est au même cardinal qu'on a l'obligation de la version de la Bible connue sous le nom de la Complut ensiennc . Il y a aussi en Espagne plusieurs particuliers qui ont de belles bibliothèques : telles étaient celles d'Arias Montanus, d'Antonius Augustinus, savant archevêque de Tarragone, de Michel Tomasius et autres. Le grand nombre de savants et d'hommes versés dans les différents genres de littérature, qui ont de tout temps fait regar- der la France comme une des nations les plus éclairées, ne laisse aucun lieu de douter qu'elle ait été aussi la plus riche ,. . en bibliothèques j on ne s'y est pas contenté d'entasser des [ livres, on les a choisis avec goût et discernement. Les auteurs ' les plus accrédités ont rendu ce témoignage honorable aux , bibliothèques de nos premiers Gaulois ; ceux qui voudraient en douter en trouveront des preuves incontestables dans V Histoire littéraire de la Franee, par les RR. PP. Rénédictins, ouvrage où règne la plus profonde érudition. Nous pourrions faire ici une longue énumération de ces anciennes bibliothèques : mais nous nous contenterons d'en nommer quelques-unes, pour ne pas entrer dans un détail peu intéressant pour le plus grand nom- bre de nos lecteurs. La plus riche et la plus considérable de ces anciennes bibliothèques était celle qu'avait Tonance Ferréol dans sa belle maison de Prusiane , sur les bords de la rivière du Gardon, entre Nîmes et Glermont-Lodève. Le choix et l'arran- /i62 BIBLIOTHEQUE. geinent de cette bibliothèque faisaient voir le bon goût de ce seigneur, et sœi amour pour le bel ordre : elle était partagée en trois classes avec beaucoup d'art ; la première était composée des livres de piété à l'usage du sexe dévot, rangés aux côtés des sièges destinés aux dames ; la seconde contenait des livres de littérature, et servait aux hommes; enfin dans la troisième classe étaient les livres communs aux deux sexes. 11 ne faut pas s'imaginer que cette bibliolluquc fut seulement pour une vaine parade; les personnes qui se trouvaient dans la maison en fai- saient un usage réel et journalier : on y employait à la lecture une partie de la matinée, et on s'entretenait pendant le repas de ce qu'on avait lu, en joignant ainsi dans le discours l'érudition à la gaieté de la conversation. Chaque monastère avait aussi dans son établissement une bibliothèque j et un moine préposé pour en prendre soin. C'est ce que portait la règle de Tarnat et celle de saint Benoît. Rien dans la suite des temps ne devint plus célèbre que les biblio- thèques des moines : on y conservait les livres de plusieurs siècles, dont on avait soin de renouveler les exemplaires; et sans ces bibliothèques il ne nous resterait guère d'ouvrages des anciens. C'est de là en effet que sont sortis presque tous ces excellents manuscrits qu'on voit aujourd'hui en Europe, et d'après lesquels on a donné au public, depuis l'invention de l'imprimerie, tant d'excellents ouvrages en tout genre de litté- rature. Dès le vi^ siècle on commença dans quelques monastères à substituer au travail pénible de l'agriculture l'occupation de copier les anciens livres et d'en composer de nouveaux. C'était l'emploi le plus ordinaire, et même l'unique, des premiers cénobites de Marmoutier. On regardait alors un monastère qui n'aurait pas eu de bibliothèque comme un fort ou un camp dépourvu de ce qui lui était le plus nécessaire pour sa défense : clauslruni sine armario ^ quasi castrwn sine armamentario . 11 nous reste encore de précieux monuments de cette sage et utile occupation dans les abbayes de Citeaux et de Clairvaux, ainsi que dans la plus grande partie des abbayes de l'ordre de saint Benoît. Les plus célèbres bibliothèques des derniers temps ont été celles de M. de Thou; de M. Le Tellier, archevêque de Reims; BIBLIOTHÈQUE. A63 de M. Bulteau, fort riche en livres sur l'histoire de France ; de M. de Goislin, abondante en manuscrits grecs; de M. Baluse, dont il sera parlé tout à l'heure à l'occasion de celle du roi ; de M. Dufay, du cardinal Dubois, de M. de Golbert, du comte d'Hoym, de M. le maréchal d'Étrées, de MM. Bigot, de M. Danty d'Isnard, de M. Turgot de Saint-Clair, de M. Burette, et de M. l'abbé de Rothelin. Nous n'entrons dans aucun détail sur le mérite de ces différentes bibliothèques, parce que les catalogues en existent, et qu'ils ont été faits par de fort savants hommes. Nous avons encore aujourd'hui des bibliothèques qui ne le cèdent point à celles que nous venons de nommer : les unes sont publiques, les autres sont particulières. Les bibliothèques publiques sont celle du roi, dont nous allons donner l'histoire : celles de Saint-Victor, du collège Mazarin, de la doctrine chrétienne, des avocats et de Saint-Germain-des- Prés; celle-ci est une des plus considérables, par le nombre et par le mérite des anciens manuscrits qu'elle possède : elle a été augmentée en 1718 des livres de M. L. d'Étrées, et en 1720 de ceux de M. l'abbé Renaudot. M. le cardinal de Gesvres légua sa bibliothèque à cette abbaye en lllili, sous la condition que le public en jouirait une fois la semaine. M. l'évêque de Metz, duc de Goislin, lui a aussi légué un nombre considérable de manuscrits, qui avaient appartenu ci-devant au chancelier Seguier. Les bibliothèques particulières qui jouissent de quelque réputation, soit pour le nombre, soit pour la qualité des livres, sont celle de Sainte-Geneviève, à laquelle vient d'être réuni, ; par le don que lui en a fait M. le duc d'Orléans, le riche cabi- net des médailles que feu M. le régent avait formé; celles de Sorbonne, du collège de Navarre, des jésuites de la rue Saint- Jacques et de la rue Saint-Antoine, des prêtres de l'Oratoire, et des Jacobins. Gelle de M. Falconet, infiniment précieuse par le nombre et par le choix des livres qu'elle renferme, mais plus encore par l'usage qu'il en sait faire, pourrait être mise au rang des bibliothèques publiques, puisqu'en effet les gens de lettres ont la liberté d'y aller faire les recherches dont ils ont besoin, et que souvent ils trouvent dans la conversation de M. Falconet des lumières qu'ils chercheraient vainement dans ses livres. /,64 BIBLIOTHÈQUE. Celle de M. de Boze est peut-être la plus riche collection qui ait été faite de livres rares et précieux dans les différentes langues : elle est encore recommandable par la beauté et la bonté des éditions, ainsi que par la propreté des reliures. Si cette attention est un luxe de l'esprit, c'en est un au moins qui fait autant d'honneur au goût du propriétaire que de plaisir aux yeux du spectateur. Après avoir parlé des principales bibliothèques connues dans le monde, nous finirons par celle du roi, la plus riche et la plus magnifique qui ait jamais existé. L'origine en est assez obscure; formée d'abord d'un nombre peu considérable de volumes, il n'est pas aisé de déterminer auquel de nos rois elle doit sa fondation. Ce n'est qu'après une longue suite d'années et diverses révolutions qu'elle est enfin parvenue à ce degré de magnificence et à cette espèce d'immensité qui éterniseront à jamais l'amour du roi pour les lettres, et la protection que ses ministres leur ont accordée. Quand on supposerait qu'avant le xiv'' siècle les livres de nos rois ont été en assez grand nombre pour mériter le nom de biblioihcquc, il n'en serait pas moins vrai que ces bibliothèques ne subsistaient que pendant la vie de ces princes : ils en dis- posaient à leur gré ; et, presque toujours dissipées à leur mort, il n'en passait guère à leurs successeurs que ce qui avait été à l'usage de leur chapelle. Saint Louis, qui en avait rassemblé une assez nombreuse, ne la laissa point à ses enfants ; il en fit quatre portions égales, non compris les livres de sa chapelle, et la légua aux Jacobins et aux Cordeliers de Paris, à l'abbaye de Royaumont, et aux Jacobins de Compiègne. Philippe le Bel et ses trois fils en firent de même; ce n'est donc qu'aux règnes suivants que l'on peut rapporter l'établissement d'une biblio- thèque royale^ fixe, permanente, destinée à l'usage du public, en un mot comme inaliénable, et comme une des plus précieuses portions des meubles de la Couronne. Charles V, dont les trésor:^ littéraires consistaient en un fort petit nombre de livres qu'avait , eus le roi Jean, son prédécesseur, est celui à qui l'on croit j devoir les premiers fondements de bibliothèque royale d'au- ! jourd'hui. Il était savant; son goût pour la lecture lui fît cher- cher tous les moyens d'acquérir des livres : aussi sa biblio- thèque fut-elle considérablement augmentée en peu de temps. Ce BIBLIOTHÈQUE. /i65 prince, toujours attentif au progrès des lettres, ne se contenta pas d'avoir rassemblé des livres pour sa propre instruction; il voulut que ses sujets en profitassent, et logea sa bibliothèque dans une des tours du Louvre, qui pour cette raison fut appelée la Tour de la Librairie, Afin que l'on pût y travailler à toute heure, il ordonna qu'on pendît à la voûte trente petits chande- liers et une lampe d'argent. Cette bibliothèque était composée d'environ neuf cent dix volumes, nombre remarquable dans un temps où les lettres n'avaient fait encore que de médiocres pro- grès en France, et où par conséquent les livres devaient être assez rares. Ce prince tirait quelquefois des livres de sa bibliothèque du Louvre et les faisait porter dans ses différentes maisons royales. Charles VI, son fils et son successeur, tira aussi de sa biblio- thèque plusieurs livres qui n'y rentrèrent plus : mais ces pertes furent réparées par les acquisitions qu'il faisait de temps en temps. Cette bibliothèque resta à peu près dans le même état jusqu'au règne de Charles VII, que, par une suite des malheurs dont le royaume fut accablé, elle fut totalement dissipée; du moins n'en parut-il de longtemps aucun vestige. Louis XI, dont le règne fut plus tranquille, donna beaucoup d'attention au bien des lettres; il eut soin de rassembler, autant qu'il le put, les débris de la librairie du Louvre; il s'en forma une bibliothèque qu'il augmenta depuis des livres de Charles de France, son frère, et selon toute apparence de ceux des ducs de Bourgogne, dont il réunit le duché à la couronne. Charles VIIl, sans être savant, eut du goût pour les livres; il en ajouta beaucoup à ceux que son père avait rassemblés, et singulièrement une grande partie de la bibliothèque de Naples, qu'il fit apporter en France après sa conquête. On distingue encore aujourd'hui parmi les livres de la bibliothèque du roi ceux des rois de Naples et des seigneurs napolitains par les armoiries, les suscriptions, les signatures ou quelques autres marques. Tandis que Louis XI et Charles VIII rassemblaient ainsi le plus de livres qu'il leur était possible, les deux princes de la maison d'Orléans, Charles et Jean, comte d'Angoulême, son frère, revenus d'Angleterre après plus de vingt-cinq ans de prison, jetèrent, le premier à Blois, et le second à Angoulême, les fon- XIII. 30 Zi66 BIBLIOTHÈQUE. déments de deux bibliothcques qui devinrent bientôt royales, et qui firent oublier la perte qu'on avait faite par la dispersion des livres de la tour du Louvre, dont on croit que la plus grande partie avait été enlevée par le duc de Bedford. Charles en racheta en Angleterre environ soixante volumes, qui furent apportés au château de Blois, et réunis à ceux qui y étaient déjà en assez grand nombre. Louis XII, fils de Charles, duc d'Orléans, étant parvenu à la couronne, y réunit la bibliothèque de Blois, au milieu de laquelle il avait été, pour ainsi dire, élevé; et c'est peut-être par cette considération qu'il ne voulut pas qu'elle changeât de lieu. Il y fit transporter les livres de ses deux prédécesseurs, Louis XI et Charles VIH, et pendant tout le cours de son règne il s'appliqua à augmenter ce trésor, qui devint encore bien plus considérable lorsqu'il y eut fait entrer la bibliothèque que les Visconti et les Sforce, ducs de Milan, avaient établie à Pavie, et en outre les livres qui avaient appartenu au célèbre Pétrarque. Rien n'est au-dessus des éloges que les écrivains de ce temps- là font de la bibliothèque de Blois ; elle était l'admiration non-seulement de la France, mais encore de l'Italie. François P"", après avoir augmenté la bibliothèque de Blois, la réunit en Ibhli à celle qu'il avait commencé d'établir au châ-^ teau de Fontainebleau plusieurs années auparavant : une aug- mentation si considérable donna un grand lustre à la biblio- thèque de Fontainebleau, qui était déjà par elle-même assez riche. François P'' avait fait acheter en Italie beaucoup de ma- nuscrits grecs par Jérôme Fondule, homme de lettres, en grande réputation dans ce temps-là; il en fit encore acheter depuis par ses ambassadeurs à Rome et à Venise. Ces ministres s'acquittèrent de leur commission avec beaucoup de soin et d'intelligence; cependant ces difïérentes acquisitions ne formaient pas au delà de quatre cents volumes, avec une quarantaine de manuscrits orientaux. On peut juger de là combien les livres étaient encore peu communs alors, puisqu'un prince qui les recherchait avec tant d'empressement, qui n'épargnait aucune dépense, et qui employait les plus habiles gens pour en amasser, n'en avait cependant pu rassembler qu'un si petit nombre, en comparaison de ce qui s'en est répandu en France par la suite. La passion de François I" pour les manuscrits grecs lui fit. BIBLIOTHÈQUE. /|67 négliger les latins et les ouvrages en langues vulgaires étran- gères. A l'égard des livres français qu'il fit mettre dans sa biblio-r ihèque^ on en peut faire cinq classes différentes : ceux qui ont été écrits avant son règne ; ceux qui lui ont été dédiés; les livres qui ont été faits pour son usage, ou qui lui ont été donnés par les auteurs; les livres de Louise de Savoie, sa mère; et enfin ceux de Marguerite de Valois, sa sœur ; ce qui ne fait qu'à peu près soixante-dix volumes. Jusqu'alors il n'y avait eu, pour prendre soin de la biblio- thèque royale, qu'un simple garde en titre. François I" créa la charge de bibliothécaire en chef, qu'on appela longtemps, et qui dans ses provisions s'appelle encore, îjmilre de la librairie du roi. Guillaume Budé fut pourvu le premier de cet emploi, et ce choix fit également honneur au prince et à l'homme de lettres. Pierre du Chastel ou Ghatellain lui succéda; c'était un homme fort versé dans les langues grecque et latine; il mourut en 1552, et sa place fut remplie, sous Henri II, par Pierre de Montdoré, conseiller au grand conseil, homme très-savant, surtout dans les mathématiques. La bibliothèque de Fontainebleau paraît n'avoir reçu que de médiocres accroissements sous les règnes des trois fils de Henri II, à cause, sans doute, des troubles et des divisions que le prétexte de la religion excita alors dans le royaume. Montdoré, ce savant homme, soupçonné et accusé de donner dans les opinions nouvelles en matière de religion, s'enfuit de Paris en 1567, et se retira à Sancerre, en Berry, où il mourut de chagrin trois ans après. Jacques Amyot, qui avait été précepteur de Charles IX et des princes ses frères, 'fut pourvu, après l'évasion de Montdoré, de la charge de maître de la librairie. Le temps de son exercice ne fut rien moins que favorable aux arts et aux sciences : on ne croit pas qu'excepté quelques livres donnés à Henri III, la bibliothèque royale ait été augmentée d'autres livres que de ceux de privilège. Tout ce que put faire Amyot, ce fut d'y donner entrée aux savants, et de leur communiquer avec facilité l'usage des manuscrits dont ils avaient besoin. Il mourut en 1593, et sa charge passa^ au président Jacques-Auguste de Thou, si célèbre par l'histoire de son temps qu'il a écrite. Henri lY ne pouvait faire un choix plus honorable aux ZteS BIBLIOTHEQUE. lettres; mais les commencements de son règne ne furent pas assez paisibles pour lui permettre de leur rendre le lustre qu'elles avaient perdu pendant les guerres civiles. Sa biblio- thèque souffrit quelque perte de la part des factieux ; pour pré- venir déplus grandes dissipations, Henri IV, en 1595, fit trans- porter au collège de Glermont, à Paris, la bibliothèque de Fontainebleau, dont aussi bien le commun des savants n'était pas assez à portée de profiter. Les livres furent à peine arrivés à Paris, qu'on y joignit le beau manuscrit de la grande Bible de Charles le Chauve. Cet exemplaire, l'un des plus précieux monuments littéraires du zèle de nos rois de la seconde race pour la religion, avait été conservé depuis le règne de cet empereur dans l'abbaye de Saint-Denis. Quelques années aupa- ravant, le président de Thou avait engagé Henri IV à acquérir la bibliothèque de Catherine de Médicis, composée de plus de huit cents manuscrits grecs et latins; mais différentes circon- stances firent que cette acquisition ne put être terminée qu'en J599. Quatre ans après Tacquisition des manuscrits de la reine Catherine de Médicis, la bibliothèque passa du collège de Gler- mont chez les Cordeliers, où eUe demeura quelques années en dépôt. Le président de Thou mourut en 1617, et François de Thou, son fils aîné, qui n'avait que neuf ans, hérita de la charge de maître de la librairie. Pendant la minorité du jeune bibliothécaire, la direction de la bibliothèque du roi fut confiée à Nicolas Rigault, connu par divers ouvrages estimés. La bibliothèque royale s'enrichit peu sous le règne de Louis XllI; elle ne fit d'acquisitions un peu considérables que les manuscrits de Philippe Hurault, évêque de Chartres, au nombre d'environ quatre cent dix-huit volumes, et cent dix beaux manuscrits syriaques, arabes, turcs et persans, achetés, aussi bien que des caractères syriaques, arabes et per- sans, avec les matrices toutes frappées, des héritiers de M. de Brèves, qui avait été ambassadeur à Constantinople. Ce ne fut que sous le règne de Louis XIII que la bibliothèque royule fut retirée des Cordeliers, pour être mise dans une grande maison de la rue de la Harpe, appartenant à ces religieux. François de Thou ayant été décapité en 16/i2, l'illustre Jérôme Bignon, dont le nom seul fait l'éloge, lui succéda dans la charge de maître de la librairie. Il obtint en 1651, pour son BIBLIOTHÈQUE. Ù60 fils aine, nommé Jérôme comme lui, la survivance de cette charge. Quelques années après, Golbert, qui méditait déjà ses grands projets, fit donner à son frère, INicolas Golbert, la place de garde de la librairie, vacante par la mort de Jacques Dupuy. Celui-ci légua sa bibliothèque au roi. Louis XIV l'accepta par lettres patentes, enregistrées au parlement le 16 avril 1657. Hippolyte, comte de Béthune, fit présent au roi, à peu près dans le même temps, d'une collection fort curieuse de manus- crits modernes, au nombre de mille neuf cent vingt-trois volumes, dont plus de neuf cent cinquante sont remplis de lettres et de pièces originales sur l'histoire de France. A. un zèle également vif pour le progrès des sciences et pour la gloire de son maître, Golbert joignait une passion extraor- dinaire pour les livres : il commençait alors à fonder cette célèbre bibliothèque ^ jusqu'à ces derniers temps la rivale de Ja bibliothèque du roi : mais l'attention qu'il eut aux intérêts de l'une ne l'empêcha pas de veiller aux intérêts de l'autre. La bibliothèque du roi est redevable à ce ministre des acquisitions les plus importantes. Nous n'entrerons point ici dans le détail de ces diverses acquisitions : ceux qui voudront les connaître dans toute leur étendue pourront lire le Mémoire historique sur la bibliothèque du roi, à la tête du catalogue, pages 26 et suivantes. Une des plus précieuses est celle des manuscrits de Brienne ; c'est un recueil de pièces concernant les affaires de l'État, qu'Antoine de Loménie, secrétaire d'État, avait rassem- blées avec beaucoup de soin en trois cent quarante volumes. Golbert, trouvant que la bibliothèque du roi était devenue trop nombreuse pour rester commodément dans la maison de la rue de la Harpe, la fit transporter en 1666 dans deux maisons de la rue Vivienne qui lui appartenaient. L'année suivante, le cabinet des médailles, dans lequel était le grand recueil des estampes de l'abbé de Marolles et autres raretés, fut retiré du Louvre et réuni à la bibliothèque du roi, dont ils font encore aujourd'hui une des plus brillantes parties. Après la disgrâce de M. Fouquet, sa bibliothèque, ainsi que ses autres effets, fut saisie et vendue. Le roi en fit acheter un peu plus de mille trois cents volumes, outre le recueil de l'histoire d'Italie. Il n'était pas possible que tant de livres imprimés joints aux anciens, avec les deux exemplaires des livres de privilège que ^70 BIBLIOTHÈQUE. fournissaient les libraires, ne donnassent beaucoup de doubles: ce fonds serait devenu aussi embarrassant qu'inutile, si on n'avait songé à s'en défaire par des échanges. Ce fut par ce moyen qu'on fit en 1668 l'acquisition de tous les manuscrits et d'un grand nombre de livres imprimés qui étaient dans la hibliothi'que du cardinal Mazarin. Dans le nombre de ces manus- crits, qui était de deux mille cent cinquante-six, il y en avait cent deux en langue hébraïque, trois cent quarante-trois en arabe, samaritain, persan, turc et autres langues orientales; le reste était en langues grecque, latine, italienne, française, espa- gnole, etc. Les livres imprimés étaient au nombre de trois mille six cent soixante-dix-huit. La bibliothèque du roi s'enri- chit encore peu après par l'acquisition que l'on fit à Leyde d'une partie des livres du savant Jacques Golius, et par celle de plus de, douze cents volumes manuscrits ou imprimés de la biblio- thèque de M. Gilbert Gaumin, doyen des maîtres des requêtes, qui s'était particulièrement appliqué à l'étude et à la recherche des livres orientaux. Ce n'était pas seulement à Paris et chez nos voisins que Colbert faisait faire des achats de livres pour le roi; il fit rechercher dans le Levant les meilleurs manuscrits anciens en grec, en arabe, en persan, et autres langues orientales. Il établit dans les différentes cours de l'Europe des correspondances, au moyen desquelles ce ministre vigilant procura à la bibliothèque du roi des trésors de toute espèce. L'année 1670 vit établir dans la bibliothèque royale un fonds nouveau, bien capable de la décorer et d'éterniser la magnifi- cence de Louis XIV : ce sont les belles estampes que Sa Majesté fit graver, et qui servent encore aujourd'hui aux pré- sents d'estampes que le roi fait aux princes, aux ministres étran- gers et aux personnes de distinction qu'il lui plaît d'en gratifier. La bibliothèque du roi perdit Colbert en 1683. Louvois, comme surintendant des bâtiments, y exerça la même autorité que son prédécesseur, et acheta de M. Bignon, conseiller d'État, la charge de maître de la librairie, à laquelle fut réunie celle de garde de la librairie, dont s'étaient démis volontairement MM. Colbert. Les provisions de ces deux charges réunies furent expédiées en 1684 en faveur de Camille le Tellier, qu'on a appelé Xabbé de Louvois, BIBLIOTHÈQUE. Z,71 , Loùvois fit, pour procurer à la bibliothèque du roi de nou- velles richesses, ce qu'avait fait Golbert. 11 y employa nos ministres dans les cours étrangères; et en effet on en reçut dans les années 1685, 1686, 1687, pour des sommes considé- rables. Le P. Mabillon, qui voyageait en Italie, fut chargé par le roi d'y rassembler tout ce qu'il pourrait de livres : il s'ac- quitta de sa commission avec tant de zèle et d'exactitude, qu'en moins de deux ans il procura à la bibliothîque royale près de quatre mille volumes imprimés. La mort de Louvois, arrivée en 1691, apporta quelque changement à l'administration de la bibliothèque du roi. La charge de maître de la librairie avait été exercée jusqu'alors sous l'autorité et la direction du surintendant des bâtiments ; mais le roi fit un règlement en 1691, par lequel il ordonna que l'abbé de Louvois jouirait et ferait les fonctions de maître de la librarie^ intendant et garde du cabinet des livres^ inanuseritSy médailles, etc., et garde de la bibliothèque royale, sous V auto- rité de Sa Majesté seulement. En 1697, le P. Bouvet, jésuite missionnaire, apporta qua- rante-neuf volumes chinois, que l'empereur de la Chine envoyait en présent au roi. C'est ce petit nombre de volumes qui a donné lieu au peu de littérature chinoise que l'on a cultivée en France : mais il s'est depuis considérablement multiplié. Nous ne finirions pas si nous voulions entrer dans le détail de toutes les acquisitions de la bibliothèque royale, et des présents sans nombre qui lui ont été faits. A l'avènement de Louis XIV à la couronne, sa bibliothèque était tout au plus de cinq mille volumes ; et à sa mort il s'y en trouva plus de soixante-dix mille, sans compter le fonds des planches gravées et des estampes : accroissement immense, et qui étonnerait si l'on n'avait vu, depuis, la même bibliothèque recevoir à proportion des augmentations plus considérables. L'heureuse inclination du roi Louis XV à protéger les let- tres et les sciences, à l'exemple de son bisaïeul; l'empressement des ministres à se conformer aux vues de Sa Majesté ; l'attention du bibliothécaire et de ceux qui sont sous ses ordres à profiter-, des circonstances, en ne laissant, autant qu'il est en eux, échapper aucune occasion d'acquérir ; enfin la longue durée de la paix, tout semble avoir conspiré dans le cours de son règne /,72 BIBLIOTHEQUE. à accumuler richesses sur richesses dans un trésor qui, déjà du temps du feu roi Louis XIV, n'avait rien qui lui fût compa- rable. Parmi les livres du cabinet de Gaston d'Orléans, légués au roi en 1660, il s'était trouvé quelques volumes de plantes et d'animaux que ce prince avait fait peindre en miniature sur des feuilles détachées de vélin, par Nicolas Robert, dont per- sonne n'a égalé le pinceau pour ces sortes de sujets : ce travail a été continué sous Colbert et jusqu'en 1728, temps auquel on a cessé d'augmenter ce magnifique recueil. Depuis quelques années il a été repris avec beaucoup de succès, et forme aujour- d'hui une suite de plus de deux mille cinq cents feuilles repré- sentant des fleurs, des oiseaux, des animaux et des papillons. La bibliothèque du roi perdi»t en 1718 l'abbé de Louvois, et l'abbé Bignon lui succéda. Les sciences et les lettres ne virent pas sans espérances un homme qu'elles regardaient comme leur protecteur, élevé à un poste si brillant. L'abbé Bignon, presque aussitôt après sa nomination, se défit de sa bibliothèque particu- lière pour ne s'occuper que de celle du roi, à laquelle il donna une collection assez ample et fort curieuse de livres chinois, tartares et indiens qu'il avait. Il signala son zèle pour la biblio- thèque du roi dès les premiers jours de son exercice par l'ac- quisition des manuscrits de M. de la Marre, et ceux de M. Baluse, au nombre de plus de mille. Le grand nombre de livres dont se trouvait composée la bibliothèque du roi rendait comme impossible l'ordre qu'on aurait voulu leur donner dans les deux maisons de la rue Yivienne : l'abbé de Louvois l'avait représenté plusieurs fois, et dès le commencement de la Régence il avait été arrêté de mettre la bibliothèque dans la grande galerie du Louvre : mais l'arrivée de l'Infante dérangea ce projet, parce qu'elle devait occuper le Louvre. L'abbé Bignon, en 1721, profita de la décadence de ce qu'on appelait alors le système, pour engager M. le Régent à ordonner que la bibliothèque du roi fût placée à l'hôtel de INevers, rue de Richelieu, où avait été la Banque. Sur les ordres du prince, on y transporta sans délai tout ce que l'on put de livres : mais les différentes difficultés qui se présentè- rent furent cause qu'on ne put obtenir qu'en 172/i des lettres patentes, par lesquelles Sa Majesté affecta à perpétuité cet hôtel HIBLIOTHÈQUE. ^73 au logement de sa bibUotlicquc, Personne n'ignore la magnifi- cence avec laquelle ont été décorés les vastes appartements qu'occupent aujourd'hui les livres du roi : c'est le spectacle le plus noble et le plus brillant que l'Europe offre en ce genre. L'abbé Sallier, professeur royal en langue hébraïque, de l'Aca- démie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, l'un des qua- rante de l'Académie française, et nommé en 1726 commis à la garde des livres et manuscrits, ainsi que M. Melot, aussi membre de l'Académie des Belles-Lettres, sont, de tous les hommes de lettres attachés à la bibliothcqne du roi, ceux qui lui ont rendu les plus grands services. La magnificence des bâtiments est due, pour la plus grande partie, à leurs sollicita- tions : le bel ordre que l'on admire dans l'arrangement des livres, ainsi que dans l'excellent catalogue qui en a été fait, est dû à leurs connaissances; les accroissements prodigieux qu'elle a reçus depuis vingt-cinq ans, à leui* zèle; l'utile facilité de puiser dans ce trésor littéraire, à leur amour pour les lettres et à l'estime particulière qu'ils portent à tous ceux qui les culti- vent. C'est du Mémoire historique que ces deux savants hommes ont mis à la tête du Catalogue de la bibliothèque du roi que nous avons extrait tout ce qui la concerne dans cet article. Nous invitons à le lire, ceux qui voudront connaître, dans un plus grand détail, les progrès et les accroissements de cette immense bibliothèque. Pendant le cours de l'année 1728, il entra dans la biblio- thèque du roi beaucoup de livres imprimés; il en vint de Lis- bonne, donnés par MM. les comtes d'Ericeira; il en vint aussi des foires de Leipsick et de Francfort pour une somme considé- rable. La plus importante des acquisitions de cette année fut faite par l'abbé Sallier, à la vente de la bibliothèque de Golbert ; elle consistait en plus de mille volumes. Mais de quelque mérite que puissent être de telles augmentations, elles n'ont pas l'éclat de celle que le ministère se proposait en 1728. L'établissement d'une iniprimerie turque à Gonstantinople avait fait naître en 1727, à l'abbé Bignon, l'idée de s'adresser, pour avoir les livres qui sortiraient de cette imprimerie, à Zaïd Aga, lequel, disait-on, en avait été nommé le directeur, et pour avoir aussi le catalogue des manuscrits grecs et autres qui pourraient être dans la bibliothèque du Grand Seigneur. L'abbé- klk BIBLIOTHEQUE. Bignon l'avait connu en 1721, pendant qu'il était à Paris à la suite de Mehemet Efïendi son père, ambassadeur de la Porte. Zaïd Aga promit les livres qui étaient actuellement sous presse : mais il s'excusa sur l'envoi du catalogue, en assurant qu'il n'y avait personne à Gonstantinople assez habile pour le faire. L'abbé Bignon communiqua cette réponse à M. le comte de Maurepas, qui prenait trop à cœur les intérêts de la biblio- tlicqnc du roi pour ne pas saisir avec empressement et avec zèle cette occasion de la servir. 11 fut arrêté que la difficulté d'en- voyer le catalogue demandé n'étant fondée que sur l'impuis- sance de trouver des sujets capables de le composer, on enver- rait à Gonstantinople des savants qui, en se chargeant de le faire, pourraient voir et examiner de près cette bibliothèque. Ce n'est pas qu'on fût persuadé à la cour que la bibliothèque tant vantée des empereurs grecs existât encore; mais on vou- lait s'assurer de la vérité ou de la fausseté du fait; d'ailleurs le voyage qu'on projetait avait un objet qui paraissait moins incertain : c'était de recueillir tout ce qui pouvait rester des monuments de l'aatiquité dans le Levant, en manuscrits, en médailles, en inscriptions, etc. . L'abbé Sevin et l'abbé Fourmont, tous deux de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, furent chargés de cette com- mission. Us arrivèrent au mois de décembre 1728 à Gonstanti- nople : mais ils ne purent obtenir l'entrée de la bibliothèque du Grand Seigneur; ils apprirent seulement par des gens dignes €le foi qu'elle ne renfermait que des livres turcs et arabes, et nul manuscrit grec ou latin; et ils se bornèrent à l'autre objet de leur voyage. L'abbé Fourmont parcourut la Grèce pour y déterrer des inscriptions et des médailles; l'abbé Sevin fixa son séjour à Gonstantinople : là, secondé de tout le pouvoir de M. le marquis de Villeneuve, ambassadeur de France, il mit en mouvement les consuls et ceux des Échelles qui avaient le plus de capacité, et les excita à faire, chacun dans son district, quelques découvertes importantes. Avec tous ces secours, et les soins particuliers qu'il se donna, il parvint à rassembler, en moins de deux ans, plus de six cents manuscrits en langue orientale; mais il perdit l'espérance de rien trouver des ouvrages des anciens Grecs, dont on déplore tant la perte. L'abbé Sevin revint en France, après avoir établi des correspondances néces- BIBLIOTHÈQUE. ^75 saires pour continuer ce qu'il avait commencé ; et en e(Tet la bibliothèque du roi a reçu presque tous les ans, depuis son retour, plusieurs envois de manuscrits, soit grecs, soit orien- taux. On est redevable à M. le comte de Maurepas de l'établis- sement des enfants ou jeunes élèves de langue, qu'on instruit à Constantinople aux dépens du roi : ils ont ordre de copier et de traduire les livres turcs, arabes et persans ; usage bien capable d'exciter parmi eux de l'émulation. Ces copies et ces traduc- tions sont adressées au ministre qui, après s'en être fait rendre compte, les envoie à la bibliothèque du roi. Les traductions ainsi jointes aux textes originaux forment déjà un recueil assez considérable, dont la république des lettres ne pourra, par la suite, que retirer un fort grand avantage. L'abbé Bignon, non content des trésors dont la bibliothèque du roi s'enrichissait, prit les mesures les plus sages pour faire venir des Indes les livres qui pouvaient donner en France plus de connaissance qu'on n'en a de ces pays éloignés, où les sciences ne laissent pas d'être cultivées. Les directeurs de la compagnie des Indes se prêtèrent avec un tel empressement à ses vues, que depuis 17*29 il a été fait des envois assez considé- rables de livres indiens pour former dans la bibliothèque du roi un recueil de ce genre, peut-être unique en Europe. Dans les années suivantes, la bibliothèque du roi s'accrut encore par la remise d'un des plus précieux manuscrits qui puissent regarder la monarchie, intitulé Registre de Philippe- Auguste^ qu'avait légué au roi M. Rouillé du Goudray, conseiller d'État; et par diverses acquisitions considérables : telles sont celles des manuscrits de Saint-Martial de Limoges, de ceux de M. le premier président de Mesmes, du cabinet d'estampes de M. le marquis de Beringhen; du fameux recueil des manuscrits anciens et modernes de la bibliothèque ùq Çi(AhçÀ%\di plus riche de l'Europe, si l'on en excepte celle du roi et celle du Vatican ; du cabinet de M. Gange, collection infiniment curieuse, dont le catalogue est fort recherché des connaisseurs. Pour ne pas donner à cet article trop d'étendue, nous avons cru devoir éviter d'entrer dans le détail des différentes acqui- sitions, et nous renvoyons encore une fois au Mémoire histo- rique qui se trouve à la tête du Catalogue de la bibliothèque du roi. Z,76 BIEN. M. Bignon, maître des requêtes, l'un des quarante de l'Aca- démie française, et descendant de MM. Bignon à qui nous avons eu occasion de donner les plus grands éloges, héritier de leur amour pour les lettres, comme il l'est des autres grandes qua- lités qui les ont rendus célèbres, exerce aujourd'hui avec beau- coup d'intelligence et de distinction la charge de maître de la librairie du roi. On a vu, par ce que nous avons dit, avec combien de zèle plusieurs ministres ont concouru à mettre la hiblioilivque du roi dans un état de splendeur et de magnificence qui n'a jamais eu d'exemple. M. de Maurepas est un de ceux sans doute à qui elle a eu les plus grandes obligations. M. le comte d'Argenson, dans le département de qui elle est aujourd'hui, ami des lettres et des savants, regarde la hibliothcque du roi comme une des plus précieuses parties de son administration; il continue, par goût et par la supériorité de ses lumières, ce qui avait été com- mencé par son prédécesseur : chose bien rare dans les grandes places. Qu'il soit permis à notre reconnaissance d'élever la voix et de dire : « Heureuse la nation qui peut faire d'aussi grandes pertes, et les réparer aussi facilement! » BICHE [Myth.), symbole de Junon conservatrice. Les païens croyaient (car quelles fables ne fait-on pas croire aux hommes!) que des cinq biches aux cornes d'or, et plus grandes que des taureaux, que Diane poursuivit dans les forêts de Thessalie, elle n'en prit que quatre qu'elle attacha à son char, et que Junon sauva la cinquième. La biche aux pieds d'airain et aux cornes d'or du mont Menale était consacrée à Diane; et c'eût été un sacrilège que de la tuer. Euristhée ordonna à Hercule de la lui amener. Le héros la poursuivit pendant un an, l'atteignit enfin sur les bords du Ladon, la porta à Mycènes, et accomplit le qua- trième de ses travaux. BIEN [homme de)^ homme dliomieur^ homiête homme [Gram.). 11 me semble que Vhomjne de bien est celui qui satisfait exac- tement aux préceptes de sa religion ; Y homme d'honneur^ celui qui suit rigoureusement les lois et les usages de la société; et Vhonnete homme, celui |qui ne perd de vue dans aucune de ses actions les principes de l'équité naturelle : Xhomme de bien fait des aumônes; V homme d'honneur ne manque point à sa promesse; Vhonnete homme rend la justice, même à son BIENSÉANCE. kll ennemi. L'iionnêtc homme q^X de tout pays; V homme de bien et Yhomme d'honneur ne doivent point faire des choses que V honnête homme ne se permet pas. Bien, Très, Fort (Gram.), termes qu'on emploie indistincte- ment en français pour marquer le degré le plus haut des qua- lités des êtres, ou ce que les grammairiens appellent le super- latif : mais ils ne désignent ce degré ni de la même manière, ni avec la même énergie. Très me paraît affecté particulièrement au superlatif, et le représenter comme idée principale, comme on voit dans le Très-Haut pris pour VÈlre suprême. Fort marque moins le superlatif; mais affirme davantage : ainsi, quand on dit il est fort équitable^ il semble qu'on fasse autant au moins d'attention à la certitude qu'on a de l'équité d'une personne qu'au degré ou point auquel elle pousse cette vertu. Bieji marque encore moins le superlatif que très ou fort}, mais il est souvent accompagné d'un sentiment d'admiration : il est bien hardi l Dans cette phrase, on désigne moins peut-être le degré de la har- diesse qu'on n'exprime l'étonnement qu'elle produit. Ces dis- tinctions sont de M. l'abbé Girard. 11 remarque, de plus, que très est toujours positif; mais que fortetbien peuvent être iro- niques, comme dans : C'est être fort sage que de quitter ce quon a pour courir après ce qu'on ne saurait avoir -^ cest être bien patient que de souffrir des coups de bâton sans en rendre : mais je crois que très n'est point du tout incompatible avec l'ironie, et qu'il est même préférable à bien et à fort en ce qu'il la marque moins. Lorsque fort et bien sont ironiques, il n'y a qu'une façon de les prononcer, et cette façon étant ironique elle-même, elle ne laisse rien à deviner à celui à qui l'on parle. Très^ au contraire, pouvant se prononcer quand il est ironique comme s'il ne l'était pas, enveloppe davantage la raillerie, et laisse dans l'embarras celui qu'on raille. BIENSÉANCE, s. f. en morale. La bienséance en général con- siste dans la conformité d'une action avec le temps, les lieux et les personnes. C'est l'usage qui rend sensible à cette conformité. Manquer à la bienséance expose toujours au ridicule, et marque quelquefois un vice. La crainte de la gêne fait souvent oublier les bienséances. Bienséance ne se prend pas seulement dans un sens moral : on dit encore dans un sens physique : cette pièce de terre est ci ma bienséance^ quand son acquisition arrondit ^78 BIERE. un domaine, embellit un jardin, etc. Malheur à un petit souve- rain dont les États sont à la bienséance d'un prince plus puis- sant! BIÈRE, s. f., espèce de boisson forte ou vineuse, faite non avec des fruits, mais avec des grains farineux. On en attribue l'invention aux Égyptiens. On prétend que ces peuples, privés de la vigne, cherchèrent dans la préparation des grains, dont ils abondaient, le secret d'imiter le vin, et qu'ils en tirèrent la bière. D'autres en font remonter l'origine jusqu'aux temps des fables, et racontent que Cérès ou Osiris en parcourant la terre, Osiris pour rendre les hommes heureux en les instruisant. Gérés pour retrouver sa fdle égarée, enseignèrent l'art de faire la bière aux peuples à qui, faute de vignes, elles ne purent ensei- gner celui de faire le vin ; mais quand on laisse là les fables pour s'en tenir à l'histoire, on convient que c'est de l'Egypte que l'usage de la bière a passé dans les autres contrées du monde. Elle fut d'abord connue sous le nom de boisson pélu- sienne^ du nom de Peluse, ville située proche l'embouchure du ]Nil, où l'on faisait la meilleure bière. Il y en a eu de deux sortes : l'une, que les gens du pays nommaient zythuni] et l'autre carmi. Elles ne différaient que dans quelque façon, qui rendait le carmi plus doux et plus agréable que le zythnm. Elles étaient, selon toute apparence, l'une à l'autre comme notre bière blanche à notre bière ronge. L'usage de la bière ne tarda pas à être connu dans les Gaules, et ce fut pendant longtemps la boisson de ses habitants. L'empereur Julien, gouverneur de ces contrées, en a fait mention dans une assez mauvaise épigramme. Au temps de Strabon, la bière était commune dans les provinces du nord, en Flandre, et en Angleterre. Il n'est pas surprenant que les pays froids, où le vin et le cidre même manquent, aient eu recours à une boisson faite de grain et d'eau; mais que cette liqueur ait passé jusqu'en Grèce, ces beaux climats si fertiles en raisin, c'est ce qu'on aurait de la peine à croire, si des auteurs célèbres n'en étaient garants. Aristote parle de \dibière et de son ivresse; Théophraste l'appelle olvoç y.^ériç, vin d'orge-^ Eschyle et Sophocle, 'C'jfjof; pp'JTov. Les Espagnols buvaient aussi de la bière au temps de Polybe. Les étymologies qu'on donne du mot bière sont trop mauvaises pour être rapportées; nous nous contenterons seule- ment de remarquer qu'on l'appelait aussi cervoise, cervitia. BOHÉMIENS. /t79 BIGARRURE, Diversité, Variété, Différence (Gram.) : tous ces termes supposent pluralité de choses comparées entre elles. La différence suppose une comparaison de deux ou plusieurs choses, entre lesquelles on aperçoit des qualités communes à toutes, par lesquelles elles conviennent, et des qualités particu- lières à chacune et même peut-être opposées, qui les distinguent. Diversifé marque assemblage ou succession d'êtres différents et considérés sans aucune liaison entre eux. Cet univers est peuplé d'êtres divers. Variété se dit d'un assemblage d'être différents, mais considérés comme parties d'un tout, d'où leur différence chasse l'uniformité, en occasionnant sans cesse des perceptions nouvelles. Il règne entre les fleurs de ce parterre une belle variété. Bigarrure ne diffère de variété que comme le bien et le mal ; et il se dit d'un assemblage d'êtres différents, mais cout sidérés comme des parties d'un tout mal assorti et de mauvais goût. Quelle différence entre un homme et un autre homme! quelle diversité dans les goûts! quelle bigarrure dans les ajus- tements! BIZARRE, Fantasque, Capricieux, Quinteux, BouRRu(6>^/m.): termes qui marquent tous un défaut dans l'humeur ou l'es- prit, par lequel on s'éloigne de la manière d'agir ou de penser du commun des hommes. Le fantasque est dirigé dans sa conduite et dans ses jugements par des idées chimériques qui lui font exiger des choses une sorte de perfection dont elles ne sont pas susceptibles, ou qui lui font remarquer en elles des défauts que personne n'y voit que lui; le bizarre^ par une pure affectation de ne rien dire ou faire que de singulier; le capricieux^ par un défaut de principes qui l'empêche de s'y fixer ; le quinteux^ par des révolutions subites de tempérament qui l'agitent; et le bourru, par une certaine rudesse qui vient moins de fonds que d'éducation. Le fantasque ne va point sans le chimérique; le bizarre^ sans l'extraordinaire; le capricieux^ sans l'arbitraire; le quinteux sans le périodique; le bourru, sans le maussade ; et tous ces caractères sont incorrigibles. BOHÉMIENS, s. m. pi. [Hist. mod.) C'est ainsi qu'on appelle des vagabonds qui font profession de dire la bonne aventure à l'inspection des mains. Leur talent est de chanter, danser et voler. Pasquier en fait remonter l'origine jusqu'en l/i27. Il raconte que douze pénan ci ers ou pénitents, qui se qualifiaient 0Q BOHITIS. de chrétiens de la Basse-Egypte, chassés par les Sarrasins, s'en vinrent à Rome, et se confessèrent au pape, qui leur enjoignit pour pénitence d'errer sept ans par le monde, sans coucher sur aucun lit. Il y avait entre eux un comte, un duc et dix hommes de cheval ; leur suite était de cent-vingt personnes : arrivées à Paris, on les logea à la Chapelle, où on les allait voir en foule. Ils avaient aux oreilles des boucles d'argent, et les cheveux noirs et crêpés; leurs femmes étaient laides, voleuses et diseuses de bonne aventure : l'évêque de Paris les contraignit de s'éloigner, et excommunia ceux qui les avaient consultés; depuis ce temps le royaume a été infesté de vagabonds de la même espèce, auxquels les états d'Orléans, tenus en 1560, ordonnèrent de se retirer, sous peine des galères. Les Bis- cayens et autres habitants de la même contrée ont succédé aux premiers bohémiens, et on leur en a conservé le nom. Ils se mêlent aussi de voler le peuple ignorant et superstitieux , et de lui dire la bonne aventure. On en voit moins à présent qu'on n'en voyait il y a trente ans, soit que la police les ait éclaircis, soit que le peuple devenu ou moins crédule ou plus pauvre, et par conséquent moins facile à tromper, le métier de bohémien ne soit plus aussi bon. BOHITIS, s. m. pi. [Hist. mod.), prêtres de l'île espagnole en Amérique. Les Espagnols les trouvèrent en grande vénération dans le pays, quand ils y arrivèrent. Leurs fonctions principales étaient de prédire l'avenir et de faire la médecine. Ils employaient à l'une et à l'autre une plante appelée cohoba: la fumée du cohoba respirée par le nez leur causait un délire qu'on prenait pour une fureur divine ; dans cette fureur ils débitaient avec enthousiasme un galimatias, moitié inintelli- gible, moitié sublime, que le peuple recevait comme des inspi- rations. La manière dont ils traitaient les maladies était plus singulière. Quand ils étaient appelés auprès d'un malade, ils s'enfermaient avec lui, faisaient le tour de son lit trois ou quatre fois, lui mettaient de leur salive dans la bouche, et, après plusieurs mouvements de tête et autres contorsions, souf- flaient sur lui et lui suçaient le cou du côté droit. Ils avaient grand soin auparavant de mettre dans leur bouche un os, une pierre ou un morceau de chair; car ils en tiraient après l'opé- ration quelque chose de semblable , qu'ils donnaient pour la i BOIS. 481 cause de la maladie, et que les parentes du malade gardaient avec soin, afin d'accoucher heureusement. Pour soulager le malade fatigué de ces cérémonies, ils lui imposaient légèrement les mains depuis la tête jusqu'aux pieds, ce qui ne l'empêchait pas de mourir; alors ils attribuaient sa mort à quelque péché récent dont elle était le châtiment. Ils n'avaient d'autre part aux sacrifices que celle de recevoir les pains d'olTrande, de les bénir et de les distribuer aux assistants ; mais ils étaient chargés de la punition de ceux qui n'observaient pas les jeûnes prescrits par la religion. Ils portaient un vêtement particulier, et ils pou- vaient avoir plusieurs femmes. BOIS, s. m. {Économie rustique). Ce terme a deux grandes acceptions : ou il se prend pour cette substance ou matière dure et solide que nous tirons de l'intérieur des arbres et arbris- seaux, ou pour un grand canton de terre planté d'arbres pro- pres à la construction des édifices, au charronnage, au sciage, au chauffage, etc. Si l'on jette un coup d'œil sur la consommation prodigieuse de bois qui se fait par la charpente, la menuiserie, d'autres arts, et par les feux des forges, des fonderies, des verreries et des cheminées, on concevra facilement de quelle importance doivent avoir été en tout temps, et chez toutes les nations, pour le public et pour les particuliers, la plantation, la culture et la conservation des forêts ou des bois, en prenant ce terme selon la seconde acception. Comment se peut-il donc que les hommes soient restés si longtemps dans les préjugés sur ces objets, et qu'au lieu de tendre sans cesse à la perfection, ils se soient au contraire de plus en plus entêtés de méthodes qui les éloignaient de leur but? Car c'est là qu'ils en étaient; c'est Icà qu'ils en sont encore pour la plupart, comme nous pourrions le démontrer par la comparaison des règles d'agriculture qu'ils ont prescrites, et qu'on suit, sur les bois^ et par celles que l'ex- périence et la philosophie viennent d'indiquer à M. de Buffon. Mais notre objet est d'exposer la vérité, et non pas de l'associer à l'erreur : l'erreur ne peut être trop ignorée, et la vérité trop connue, surtout quand elle embrasse un objet aussi considé- rable que l'aliment du feu, et le second d'entre les matériaux qui entrent dans la construction des édifices. iNous observerons seulement que l'extrait que nous allons donner des différents XIII. 31 [iS2 BOIS. mémoires que M. de Buffon a publiés, non-seulement pourra éclairer sur la culture, l'amélioration et la conservation des bois, mais pourra même devenir une grande leçon pour les phi- losophes de se méfier de l'analogie; car il paraît que l'ignorance dans laquelle il semble qu'on aime encore à rester, malgré le grand intérêt qu'on a d'en sortir, ne vient dans son origine que d'avoir transporté les règles de l'agriculture des jardins à l'agri- culture des forêts. La nature a ses lois, qui ne nous paraissent peut-être si générales, et s'étendre uniformément à un si grand nombre d'êtres, que parce que nous n'avons pas la patience ou la sagacité de connaître la conduite qu'elle tient dans la produc- tion et la conservation de chaque individu. Nous nous attachons au gros de ses opérations; mais les finesses de sa main-d'œuvre, s'il est permis de parler ainsi, nous échappent sans cesse, et nous persistons dans nos erreurs jusqu'à ce qu'il vienne quelque homme de génie assez ami des hommes pour chercher la vérité, et j'ajouterais volontiers assez courageux pour la com- muniquer quand il l'a trouvée. Le nom de bois^ pris généralement, comprend les forêts^ les bois y les haies ^ et les buissons ou bocages. L'on entend vulgairement sous le nom de foi^'t un bois qui embrasse une fort grande étendue de pays. Sous le nom de bois, l'on comprend un bois de moyenne étendue. Le parc est un bois enfermé de murs. Les noms de haie et de buisson ou bocage sont usités en quelques endroits pour signifier un bois de peu d'ar- pents. Néanmoins l'usage fait souvent employer indifféremment les noms de forêts et de bois^ il y a même des bois de très-grande étendue, des forêts qui occupent peu d'espace, et des bois qui ne sont appelés que haies ou buissons, et chaumes: comme les chaumes d'Avenay près Beligny-sur-Ouche, dans le bailliage de Dijon en France, qui contiennent autant d'arpents que des bois de moyenne grandeur. Toutes ces sortes depois sont plantés d'arbres, qui sont ou en futaie ou en taillis. Futaie se dit des arbres qu'on laisse croître sans les couper que fort tard. BOIS. Zi83 TaillLsy des arbres dont la coupe se fait de temps en temps, et plus tôt que celle de la futaie. Il y a des forêts qui sont toutes en futaie, d'autres toutes en taillis ; mais la plupart sont mêlées de l'une et de l'autre sorte. Quand on parle de bois de futaie et de taillis, on considère le bois debout et sur le canton même qui en est couvert, et formant des forêts, etc. Dans les autres occasions, le terme bois s'entend du bois abattu et destiné aux usages de la vie civile; c'est sous ces deux points de vue que nous allons considérer le bois^. Bois DE CHAUFFAGE. Lc bois dc cliciuffage est neuf oxi flotté. Les marchands de bois neuf sont ceux qui embarquent sur les ports des rivières navigables des bois qui y ont été amenés par charroi, et ils les empilent ensuite en théâtre, comme on le voit sur les ports et autres places dont la ville de Paris leur a accordé l'usage. Ces sortes de marchands ne font guère que le tiers de la provision de cette ville. Les marchands de bois flotté sont ceux qui font venir leurs bois des provinces plus éloignées. Ils les jettent d'abord à bois perdu sur les ruisseaux qui entrent dans les rivières sur les- quelles ce commerce est établi ; ensuite ces mêmes rivières les amènent elles-mêmes encore à bois perdu jusqu'aux endroits où il est possible de les mettre en trains pour les conduire à Paris, après néanmoins les avoir retirés de l'eau avant de les flotter en train, et les avoir fait sécher suffisamment, sans quoi le bois irait à fond. Ces marchands font les deux autres tiers de la provision. Il y a quelques siècles que l'on était dans l'appréhension que Paris ne manquât un jour de bois de chauffage; les forêts des environs se détruisaient, et l'on prévoyait qu'un jour il fau- drait y transporter le bois des provinces éloignées, ce qui ren- drait cette marchandise si utile et d'un usage si général d'un prix exorbitant, occasionné par le coût des charrois. Si l'on eût demandé alors à la plupart de ceux qui sentent le moins aujour- d'hui le mérite de l'invention du flottage des bois comment on 1. Suit un résumé des expériences faites sur les bois par Buffon. (V. Mémoires (Je l'Académie, année 1738 et OEuvres de Buffon). m BOIS. pourrait remédier au terrible inconvénient dont on était me- nacé, ils y auraient été, je crois, bien embarrassés ; l'accroisse- ment et l'entretien des forêts eussent été, selon toute appa- rence, leur unique ressource. C'est en eiïet à ces moyens longs, coûteux et pénibles, que se réduisit alors toute la prudence du gouvernement, et la capitale était sur le point de devenir beau- coup moins habitée par la cherté du bois^ lorsqu'un nommé Jean Bouvet, bourgeois de Paris, imagina en i5/i9 de rassem- bler les eaux de plusieurs ruisseaux et rivières non navigables, d'y jeter les bois coupés dans les forêts les plus éloignées, de les faire descendre ainsi jusqu'aux grandes rivières; là, d'en former des trains et de les amener à flot, et sans bateaux, jus- qu'à Paris. J'ose assurer que cette invention fut plus utile au royaume que plusieurs batailles gagnées, et méritait des hon- neurs autant au moins qu'aucune belle action. Jean Rouvet fit ses premiers essais dans le Morvand ; il rassembla tous les ruis- seaux de cette contrée, fit couper ses bois^ et les abandonna hardiment au courant des eaux : il réussit. Mais son projet, traité de folie avant l'exécution et traversé après le succès, comme c'est la coutume, ne fut porté à la perfection, et ne reçut toute l'étendue dont il était susceptible, qu'en 1566, par René Arnoul. Ceux qui voient arrivera Paris ces longues masses de bois sont effrayés, pour ceux qui les conduisent^ à leur approche des ponts; mais il n'y en a guère qui remontent jus-, qu'à l'étendue des vues et à l'intrépidité du premier inventeur qui osa rassembler des eaux à grands frais, et y jeter ensuite le reste de sa fortune Je ne finirai point cet article du bois de chauffage, qui forme un objet presque aussi important que celui de construc- tion et de charpente, sans observer que nous sommes menacés d'une disette prochaine de l'un et de l'autre, et que la cherté | seule du premier peut avoir une influence considérable sur l'état entier du royaume. Le bois de chauffage ne peut devenir extrê- | mement rare et d'un grand prix sans chasser de la capitale un grand nombre de ses habitants ; or il est constant que la capi- tale d'un royaume ne peut être attaquée de cette manière sans que le reste du royaume s'en ressente. Je ne prévois qu'un remède à cet inconvénient, et ce remède est même de nature à prévenir le mal, si on l'employait dès à présent. Quand les BOIS. ^85 forêts des environs de la ville furent épuisées, il se trouva un homme qui entreprit d'y amener à peu de frais les bois des forêts éloignées, et il réussit. Lorsque la négligence dans laquelle on persiste aura achevé de détruire les forêts éloi- gnées, il est certain qu'on aura recours au charbon de terre; et il est heureusement démontré qu'on en trouve presque partout. Mais pourquoi n'en pas chercher et ouvrir des carrières dès aujourd'hui? pourquoi ne pas interdire l'usage du bois à tous les états et à toutes les professions dans lesquels on peut aisé- ment s'en passer? car il en faudra venir là tôt ou tard, et si l'on s'y prenait plus tôt, on donnerait le temps à nos forêts de se restituer ; et en prenant pour l'avenir d'autres précautions que celles qu'on a prises pour le passé, nos forêts, mises une fois sur un bon pied, pourraient fournir à tous nos besoins, sans que nous eussions davantage à craindre qu'elles nous manquassent. Il me semble que les vues que je propose sont utiles; mais j'avoue qu'elles ont un grand défaut, celui de regarder plutôt l'intérêt de lios neveux que le nôtre ; et nous vivons dans un siècle philosophique où l'on fait tout pour soi, et rien pour la postérité. Bois de vie [Hist. ecclês.). On nomme ainsi parmi les Juifs deux petits bâtons, semblables à peu près à ceux des cartes géographiques roulées, par où on prend le livre de la loi, afm de ne pas toucher au livre même, qui est enveloppé dans une espèce de bande d'étoffe brodée à l'aiguille. Les Juifs ont un respect superstitieux pour ce hoisj ils le touchent avec deux doigts seulement, qu'ils portent sur-le-champ aux yeux, car ils s'imaginent que cet attouchement leur a donné la qualité de fortifier la vue, de guérir du mal d'yeux, de rendre la santé, et de faciliter les accouchements des femmes enceintes : les femmes n'ont cependant pas le privilège de toucher les bois de vie, mais elles doivent se contenter de les regarder de loin. Bois sacrés (Myth.). Les bois ont été les premiers lieux des- tinés au culte des dieux. C'est dans le creux des arbres et des antres, le silence des bois et le fond des forêts, que se sont faits les premiers sacrifices. La superstition aime les ténèbres ; elle éleva dans des lieux écartés ses premiers autels. Quand elle eut des temples dans le voisinage des villes, elle ne négli- gea pas d'y jeter une saine horreur en les environnant d'arbres kS6 BONHEUR. épais. Ces forêts devinrent bientôt aussi révérées que les temples mêmes. On s'y assembla; on y célébra des jeux et des danses. Les rameaux des arbres furent chargés d'offrandes ; les troncs sacrés aussi révérés que les prêtres ; les feuilles interro- gées comme les dieux ; ce fut un sacrilège d'arracher une branche. On conçoit combien ces lieux déserts étaient favorables aux prodiges : aussi s'y en faisait-il beaucoup. Apollon avait un bois à Claros, où jamais aucun animal venimeux n'était entré; les cerfs des environs y trouvaient un refuge assuré, quand ils étaient poursuivis ; la vertu du dieu repoussait les chiens ; ils aboyaient autour de son bois, où les cerfs tranquilles brou- taient. Esculape avait le sien près d'Épidaure ; il était défendu d'y laisser naître ou mourir personne. Le bois que Vulcain avait au mont Etna était gardé par des chiens sacrés, qui flattaient de la queue ceux que la dévotion y conduisaient, déchiraient ceux qui en approchaient avec des mains impures, et éloignaient les hommes et les femmes qui y cherchaient une retraite téné- breuse. Les Furies avaient à Rome un bois sacré. BOISSON, s. f. On peut donner ce nom à tout aliment fluide destiné à réparer nos forces ; définition qui n'exclut pas les remèdes même fluides. On a vu, en Angleterre, un homme qui ne vivait que de fomentations qu'on lui appliquait à l'extérieur. Le but de la boisson est de remédier à la soif, au dessèche- ment, à l'épaisseur ou à l'acrimonie des humeurs. L'eau froide, très-légère, sans odeur ni sans goût, puisée dans le courant d'une rivière, serait la boisson la plus saine pour un homme robuste. L'eau froide est adoucissante; elle fortifie les viscères; elle nettoie tout : si les jeunes gens pouvaient s'en contenter, ils auraient rarement des maladies aiguës. Hérodote paraît attribuer la longue vie des Éthiopiens à l'usage d'une eau pure et légère. Il semblerait qu'il faudrait réserver la bière, le vin et les autres liqueurs fortes pour les occasions où il s'agit d'échauffer, de donner du mouvement, d'irriter, d'atténuer, etc. Boire de l'eau, et vivre d'aliments qui ne soient point du tout gras, voilà, dit Boerhaave, le moyen de rendre le corps ferme et les membres vigoureux. BONHEUR, Prospérité (Gn/m.), termes relatifs à l'état d'un être qui pense et qui sent. Le bonheur est l'effet du hasard ; il arrive inopinément. La prospérité est un bonheur continu, qui BONNE DÉESSE. ^87 semble dépendre de la bonne conduite. Les fous ont quelque- fois du bonheur. Les sages ne prospèrent pas toujours. On dit du bonheur qu'il est grand , et de la prospérité qu'elle est rapide. Le bonheur se dit et du bien qui nous est arrivé, et du mal que nous avons évité. La prospérité ne s'entend jamais que d'un bien augmenté par degrés. Le Gapitole sauvé de la surprise des Gaulois par les cris des oies sacrées, dit l'abbé Girard, est un trait qui montre le grand bonheur des Romains; mais ils doivent à la sagesse de leurs lois et à la valeur de leurs soldats leur longue prospérité. . BONNE DÉESSE {Myth.). Dryade, femme de Faune, roi d'Italie, que son époux fit mourir à coups de verges, pour s'être enivrée, et à laquelle, de regret, il éleva dans la suite des autels. Quoique Fauna aimât fort le vin, on dit toutefois qu'elle fut si chaste qu'aucun homme n'avait su son nom, ni vu son visage. Les hommes n'étaient point admis à célébrer sa fête, ni le myrte à parer ses autels. On lui faisait, tous les ans, un sacrifice dans la maison, et par les mains de la femme du grand prêtre ; les vestales y étaient appelées, et la cérémonie ne com- mençait qu'avec la nuit : alors on voilait les représentations même des animaux mâles ; le grand prêtre s'éloignait, emme- nant avec lui tout ce qui était de son sexe. On prétend que c'était en mémoire de la faute et du châtiment de Fauna qu'on bannissait le myrte de son autel, et qu'on y plaçait une cruche pleine de vin : le vin, parce qu'elle l'avait aimé; le myrte, parce que ce fut de branches de myrte qu'on fit la verge dont elle fut si cruellement fouettée pour en avoir trop bu. Les Grecs sacrifiaient aussi à la bonne déesse, qu'ils appelaient la déesse des femmes, et qu'ils donnaient pour une des nourrices de Bac- chus, dont il leur était défendu de prononcer le nom. Du temps de Cicéron, qui appelle les mystères de la bonne déesse, par excellence, mystères des Romains, Publius Clodius les profana en se glissant en habit de femme chez Jules César, dans le des- sein de corrompre Mutia, sa femme. La déesse Fauna faisait un double rôle en Italie; c'était une ancienne reine du pays, et c'était aussi la terre : cette duplicité de personnage est com- mune à la plupart des dieux du paganisme, et voici la raison qu'on en lit dans le grand Dietionnaire historique. Dans les pre- miers temps, tous les cultes se rapportaient à des êtres maté- Z|88 BON SENS. riels, comme le ciel, les astres, la terre, la mer, les bois, les lleuves, qu'on prenait grossièrement pour les seules causes des biens et des maux. Mais comme le progrès de l'opinion n'a plus de bornes quand celles de la nature ont été franchies , la vénération religieuse qu'on avait conçue pour ces êtres s'éten- dit bientôt avec plus de raison aux personnes qui en avaient inventé le culte. Cette vénération augmenta insensiblement dans la suite des âges par l'autorité et le relief que donne l'an- tiquité ; et comme les hommes ont toujours eu le penchant d'imaginer les dieux semblables à eux, rien ne paraissant à l'homme, dit Cicéron , si excellent que l'homme même, on en vint peu à peu à diviniser les inventeurs des cultes, et à les con- fondre avec les divinités mêmes qu'ils avaient accréditées. C'est ainsi que la même divinité fut honorée en plusieurs endroits de la terre sous différents noms, sous les noms qu'elle avait por- tés, et les noms des personnes qui lui avaient élevé les premiers autels; et que Fauna fut confondue avec la terre, dont elle avait introduit le culte en Italie. On l'appela aussi la bonne déesse, la déesse par excellence^ parce que la terre est la nour- rice du genre humain, et que la plupart des êtres ne tirent leur dignité que du bien ou du mal que nous en recevons. BONOSIENS ou Bonosiaques, s. m. [Hist. ecclés.), nom d'une secte que Bonose, évêque de Macédoine, renouvela au iv^ siècle. Ses erreurs, de même que celles de Photin, consistaient à sou- tenir que la Vierge avait cessé de l'être à l'enfantement. Le pape Gélase les condamna. Comme ils baptisaient au nom de la Trinité, on les recevait dans l'Église sans baptême, au lieu que le second concile d'Arles veut que les Photiniens ou Paulianistes soient rebaptisés ; ce qui constitue quelque différence entre ces derniers hérétiques et les Bonosiens, BON SENS, s. m. [Métaphysique). C'est la mesure de juge- ment et d'intelligence avec laquelle tout homme est en état de se tirer à son avantage des affaires ordinaires de la société. Otez à l'homme le bon sens^ et vous le réduirez à la qualité d'automate ou d'enfant. Il me semble qu'on exige plutôt dans les enfants de l'esprit que du bon sens-, ce qui me fait croire que le bon sens suppose de l'expérience et que c'est de la faculté de déduire des expériences qu'on fait le plus com- munément les inductions les plus immédiates. Il y a bien de l! BOUCHER. m la dilTérence dans notre langue entre un homme de sens et un homme de bon sens : l'homme de sens a de la profondeur dans les connaissances, et beaucoup d'exactitude dans le jugement; c'est un titre dont tout homme peut être flatté; l'homme de bon senSj au contraire, passe pour un homme si ordinaire, qu'on croit pouvoir se donner pour tel sans vanité. Au reste, il n'y a rien de plus relatif que les termes, sens^ sens commun^ bon senSy esprit^ Jugement^ pénétration, sagacité, génie, et tous les autres termes qui marquent soit l'étendue, soit la sorte d'intel- ligence de chaque homme. On donne ou l'on accorde ces qua- lités, selon qu'on les mérite plus ou moins soi-même. BORNES, Termes, Limites {Gram.), termes qui sont tous relatifs à l'étendue finie; le tei^me marque jusqu'où l'on peut aller ; les limites, ce qu'il n'est pas permis de passer; les bornes, ce qui empêche d'aller en avant. Le terme est un point; les limites sont une ligne-, les bornes un obstacle. On approche ou l'on éloigne le terme : on étend ou l'on resserre les limites : on avance ou l'on recule les bornes. On dit les bornes d'un champ, les limites d'une province, le terme d'une course. BOUCHER, s. m. [Police anc. et mod. et Art.), celui qui est autorisé à faire tuer de gros bestiaux, et à en vendre la chair en détail. La viande de boucherie est la nourriture la plus ordinaire après le pain, et par conséquent une de celles qui doivent davantage et le plus souvent intéresser la santé. La police ne peut donc veiller trop attentivement sur cet objet : mais elle prendra toutes les précautions qu'il comporte, si elle a soin que les bestiaux destinés à la boucherie soient sains ; qu'ils soient tués, et non morts de maladie ou étouffés; que l'apprêt des chairs se fasse proprement, et que la viande soit débitée en temps convenable. Il ne paraît pas qu'il y ait eu des bouchers chez les Grecs, au moins du temps d'Agamemnon. Les héros d'Homère sont souvent occupés à dépecer et à faire cuire eux-mêmes leurs viandes; et cette fonction, qui est si désagréable à la vue, n'avait alors rien de choquant. A Rome il y avait deux corps ou collèges de bouchers, ou gens chargés par état de fournir à la ville les bestiaux néces- saires à sa subsistanc3 : il n'était pas permis^^aux enfants des /,90 BOUCHER. bouchers de quitter la profession de leurs pères, sans abandon- ner à ceux dont ils se séparaient la partie des biens qu'ils avaient en commun avec eux. Ils élisaient un chef qui jugeait leurs différends : ce tribunal était subordonné à celui du préfet de la ville. L'un de ces corps ne s'occupa d'abord que de l'achat des porcs, et ceux qui le composaient en furent nom- més suarii'^ l'autre était pour l'achat et la vente des bœufs, ce qui fit appeler ceux dont il était formé hoarii ou pccuarii. Ces deux corps furent réunis dans la suite. Ces marchands avaient sous eux des gens dont l'emploi était de tuer les bestiaux, de les habiller, de couper les chairs, et de les mettre en vente; ils s'appelaient lanioncs ou lanii^ ou même carnificcs : on appelait lanienœ les endroits où l'on tuait, et macella ceux où l'on vendait. Nous avons la même distinc- tion ; les tueries ou échaudoirs de nos bouchers répondent aux lanienœ^ et leurs étaux aux macella» Les bouchers étaient épars en différents endroits de la ville ; avec le temps on parvint à les rassembler au quartier de Cœli- moniium. On y transféra aussi les marchés des autres sub- stances nécessaires à la vie, et l'endroit en fut nommé macel- lum magnum. H y a sur le terme macellum. un grand nombre d'étymologies qui ne méritent pas d'être rapportées. Le macellum magnum^ ou la grande boucherie^ devint, sous les premières années du règne de Néron, un édifice à comparer en magnificence aux bains, aux cirques, aux aqueducs, et aux amphithéâtres. Cet esprit, qui faisait remarquer la grandeur de l'empire dans tout ce qui appartenait au public, n'était pas entièrement éteint : la mémoire de l'entreprise du macellum magnum fut transmise à la postérité par une médaille où l'on voit par le frontispice de ce bâtiment qu'on n'y avait épargné ni les colonnes, ni les portiques, ni aucune des autres richesses de l'architecture. L'accroissement de Rome obligea dans la suite d'avoir deux autres boucheries; l'une fut placée in regione Esquilina, et fut nommée macellum Livianum-^ l'autre, in regione fori Romani. La police que les Romains observaient dans leurs bouche- ries s'établit dans les Gaules avec leur domination; et l'on trouve dans Paris, de temps immémorial, un corps composé d'un certain nombre de familles chargées du soin d'acheter les BOUCHER. m bestiaux, d'en fournir la ville et d'en débiter les chairs. Elles étaient réunies en un corps où l'étranger n'était point admis, où les enfants succédaient à leurs pères, et les collatéraux à leurs parents; où les mâles seuls avaient droit aux biens qu'elles possédaient en commun, et où, par une espèce de sub- stitution^ les familles qui ne laissaient aucun hoir en ligne mas- culine n'avaient plus de part à la société; leurs biens étaient dévolus aux nuires Jure accresccndi. Ces familles élisaient entre elles un chef à vie, sous le titre de maître des bouchers^ un greffier, et un procureur d'office. Ce tribunal, subordonné au prévôt de Paris, ainsi que celui des bouchers de Rome l'était au préfet de la ville, décidait en première instance des contesta- tions particulières, et faisait les affaires de la communauté. On leur demanda souvent leur titre, mais il ne paraît pas qu'ils l'aient jamais fourni ; cependant leur privilège fut con- firmé par Henri II, en 1550, et ils ne le perdirent, en 1673, que par l'édit général de la réunion des justices à celle du Châ- telet. Telle est l'origine de ce qu'on appela dans la suite la grande boucherie-^ l'accroissement de la ville rendit nécessaire celui des boucheries, et l'on en établit en différents quartiers; mais la grande boucherie se tint toujours séparée des autres , et n'eut avec elles aucune correspondance, soit pour la jurande, soit pour la discipline. A mesure que les propriétaires de ces boucheries dimi- nuèrent en nombre et augmentèrent en opulence, ils se dégoû- tèrent de leur état, et abandonnèrent leurs étaux à des étran- gers. Le parlement, qui s'aperçut que le service du public en souffrait, les contraignit d'occuper ou par eux-mêmes ou par des serviteurs : de là vinrent les étaliers bouchers. Ces étaliers demandèrent dans la suite à être maîtres, et on le leur accorda; les bouchers de la grande boucherie s'y opposèrent inutilement ; il leur fut défendu de troubler les nouveaux maîtres dans leurs fonctions; ces nouveaux furent incorporés avec les bouchers des autres boucheries : dans la suite, ceux même de la grande bou- cherie leur louèrent leurs étaux, et toute distinction cessa dans cette profession. La première boucherie de Paris fut située au parvis Notre- Dame; sa démolition et celle de la boucherie de la porte de /j92 BOUGHEH. Paris fut occasionnée par les meurtres que commit sous le règne de Charles YI un boucher nommé Caboche. Ce châtiment fut suivi d'un édit du roi, daté de l/il6, qui supprime la dernière, qu'on appelait la grande boucherie^ confisque ses biens, révoque ses privilèges, et la réunit avec les autres bouchers de la ville, pour ne faire qu'un corps, ce qui fut exécuté ; mais deux ans après, le parti que les bouchers soutenaient dans les troubles civils étant devenu le plus fort, l'édit de leur sup- pression fut révoqué, et la démolition des nouvelles boucheries ordonnée. Une réflexion se présente ici naturellement, c'est que les corps qui tiennent entre leurs mains les choses nécessaires à la subsistance du peuple sont très-redoutables dans les temps de révolution , surtout si ces corps sont riches, nombreux et composés de familles alliées. Comme il est impossible de s'assu- rer particulièrement de leur fidélité, il me semble que la bonne politique consiste à les diviser ; pour cet effet, ils ne devraient point former de communauté, et il devrait être libre à tout par- ti cuber de vendre en étal de la viande et du pain. La grande boucherie de la porte de Paris fut rétablie : mais on laissa subsister trois de celles qui devaient être démolies ; la boucherie de Beauvais, celle du Petit-Pont^ et celle du cime- tière Saint-Jean. Il n'y avait alors que ces quatre boucheries; mais la ville s'accroissant toujours, il n'était pas possible que les choses restassent dans cet état; aussi s'en forma-t-il, depuis I/1I8 jusqu'en 1540, une multitude d'autres, accordées au mois de février 1587, et enregistrées au parlement, malgré quelques oppositions de la part de ceux de la grande boucherie qui souf- fraient à être confondus avec le reste des bouchers^ dont les principales étaient celles de Saint-Martin-des-Champs, des reli- gieuses de Montmartre, des religieux de Saint-Germain-des- Prés, les boucheries du Temple, de Sainte-Geneviève, etc., sans compter un grand nombre d'étaux dispersés dans les différents quartiers de la ville. Ces établissements, isolés les uns des autres, donnèrent lieu a un grand nombre de contestations qu'on ne parvint à termi- ner qu'en les réunissant en un seul corps, ce qui fut exécuté, en conséquence de lettres patentes sollicitées par la plupart des bouchers même. 11 fut arrêté en même temps : 1° que nul ne sera reçu I BOUCHER. /j93 maître, s'il n'est fils de maître, ou n'a servi comme apprenti et obligé pendant trois ans; et acheté, vendu, habillé et débité chair, pendant trois autres années; 2° Que les fils de maître ne feront point chef-d'œuvre, pourvu qu'ils aient travaillé trois à quatre ans chez leurs parents ; 3^ Que la communauté aura quatre jurés élus deux à deux, et de deux en deux ans; 4° Que nul ne sera reçu, s'il n'est de bonnes mœurs; 5° Qu'un serviteur ne pourra quitter son maître, ni un autre maître le recevoir, sans congé et certificat, sous peine d'un demi- écu d'amende pour le serviteur et de deux écus pour le maître ; 6^ Que celui qui aspirera à la maîtrise habillera, en présence des jurés et maîtres, un bœuf, un mouton, un veau et un porc; 7^ Que nul ne fera état de maître boucher^ s'il n'a été reçu, et s'il n'a fait le serment; 8° Qu'aucun boucher ne tuera porc nourri es maisons d'hui- liers, barbiers ou maladreries, à peine de dix écus; 9° Qu'aucun n'exposera en vente chair qui ait le fy, sous peine de dix écus; 10** Que les jurés visiteront les bêtes destinées es bouche- ries, et veilleront à ce que la chair en soit vénale, sous peine d'amende; 11° Que s'il demeure des chairs, du jeudi au samedi, depuis Pâques jusqu'à la Saint-Rémy, elles ne pourront être exposées en vente, sans avoir été visitées par les bouchers^ à peine d'amende ; 12*» Que ceux qui sont alors bouchers continueront, sans être obligés à expérience et chef-d'œuvre ; 13° Que les veuves jouiront de l'état de leur mari, et qu'elles n'en perdront les privilèges qu'en épousant dans un autre état; 14° Que les enfants pourront succéder à leur père sans expérience ni chef-d'œuvre, pourvu qu'ils aient servi sous lui pendant trois ans; 15° Que les enfants de maître ne pourront aspirer à maîtrise avant dix-huit ans; 16° Que les autres ne pourront être reçus avant vingt- quatre ; De la police des élaux. Lorsque les bouchers furent tentés [i9h BOUCHER. de quitter leur profession et de louer leurs étaux, on sentit bien que plus ce loyer serait fort, plus la viande augmenterait de prix : inconvénient auquel la police remédia en 15/iO, en lixant le loyer des étaux à seize livres parisis par an. Il monta successivement, et en 1690 il était à neuf cent cinquante livres. Mais la situation, l'étendue, la commodité du commerce, ayant mis depuis entre les étaux une inégalité considérable, la sévérité de la fixation n'a plus de lieu, et les propriétaires font leurs baux comme ils le jugent à propos. Il est seulement défendu de changer les locataires, de demander des augmenta- tions, de renouveler un bail, ou de le transporter sans la per- mission du magistrat de police. Il est aussi défendu d'occuper un second étal, sous un nom emprunté dans la même boucherie, et plus de trois étaux dans toute la ville. De l'achat des bestiaux. La première fonction du boucher après sa réception est l'achat des bestiaux : les anciens dis- pensaient les bouchers des charges onéreuses et publiques; toute la protection dont ils avaient besoin leur était accordée : on facilitait et l'on assurait leur commerce autant qu'on le pou- vait. Si nos bouchers n'ont pas ces avantages , ils en ont d'autres : un des principaux, c'est que leur état est libre; ils s'engagent avec le public tous les ans aux approches de Pâques ; mais leur obligation finit en carême. La police de l'achat des bestiaux se réduit à quatre points; 1^ quels bestiaux il est permis aux bouchers d'acheter; 2° en quels lieux ils en peuvent faire l'achat; 3*" comment ils en feront les payements ; 4° la conduite des bestiaux des marchés à Paris, et leur entretien dans les étables. Autrefois les bouchers vendaient bœuf, veau, mouton, porc, agneau et cochon de lait. Des tueries ou échaudoirs. On a senti en tout temps les avantages qu'il y aurait pour la salubrité de l'air et la propreté de la ville à en éloigner un grand nombre de professions, et l'on a toujours prétendu que le projet d'établir des tueries sur la rivière, le lieu qui leur convient le plus, n'était bon qu'en spéculation. M, le commissaire de la Mare n'a point pris parti sur cette question; il s'est contenté de rapporter les raisons pour et contre. BOUCHER. /j95 Il observe : 1° que la translation des tueries du milieu de la ville aux extrémités des faubourgs a été ordonnée par plusieurs arrêts, et qu'elle a lieu à Lyon, Moulins, Tours, Laval, Nantes, et d'autres villes; 2° Que les embarras et même les accidents causés par les gros bestiaux dans les rues de la ville semblent l'exiger; 3^ Que ce projet s'accorde avec l'intérêt et la commodité du boucher et du public : du boucher, à qui il en coûterait moins pour sa quotité dans une tuerie publique que pour son loyer d'une tuerie particulière; du public, qui se ressentirait sur le prix de la viande de cette diminution de frais; II" Qu'il est désagréable de laisser une capitale infectée par des immondices et du sang qui en corrompent l'air, et la rendent malsaine, et d'un aspect dégoûtant. Malgré la justesse de ces observations, je crois que dans une grande ville surtout il faut que les boucheries et les tueries soient dispersées. On peut en apporter une infinité de raisons : mais celle qui me frappe le plus est tirée de la tranquillité publique. Chaque boucher a quatre garçons; plusieurs en ont six : ce sont tous gens violents, indisciplinables, et dont la main et les yeux sont accoutumés au sang. Je crois qu'il y aurait du danger à les mettre en état de se pouvoir compter; et que si l'on en ramassait onze à douze cents en trois ou quatre endroits, il serait très-difficile de les contenir, et de les empêcher de s'entr'assommer : mais le temps amène même des occasions où leur fureur naturelle pourrait se porter plus loin. Il ne faut que revenir au règne de Charles VI et à l'expérience du passé pour sentir la force de cette réflexion, et d'une autre que nous avons faite plus haut. Loin de rassembler ces sortes de gens, il me semble qu'il serait du bon ordre et de la salubrité qu'ils fussent dispersés un à un comme les autres marchands. De la vente des chairs. La bonne police doit veiller à ce que la qualité en soit saine, le prix juste et le commerce disci- pliné. En Grèce, les bouchers vendaient la viande à la livre, et se servaient de balance et de poids. Les Romains en usèrent de même pendant longtemps ; mais ils assujettirent dans la suite l'achat des bestiaux et la vente de la viande, c'est-à-dire le commerce d'un objet des plus importants, à la méthode la plus h% BOUCHER. extravagante. Le prix s'en décidait à une espèce de sort. Quand l'acheteur était content de la marchandise, il fermait une de ses mains; le vendeur en faisait autant : chacun ensuite ouvrait à la fois et subitement, ou tous ses doigts ou une partie. Si la somme des doigts ouverts était pair, le vendeur mettait à sa marchandise le prix qu'il voulait : si au contraire elle était impair, ce droit appartenait à l'acheteur. C'est ce qu'ils appe- laient micare, et ce que les Italiens appellent encore aujour- d'hui Jouer à la moure. Il y en a qui prétendent que la mica- tion des boucheries romaines se faisait un peu autrement : que le vendeur levait quelques-uns de ses doigts, et que si l'acheteur devinait subitement le nombre des doigts ouverts ou levés, c'était à lui à fixer le prix de la marchandise, sinon à la payer le prix imposé par le vendeur. 11 était impossible que cette façon de vendre et d'acheter n'occasionnât bien des querelles. Aussi fut-on obligé de créer un tribun et d'autres officiers des boucheries, c'est-à-dire d'aug- menter l'inconvénient; car on peut tenir pour maxime géné- rale que tant qu'on n'aura aucun moyen qui contraigne les hommes en place à faire leur devoir, c'est rendre un désordre beaucoup plus grand, ou pour le présent ou pour l'avenir, que d'augmenter le nombre des hommes en place. La création du tribun et des officiers des boucheries ne supprima pas les inconvénients de la mication : elle y ajouta seulement celui des exactions, et il en fallut revenir au grand remède, à celui qu'il faut employer en bonne police toutes les fois qu'il est praticable, la suppression. On supprima la mica- lion et tous les gens de robe qu'elle faisait vivre. L'ordonnance en fut publiée l'an 360 et gravée sur une table de marbre qui se voit encore à Rome dans le palais Vatican. C'est un monu- ment très-bien conservé. Le voici : Ex AUCTORITATE TURCI ApRONIANI, V. G. PR.EFECTI URBIS. Ratio docuit, utilitate suadente, consuetudine micandi summota sub exagio potius pecora vendere quam digitis concludentibus tradere; et adpenso pécore, capite, pedibus et sevo lactante {maclanti) et subju- gulari [subjugulanli) lanio cedentibus, reliqua caro cum pelle et itera- neis proficiat venditori, sub conspectu publico Me ponderis compro- buta, ut quantum caro occisi pecoris adpendat et emptcr norit et BOUCHER. 497 venditor, commodis omnibus, et praeda damnata quam tribunus ofRcium cancellarius et scriba de pecuariis capere consueverant. Qusg forma interdicti et dispositionis. sub gladii periculo perpétue, custodienda mandatur. « La raison et l'expérience ont appris qu'il est de l'utilité publique de supprimer l'usage de la mication dans la vente des bestiaux, et qu'il est beaucoup plus à propos de la faire au poids que de l'abandonner au sort des doigts; c'est pourquoi, après que l'animal aura été pesé, la tête, les pieds et le suif appartiendront au boucher qui l'aura tué, habillé et découpé ; ce sera son salaire. La chair, la peau et les entrailles seront au mar- chand boucher vendeur, qui en doit faire le débit. L'exactitude du poids et de la vente ayant été ainsi constatée aux yeux du public, ] 'acheteur et le vendeur connaîtront combien pèse la chair mise en vente, et chacun y trouvera son avantage. Les bouchers ne seront plus exposés aux extorsions du tribun et de ses officiers ; et nous voulons que cette ordonnance ait lieu à perpétuité, sous peine de mort. » Charlemagne parle si expressément des poids et du soin de les avoir justes, qu'il est certain qu'on vendait à la livre dans les premiers temps de la monarchie. L'usage varia dans la suite, et il fut permis d'acheter à la main. La viande se vend aujour- d'hui au poids et à la main, et les bouchers sont tenus d'en garnir leurs étaux, selon l'obligation qu'ils en ont contractée envers le public, sous peine de la vie. Les bouchers sont du nombre de ceux à qui il est permis de travailler et de vendre les dimanches et fêtes : leur police demande même à cet égard beaucoup plus d'indulgence que celle des boulangers et autres ouvriers occupés à la subsistance du peuple. D'abord il leur fut enjoint d'observer tous les dimanches de l'année, et d'entre les fêtes celles de Pâques, de l'Ascension, de la Pentecôte, de Noël, de l'Epiphanie, de la Purification, de l'Annonciation, de l'Assomption, de la Nativité de la Vierge, de la Toussaint, de la Circoncision, du Saint-Sacre- ment et de la Conception. Dans la suite, il leur fut permis d'ou- vrir leurs étaux depuis Pâques jusqu'à la Saint-Remi; le terme fut restreint, étendu, puis fixé au premier dimanche d'après la '; Trinité jusqu'au premier dimanche de septembre inclusivement. ! Pendant cet intervalle ils vendent les dimanches et les fêtes. xiiL 32 498 BOULANGER. Ces marchands sont encore assujettis à quelques autres règles de police dont il sera fait mention ailleurs. BOULANGER, s. m. {Police anc. et mod, et Art.), celui qui est autorisé à faire, à cuire et à vendre du pain au public. Cette profession, qui paraît aujourd'hui si nécessaire, était inconnue aux anciens. Les premiers siècles étaient trop simples pour apporter tant de façons à leurs aliments. Le blé se man- geait en substance comme les autres fruits de la terre; et après que les hommes eurent trouvé le secret de le réduire en farine, ils se contentèrent encore longtemps d'en faire de la bouillie. Lorsqu'ils furent parvenus à en pétrir du pain, ils ne préparèrent cet aliment que comme les autres, dans la maison et au moment du repas. C'était un des soins principaux des mères de famille, et dans les temps où un prince tuait lui-même l'agneau qu'il devait manger, les femmes les plus qualifiées ne dédaignaient pas de mettre la main à la pâte. Abraham, dit l'Ecriture, entra promptement dans sa tente et dit à Sara : Pétrissez trois me- sures de farine^ et faites cuire des jxiins sous la ce?idre. Les dames romaines faisaient aussi le pain. Cet usage passa dans les Gaules, et des Gaules, si l'on en croit Borrichius, jusqu'aux extrémités du Nord, Les pains des premiers temps n'avaient presque rien de commun avec les nôtres, soit pour la forme, soit pour la ma- tière : c'était presque ce que nous appelons des galettes ou gâteaux, et ils y faisaient souvent entrer avec la farine le beurre, les œufs, la graisse, le safran et autres ingrédients. Ils ne les cuisaient point dans un four, mais sur l'âtre chaud, sur un gril, sous une espèce de tourtière. Mais pour cette sorte de pain même, il fallait que le blé et les autres grains fussent con- vertis en farine. Toutes les nations, comme de concert, em- ployèrent leurs esclaves à ce travail pénible, et ce fut le châti- ment des fautes légères qu'ils commettaient. Cette préparation ou trituration du blé se fit d'abord avec des pilons dans des mortiers, ensuite avec des moulins à bras. Quant aux fours et à l'usage d'y cuire le pain, il commença en Orient. Les Hébreux, les Grecs, les Asiatiques, connurent ces bâtiments, et eurent des gens préposés pour la cuite du pain. Les Cappadociens, les Lydiens et les Phéniciens y excel- lèrent. BOULANGER. ^99 Ces ouvriers ne passèrent en Europe que l'an 583 de la fondation de Rome : alors ils étaient employés par les Romains. Ces peuples avaient des fours à côté de leurs moulins à bras; ils conservèrent à ceux qui conduisaient ces machines leur ancien nom de pinsores oxx pistores^ pileurs, dérivé de leur pre- mière occupation, celle de piler le blé dans des mortiers^ et ils donnèrent celui de pistoriœ aux lieux où ils travaillaient; en un mot pistor continua de signifier un boulanger, et pistoria une boulangerie. Sous Auguste, il y avait dans Rome jusqu'à trois cent vingt- neuf boulangeries publiques distribuées en différents quartiers; elles étaient presque toutes tenues par des Grecs. Ils étaient les seuls qui sussent faire de bon pain. Ces étrangers formèrent quelques affranchis, qui se livrèrent volontairement à une pro- fession si utile, et rien n'est plus sage que la discipline qui leur fut imposée. On jugea qu'il fallait leur faciliter le service du public autant qu'il serait possible; on prit des précautions pour que le nombre des boîdangers ne diminuât pas, et que leur fortune répondît, pour ainsi dire, de leur fidélité et de leur exactitude au travail. On en forma un corps, ou, selon l'expression du temps, un collège, auquel ceux qui le composaient restaient nécessairement attachés, dont leurs enfants n'étaient pas libres de se séparer, et dans lequel entraient nécessairement ceux qui épousaient leurs filles. On les mit en possession de tous les lieux où l'on moulait auparavant, des meules, des esclaves, des animaux et de tout ce qui appartenait aux premières boulangeries. On y joignit des terres et des héritages^ et l'on n'épargna rien de ce qui les aiderait à soutenir leurs travaux et leur commerce. On continua de relé- guer dans les boulangeries tous ceux qui furent accusés et con- vaincus de fautes légères. Les juges d'Afrique étaient tenus d'y envoyer tous les cinq ans ceux qui avaient mérité ce châtiment. Le juge l'aurait subi lui-même, s'il eût manqué à faire son envoi. On se relâcha dans la suite de cette sévérité, et les transgressions des juges et de leurs officiers à cet égard furent punies pécuniai- rement : les juges furent condamnés à cinquante livres d'or. Il y avait dans chaque boulangerie un premier jjatroii ou un surintendant des serviteurs, des meules, des animaux, des esclaves, des fours et de toute la boulangerie; et tous ces sur- 500 BOULANGER. intendants s'assemblaient une fois l'an devant les magistrats, et s'élisaient un protc ou prieur^ chargé de toutes les affaires du collège. Quiconque était du collège des boulangers ne pouvait disposer, soit par vente, donation ou autrement, des biens qui leur appartenaient en commun ; il en était de même des biens qu'ils avaient acquis dans le commerce, ou qui leur étaient échus par succession de leurs pères ; ils ne les pouvaient léguer qu'à leurs enfants ou neveux, qui étaient nécessairement de la pro- fession ; un autre qui les acquérait était agrégé de fait au corps des boulangers. S'ils avaient des possessions étrangères à leur état, ils en pouvaient disposer de leur vivant, sinon ces posses- sions retombaient dans la communauté. 11 était défendu aux magistrats, aux officiers et aux sénateurs, d'acheter des boulan- gers même ces biens dont ils étaient maîtres de disposer. On avait cru cette loi essentielle au maintien des autres, et c'est ainsi qu'elles devraient toutes être enchaînées dans un État bien policé. 11 n'est pas possible qu'une loi subsiste isolée. Par la loi précédente, les riches citoyens et les hommes puissants furent retranchés du nombre des acquéreurs. Aussitôt qu'il naissait un enfant à un boulanger^ il était réputé du corps ; mais il n'entrait en fonction qu'à vingt ans; jusqu'à cet âge, la communauté entretenait un ouvrier à sa place. 11 était enjoinj aux magistrats de s'opposer à la vente des biens inaliénables des sociétés de boulangers^ nonobstant permission du prince et consentement du corps. 11 était défendu au boulanger de solliciter cette grâce, sous peine de cinquante livres d'or envers le fisc, et ordonné au juge d'exiger cette amende, à peine d'en payer une de deux livres. Pour que la communauté fût toujours nombreuse, aucun boulanger ne pouvait entrer même dans l'état ecclésiastique; et si le cas arrivait, il était renvoyé à son premier emploi : il n'en était point déchargé par les dignités, par la milice, les décuries, et par quelque autre fonction ou privilège que ce fût. Cependant on ne priva pas ces ouvriers de tous les honneurs de la république. Ceux qui l'avaient bien servie, surtout dans les temps de disette, pouvaient parvenir à la dignité de sénateur; mais dans ce cas il fallait ou renoncer à la dignité, ou à ses biens. Celui qui acceptait la qualité de sénateur, cessant d'être boulanger^ perdait tous les biens de la communauté ; ils passaient à son successeur. BOULANGER. 501 Au reste, ils ne pouvaient s'élever au delà du degré de sénateur. L'entrée de ces magistratures, auxquelles on joignait le titre de pcrfccthsimatus^ leur était défendue, ainsi qu'aux esclaves, aux comptables envers le fisc, à ceux qui étaient engagés dans les décuries, aux marchands, à ceux qui avaient brigué leur poste par argent, aux fermiers, aux procureurs et autres administrateurs des biens d'autrui. On ne songea pas seulement à entretenir le nombre des boulangers^ on pourvut encore à ce qu'ils ne se mésalliassent pas. Ils ne purent marier leurs filles ni à des comédiens, ni à des gladiateurs, sans être fustigés, bannis et chassés de leur état, et les officiers de police permettre ces alliances, sans être amendés. Le bannissement de la communauté fut encore la peine de la dissipation des biens. Les boulangeries étaient distribuées, comme nous avons dit, dans les quatorze quartiers de Rome; et il était défendu de passer de celle qu'on occupait dans une autre, sans permission. Les blés des greniers publics leur étaient confiés ; ils ne payaient rien de la partie qui devait être employée en pains de largesse, et le prix de l'autre était réglé par le magistrat. Il ne sortait de ces greniers aucun grain que pour les boulangeries, et pour la personne du prince, mais non sa maison. Les boulangers avaient des greniers particuliers, où ils dépo- saient le grain des greniers publics. S'ils étaient convaincus d'en avoir diverti, ils étaient condamnés à cinq cents livres d'or. Il y eut des temps où les huissiers du préfet de l'Annone leur livraient de mauvais grains et à fausse mesure, et ne leur en fournissaient de meilleurs et à bonne mesure qu'à prix d'argent. Quand ces concussions étaient découvertes, les coupables étaient livrés aux boulangeries à perpétuité. Afin que les boulangers pussent vaquer sans relâche à leurs fonctions, ils furent déchargés de tutelles, curatelles et autres charges onéreuses ; il n'y eut point de vacance pour eux, et les tribunaux leur étaient ouverts en tout temps. Il y avait entre les affranchis des boulangers chargés de faire le pain pour le palais de l'empereur. Quelques-uns de ceux-ci aspirèrent à la charge d'intendants des greniers publics, comités horreorum; mais leur liaison avec les autres boulangers les rendit suspects, et il leur fut défendu de briguer ces places. 502 BOULANGER. C'étaient les mariniers du Tibre et les jurés-mesureurs qui distribuaient les grains publics aux boulangers^ et par cette raison, ils ne pouvaient entrer dans le corps de la boulangerie. Ceux qui déchargeaient les grains des vaisseaux dans les greniers publics s'appelaient saccarii ^ et ceux qui les portaient des greniers publics dans les boulangeries, catabolenses. Il y avait d'autres porteurs occupés à distribuer, sur les places publiques, le pain de largesse. Ils étaient tirés du nombre des affranchis, et l'on prenait aussi des précautions pour les avoir fidèles, ou en état de répondre de leurs fautes. Tous ces usages des Romains ne tardèrent pas à passer dans les Gaules; mais ils parvinrent plus tard dans les pays septentrio- naux. Un auteur célèbre, c'est Borrichius, dit qu'en Suède et en Norwége les femmes pétrissaient encore le pain vers le milieu du xvi^ siècle. La France eut, dès la naissance de la monarchie, des boulangers^ des moulins à bras ou à eau, et des marchands de farine appelés, ainsi que chez les Romains, pestors^ puis jpanetierSy talmeUers et boulangers. Le nom de talmeliers est corrompu de tamisiers. Les boulangers furent nommés ancien- nement tamisiers^ parce que les moulins n'ayant point de blu- teaux, les marchands de farine la tamisaient chez eux et chez les particuliers. Celui de boulangers vient de boulents^ qui est plus ancien, et boulents, de polenta ou pollis, fle-ur de farine. Au reste, la profession des boulangers est libre parmi nous : elle est seulement assujettie à des lois qu'il était très -juste d'établir dans un commerce aussi important que celui du pain. Quoique ces lois soient en grand nombre, elles peuvent se réduire à sept chefs : 1° La distinction des boulangers en quatre classes : de bou- langers de villes, de boulangers des faubourgs et banlieue, des privilégiés et des forains ^ 2° La discipline qui doit être observée dans chacune de ces classes ; 3° La juridiction du grand panetier de France sur les bou- langers de Paris ; h^ L'achat des blés ou farines dont les marchands ontbesoin ; 5° La façon, la qualité, le poids et le prix du pain ; 6° L'établissement et la discipline des marchés où le pain doit être exposé en vente ; BOULANGER. 5^S 7° L'incompatibilité de certaines professions avec celle de boulanger. Des boulangers de Paris, Les fours banaux subsistaient encore avant le règne de Philippe-Auguste. Les boulangers de la ville fournissaient seuls la ville; mais l'accroissement de la ville apporta quelque changement, et bientôt il y eut boulangers de ville et boulangers de faubourg. Ce corps reçut ses premiers règlements sous saint Louis. Ils sont très-sages, mais trop étendus pour avoir place ici. Le nom de gindre, dont l'origine est assez difficile à trouver et qui est encore d'usage, est employé pour désigner le premier garçon du boulanger, Philippe le Bel fit aussi travailler à la police des boulangers, qui prétendaient n'avoir d'autre juge que le grand panetier. Ces prétentions durèrent presque jusqu'en 1350, sous Philippe de Valois, que parut un règlement général de police, où celle des boulangers ne fut pas oubliée, et par lequel : 1° l'élection des jurés fut trans- férée du grand panetier au prévôt de Paris; 2° le prévôt des marchands fut appelé aux élections ; 3° les boulangers qui feraient du pain qui ne serait pas de poids payeraient 60 sous d'amende, outre la confiscation du pain. Le sou était alors de onze sous de notre monnaie courante. Henri III sentit aussi l'importance de ce commerce, et remit en vigueur les ordonnances que la sagesse du chancelier de l'Hospital avait méditées. Il n'est fait aucune mention d'apprentissage ni de chef- d'œuvre dans les anciens statuts des boulangers^ Il suffisait, pour être de cette profession, de demeurer dans l'enceinte de la ville, d'acheter le métier du roi, et au bout de quatre ans de porter au maître boulanger ou au lieutenant du grand panetier un pot de terre, neuf, et remph de noix et de nieulle, fruit aujourd'hui inconnu ; casser ce pot contre le mur en présence de cet officier, des autres maîtres et des gindres, et boire ensemble. On conçoit de quelle conséquence devait être la négligence sur un pareil objet : les boulangers la sentirent eux- mêmes et songèrent à se donner des statuts en [1637. Le roi approuva ces statuts, et ils font la base de la discipline de cette communauté. Par ces statuts, les boulangers sont soumis à la juridiction du grand panetier. Il leur est enjoint d'élire des jurés le pre- mier dimanche après la fête des Rois; de ne recevoir aucun 50A BOULANGER. maître sans trois ans d'apprentissage ; de ne faire qu'un apprenti à la fois; d'exiger chef-d'œuvre, etc. Bu grand panetier. Les anciens états de la maison de nos rois font mention de deux grands officiers, le dapifer ou séné- chal^ et le houteiller ou échanson. Le dapifer ou sénéchal ne prit le nom de panetier que sous Philippe-Auguste. Depuis Henri II cette dignité était toujours restée dans la maison de Gossé de Brissac. Ses prérogatives étaient importantes. Le grand panetier, ou sa juridiction, croisait continuellement celle du prévôt de Paris, ce qui occasionnait beaucoup de contestations, qui durèrent jusqu'en 1674, que le roi réunit toutes les petites justices particulières à celle du Ghâtelet. Des boulangers de faubourgs. Les ouvriers des faubourgs étaient partagés, par rapport à la police, en trois classes : les uns étaient soumis à la jurande, et faisaient corps avec ceux de la ville ; d'autres avaient leur jurande et communauté par- ticulières; et il était libre d'exercer toute sorte d'arts et maîtrises dans le faubourg Saint-Antoine. En faveur de l'importance de la boulangerie^ on permit à Paris et dans toutes les villes du royaume de s'établir boulanger dans tous les faubourgs sans maîtrise. On assujettit les boulangers de faubourgs, quant au pain qu'ils vendaient dans leurs boutiques, à la même police que ceux de ville; quant au pain qu'ils conduisaient dans les marchés, on ne sut si on les confondrait ou non avec les forains. Gette distinction des boulangers de ville, de faubourgs et forains, a occasionné bien des contestations ; cependant on n'a pas osé les réunir en communauté, et l'on a laissé subsister les maîtrises particulières, de peur de gêner des ouvriers aussi essentiels. Des boulangers privilégiés. Ils sont au nombre de douze, et tous demeurent à Paris; il ne faut pas les confondre avec ceux qui ne tiennent leur privilège que des lieux qu'ils habitent. Les premiers ont brevet et sont boulangers de Paris ; les autres sont traités comme forains. Les boulangers forains, ou de ceux qui apportent du pain à Paris, de Saint-Denis, Gonesse, Corbeil, Villejuif, et autres endroits circonvoisins. Ces pourvoyeurs sont d'une grande res- source, car deux cent cinquante boulangers que Paris a dans son enceinte et six cent soixante dans ses faubourgs ne lui BOULANGER. 505 suffiraient pas. Elle a besoin de neuf cents forains, qui arrivent dans ses marchés deux fois la semaine. Ils ne venaient autrefois que le samedi. Il leur fut permis, en 1366, de fournir dans tous les jours de marché. Ils obtinrent ou prirent sur eux, au lieu d'arriver dans les marchés, de porter chez les bourgeois; mais on sentit et l'on prévint en partie cet inconvénient. Be rachat des blés et des farines par les boulangers. Deux sortes de personnes achètent des blés et des farines : les bou- langers et les bourgeois et habitants de la campagne ; mais on donne la préférence aux derniers, et les boulangers n'achètent que quand les bourgeois sont censés pourvus. Ils ne peuvent non plus enlever qu'une certaine quantité ; et pour leur ôter tout prétexte de renchérir le pain sans cause, on a établi des poids pour y peser le blé que reçoit un meunier et la farine qu'il rend. Il n'arrivait jadis sur les marchés que des blés ou des farines non blutées : la facilité du transport a fait permettre l'importation des farines blutées. Du débit et des places oii il se fait. Tout boulanger qui prend place sur un marché contracte l'obligation de fournir une certaine quantité de pain chaque jour de marché, ou de payer une amende. Il faut qu'il s'y trouve lui ou sa femme, et que tout ce qu'il apporte soit vendu dans le jour. Il lui est enjoint de vendre jusqu'à midi le prix fixé ; passé cette heure, il ne peut augmenter, mais il est obligé de rabaisser pour faci- liter son débit. 11 lui est défendu de vendre en gros à des boulangers. Les marchés au pain se sont augmentés à mesure que la ville a pris des accroissements : il y en a maintenant quinze; les grandes halles, les halles de la Tonnellerie, la place Maubert, le cime- tière Saint-Jean, le marché neuf de la Cité, la rue Saint- Antoine, vis-à-vis les grands Jésuites, le quai des Augustins, le petit marché du faubourg Saint-Germain, les Quinze-vingts, la place du Palais-Royal, le devant de l'hôtellerie des Bâtons- Royaux rue Saint-Honoré, le marché du Marais du Temple, le devant du Temple, la porte Saint-Michel. Il se trouve le mer- credi et le samedi de chaque semaine dans ces endroits quinze cent trente-quatre boulangers, dont cinq à six cents sont ou forains ou des faubourgs. Profession incompatible avec la boulangerie. On ne peut 506 BOURGEOIS. être boulanger^ meunier et marchand de grain parmi nous; ainsi que chez les Romains on ne pouvait être pilote, marinier ou mesureur. Il n'est pas nécessaire d'en apporter la raison. S'ils vendent à faux poids, ils sont punis corporellement. Comme le pain est la nourriture la plus commune et la plus nécessaire, le marché au pain se tient à Paris le mercredi et le samedi, quelques jours qu'ils arrivent, excepté seulement l'Epiphanie, Noël, la Toussaint, et les fêtes de Vierge; dans ces cas, le débit se fait le mardi et le vendredi. Quant au commerce des boutiques, il n'est jamais interrompu ; les boulangers sont seulement obligés, les dimanches et fêtes, de tenir les ais de leurs boutiques fermés. BOURG [Hist, anc, et mod.). Ce mot vient du mot allemand biirg^ ville, forteresse et château; il est fort ancien chez les Allemands, comme on peut le voir dans Vegèee, au iv^ livre De RE MILITARI : castellum parvum quern burgum ï'ocant^ etc. Du temps des empereurs carlovingiens, il n'y avait en Allemagne que fort peu de villes enfermées de murailles; ce fut Henri l'Oiseleur qui commença à bâtir plusieurs forteresses ou bourgs pour arrêter les incursions fréquentes des Huns ou Hongrois. Pour peupler ces nouveaux bourgs^ on prenait un neuvième des habitants de la campagne ; et l'on appelait bûrger ou bourgeois ceux qui demeuraient dans les bourgs ou villes, pour les distin- guer des paysans. Aujourd'hui, par bourg^ on entend un endroit plus considérable qu'un village, mais qui l'est moins qu'une ville. BOURGEOIS, Citoyen, Habitant [Gramm,)^ termes relatifs à la résidence que l'on fait dans un lieu. Le bourgeois est celui dont la résidence ordinaire est dans une ville ; le citoyen est un bourgeois considéré relativement à la société dont il est membre ; V habitant est un particulier considéré relativement à la résidence pure et simple. On est habitant de la ville, de la province, ou de la campagne : on est bourgeois de Paris. Le bourgeois de Paris, qui prend à cœur les intérêts de sa ville contre les attentats qui la menacent, en devient citoyen. Les hommes sont habitants de la terre. Les villes sont pleines de bourgeois j il y a peu de citoyens parmi ces bourgeois. V habi- tation suppose un lieu; la bourgeoisie suppose une ville; la qualité de citoyen^ une société dont chaque particulier connaît I BRACELET. 507 les affaires et aime le bien, et peut se promettre de parvenir aux premières dignités. BOURREAU, s. m. [Hîst. anc. et mod.), le dernier officier de justice, dont le devoir est d'exécuter les criminels. La pro- nonciation de la sentence met le bourreau en possession de la personne condamnée. En Allemagne, on n'a point pour le bourreau la même aversion qu'en France. L'exécuteur est le dernier des hommes aux yeux du peuple; aux yeux du philo- sophe, c'est le tyran. BOUT, Extrémité, Fin (C^Ymzw.), termes relatifs à l'étendue : bout^ à l'étendue seulement en longueur, dont il marque le der- nier point; extrémité, à l'étendue, soit en longueur, soit en longueur et largeur, soit en longueur, largeur et profondeur; car on dit Y extrémité d'une ligne, dune surface, d'un corps', mais extrémité diffère encore de bout, en ce qu'elle réveille davantage l'idée de dernière limite, soit de la ligne, soit de la surface, soit du solide. Fin n'est relatif qu'à un tout où l'on considère des parties comme antérieures et postérieures dans l'ordre ou le temps. Ainsi bout ne se dit d'une table que quand elle est oblongue, et qu'on en veut désigner la partie la plus éloignée du centre : extrémité, que de l'espace de cette table pris tout autour extrêmement voisin des bords qui la terminent : fin, que d'un livre, d'une année, d'un récit, d'un concert, etc. BRACELET, s. m. {Antiq.), ornement fort ancien que les Grecs et les Romains portaient au bras, comme le mot le fait assez entendre, et dont l'usage s'est conservé parmi nous. Le bracelet ancien a eu différentes formes; on en voit un à trois tours sur une statue de Lucille, femme de l'empereur Lucius Verus. Ils étaient la plupart ou d'or ou de fer, ou dorés ou argentés; on entend ici par dorés et argentés autre chose que ce que nous faisons signifiera ces mots, c'est-à-dire qu'ils étaient couverts de lames d'or ou d'argent : on plaçait quelquefois dans les bracelets, ou un anneau ou une médaille. Ils étaient pour toutes sortes de conditions. Les hommes en portaient ainsi que les femmes. « Les Sabins, dit Tite-Live, en avaient d'or, et de fort pesants au bras gauche ; c'était une marque arbitraire d'honneur ou d'esclavage; on en récompensait la valeur des gens de guerre. » On trouve dans Gruter la figure de deux bra- celets, avec cette inscription : Lucius Antonius Fabius Quadra- 508 BRACHMANES. tus, fils de Lucius^ a été deux fois honoré par Tibère César de colliers et de bracelets. Quand l'empereur faisait ce présent, il disait : « L'empereur te donne ces bracelets. » Il y avait des bracelets d'ivoire; il est à croire que ceux de cuivre et de fer ne servaient qu'aux esclaves et aux gens de bas état. Le nom d'^r- willa vient à'anmis^ la partie supérieure du bras, parce qu'an- ciennement le bracelet se mettait au haut du bras. Gapitolin, dans la vie d'Alexandre Sévère, se sert du terme dextrocherium au lieu (ïarmilla. Il raconte que cet empereur avait huit pieds un pouce de hauteur; que sa force répondait à sa taille; que ses membres y étaient proportionnés ; qu'il traînait seul un cha- riot chargé; qu'il faisait sauter toutes les dents à un cheval d'un seul coup de poing; qu'il lui cassait la jambe d'un coup de pied ; et qu'il donna d'autres preuves de sa vigueur extraor- dinaire, qu'on peut voir dans l'histoire; mais ce qui revient à notre sujet, c'est qu'il avait le pouce si gros, que le bracelet ou le dextrocherium de sa femme lui servait de bague; d'où le père Montfaucon conclut qu'on portait des bagues au pouce comme aux autres doigts. Le èmcr/^/ n'est plus parmi nous qu'à l'usage des femmes. C'est quelquefois un ornement fort précieux par les perles et les diamants dont il est enrichi. Il se place vers l'extrémité du bras ; le portrait du mari y est assez ordinairement enchâssé : on en fait de rubans, de cheveux, de crins, etc. Ils sont également portés par les peuples policés et les nations barbares. Ceux-ci les font ou de grains enfilés, ou de coquilles, ou de verrerie, etc. Ils faisaient jadis si grand cas de ces ornements, qu'ils aban- donnaient leurs plus riches marchandises, et même sacrifiaient quelquefois la liberté de leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfants, pour s'en procurer la possession. BRACHMANES, s. m. pi. [Ilist. anc). Gymnosophistes ou philosophes indiens, dont il est souvent parlé dans les Anciens. Ils en racontent des choses fort extraordinaires, comme de vivre couchés sur la terre, de se tenir toujours sur un pied, de regarder le soleil d'un œil ferme et immobile depuis son lever jusqu'à son coucher, d'avoir les bras élevés toute leur vie, de se regarder sans cesse le bout du nez, et de se croire comblés de la faveur céleste la plus insigne, toutes les fois qu'ils y apercevaient une petite flamme bleue. Yoilà des extravagances tout à fait incroya- BRACHMANES. 509 blés, et si ce fut ainsi que les brachmanes obtinrent le nom de sageSy il n'y avait que les peuples qui leur accordèrent ce titre qui fussent plus fous qu'eux. On dit qu'ils vivaient dans les bois, et que les relâchés d'entre eux, ceux qui ne visaient pas à la contemplation béatifique de la flamme bleue, étudiaient l'astronomie, l'histoire de la nature et la politique, et sortaient quelquefois de leur désert pour faire part de leurs contempla- tion aux princes et aux sujets. Ils veillaient de si bonne heure à l'instruction de leurs disciples, qu'ils envoyaient des direc- teurs à la mère sitôt qu'ils apprenaient qu'elle avait conçu; et sa docilité pour leurs leçons était d'un favorable augure pour l'enfant. On demeurait trente-sept ans à leur école, sans parler, tousser, ni cracher; au bout de ce temps, on avait la liberté de mettre une chemise, de manger des animaux, et d'épouser plu- sieurs femmes; mais a condition qu'on ne leur révélerait rien des préceptes sublimes de la gymnosophie. Les brachmanes prétendaient que la vie est un état de conception, et la mort le moment de la naissance ; que l'âme du philosophe détenue dans son corps est dans l'état d'une chrysalide, et qu'elle se débar- rasse à l'instant du trépas, comme un papillon qui perce sa coque et prend son essor. Les événements de la vie n'étaient, selon eux, ni bons ni mauvais; puisque ce qui déplaît à l'un plaît à l'autre, et qu'une même chose est agréable et désagréable à la même personne en différents temps : voilà l'abrégé de leur morale. Quant à leur physique, c'était un autre amas informe de préjugés : cependant ils donnaient au monde un commen- cement et une fin ; admettaient un Dieu créateur, qui le gouver- nait et le pénétrait; croyaient l'univers formé d'éléments différents ; regardaient les cieux comme le résultat d'une quin- tessence particulière; soutenaient l'immortalité de l'âme, et supposaient des tribunaux aux enfers, etc. Clément d'Alexandrie en fait l'une des deux espèces de gymnosophistes. Quand ils étaient las de vivre, ils se brûlaient ; ils dressaient eux-mêmes leur bûcher, l'allumaient de leurs mains, et y entraient d'un pas grave et majestueux. Tels étaient ces sages que les philosophes grecs allèrent consulter tant de fois : on prétend que c'est d'eux que Pytha- gore reçut le dogme de la métempsycose. On ht dans Suidas qu'ils furent appelés brachmanes^ du roi Brachman leur fonda- i 510 BRAMINES. teur. Cette secte subsiste encore clans TOrient, sous le nom de hrambics ou hrmnincs» (Fo?/r2^ Bramines.) BRAMIÎNES ou Bramènes, ou Bramins, ou Bramens, s. m. pi. [Hist. Mod.), Secte de philosophes indiens, appelés ancienne- ment brachmanes. [Voyez Brachmanes.) Ce sont des prêtres qui révèrent principalement trois choses : le dieu Fo, sa loi, et les livres qui contiennent leurs constitutions. Ils assurent que le monde n'est qu'une illusion, un songe, un prestige, et que les corps, pour exister véritablement, doivent cesser d'être en eux- mêmes, et se confondre avec le néant, qui par sa simplicité fait la perfection de tous les êtres. Ils font consister la sainteté à ne rien vouloir, à ne rien penser, à ne rien sentir, et à si bien éloigner de son esprit toute idée, même de vertu, que la par- faite quiétude de l'âme n'en soit pas altérée. C'est le profond assoupissement de l'esprit, le calme de toutes les puissances, la suspension absolue des sens, qui fait la perfection. Cet état ressemble si fort au sommeil, qu'il paraît que quelques grains . d'opium sanctifieraient un hramine bien plus sûrement que tous ^ ses efforts. Ce quiétisme a été attaqué dans les Indes, et défendu avec chaleur : du reste, ils méconnaissent leur première origine ; le roi Brachman n'est point leur fondateur. Ils se pré- tendent issus de la tête du dieu Brama ^ dont le cerveau ne fut pas seul fécond ; ses pieds, ses mains, ses bras, son estomac, ses cuisses, engendrèrent aussi, mais des êtres bien moins M nobles que les hramines. Ils ont des livres anciens qu'ils appel- lent sacrés. Ils conservent la langue dans laquelle ils ont été écrits. Ils admettent la métempsycose. Ils prétendent que la chaîne des êtres est émanée du sein de Dieu, et y remonte con- tinuellement, comme le fil sort du ventre de l'araignée et y rentre : au reste, il paraît que ce système de religion varie avec les lieux. Sur la côte de Coromandel, Wistnou est le dieu des hramines] Brama n'est que le premier homme. Brama reçut de Wistnou le pouvoir de créer : il fit huit mondes comme le nôtre, dont il abandonna l'administration à huit lieutenants. Les mondes périssent et renaissent : notre terre a commencé par l'eau, et finira par le feu : il s'en reformera de ses cendres une autre, où il n'y aura ni mer, ni vicissitudes de saisons. Les hramines font circuler les âmes dans différents corps ; celle de l'homme doux passe dans le corps d'un pigeon, celle du tyran BRAVOURE. 511 dans le corps d'un vautour, et ainsi des autres. Ils ont en con- séquence un extrême respect pour les animaux; ils leur ont établi des hôpitaux : la piété leur fait racheter les oiseaux que les mahométans prennent. Ils sont fort respectés des benjans ou banians dans toutes les Indes, mais surtout de ceux de la côte de Malabar, qui poussent la vénération jusqu'à leur aban- donner leurs épouses avant la consommation du mariage, afin que ces hommes divins en disposent selon leur sainte volonté, et que les nouveaux mariés soient heureux et bénis. Ils sont à la tête de la religion; ils en expliquent les rêveries aux idiots, et dominent ainsi sur ces idiots, et par contre-coup sur le petit nombre de ceux qui ne le sont pas. Ils tiennent les petites écoles. L'austérité de leur vie, l'ostentation de leurs jeûnes, en imposent. Ils sont répandus dans toutes les Indes ; mais leur collège est proprement à Banassi. Nous pourrions pousser plus loin l'exposition des extravagances de la philosophie et de la religion des braynines : mais leur absurdité, leur nombre et leur durée, ne doivent rien avoir d'étonnant : un chrétien y voit l'effet de la colère céleste. Tout se tient dans l'entendement humain; l'obscurité d'une idée se répand sur celles qui l'envi- ronnent : une erreur jette des ténèbres sur des vérités conti- guës; et s'il arrive qu'il y ait dans une société des gens inté- ressés à former, pour ainsi dire, des centres de ténèbres, bientôt le peuple se trouve plongé dans une nuit profonde. Nous n'avons point ce malheur à craindre : jamais les centres de ténèbres n'ont été plus rares et plus resserrés qu'aujour- d'hui : la philosophie s'avance à pas de géant, et la lumière l'accompagne et la suit. Voyez, dans la nouvelle édition de M. de Voltaire, la Lettre d'un Turc sur les hramines ^, BRAVOURE, Valeur, Courage, Coeur, Intrépidité [Gram.)^ termes qui désignent tous l'état de l'âme à la vue d'un danger : le cœur marque la fermeté ; l'homme de cœur ne recule pas : le courage est accompagné d^ impatience-^ il brûle d'attaquer : la valeur est le courage accompagné d'une sorte d'ostentation qu'on aime dans la jeunesse : la bravoure n'est guère d'usage que dans les dangers de la guerre, et semble ne s'accorder qu'à ceux qui s'y sont exposés plusieurs fois; la bravoure est le courage 1. Au lieu de Lettre d'un Turc sur les Bramines, il faut lire, sur les Fakirs. (Br.) 512 BROCHURE. souvent éprouvé; Vinlrépidiié est le mépris de la vie et des dangers. Les termes bravoure^ valeur^ intrépidité ^ ont une acception moins étendue que ceux de cœur et de courage, BRELAND, jeu de cartes^. Il n'y a peut-être aucun jeu de hasard plus terrible et plus attrayant : il est difficile d'y jouer sans en prendre la fureur, et quand on en est possédé, on ne peut plus supporter d'autres jeux; ce qu'il faut, je crois, attri- buer à ses révolutions, et à l'espérance qu'on a de pousser le gain tant qu'on veut, et de recouvrer en un coup la perte de dix séances malheureuses. Espérances extravagantes; car il y a démonstration morale que le gain ne peut aller que jusqu'à un certain point; et il est d'expérience que le grand gain rend les joueurs plus resserrés et plus timides, et que la grande perte les rend plus avides et plus téméraires. La police n'a pas tardé à sentir les tristes suites de ce jeu, et il a été proscrit sous les peines les plus sévères; cependant il se joue toujours; et je suis convaincu que les hommes n'y renonceront que quand ils en auront inventé un autre qui soit aussi égal et plus orageux; deux conditions difficiles à remplir : car il faut convenir que le hreland est un jeu très-égal, quand l'enchère la plus forte est bornée. BRILLANT, Lustre, Éclat, s. m. {Gram.)^ termes qui sont relatifs aux couleurs, quand ils sont pris au propre et au phy- sique, et qu'on transporte par métaphore aux expressions, au style, aux pensées; alors ils ne signifient autre chose que de même qu'entre les couleurs il y en a qui affectent plus ou moins vivement nos yeux, de même entre les pensées et les expres- sions il y en a qui frappent plus ou moins vivement l'esprit. V éclat enchérit sur le brillant^ et celui-ci sur le lustre : il semble que Tr^'/^^f^ appartienne aux couleurs vives et aux grands objets; \q brillant^ aux couleurs claires et aux petits objets; et le lustre^ aux couleurs récentes et aux objets neufs. La flamme jette de Y éclat ^ le diamant brille -, le drap neuf a son lustre, BROCHURE, s. f. {Librairie.). On donne ordinairement le nom de brochure à un livre non rehé, mais dont les feuilles ont été simplement cousues et couvertes de papier, et dont le volume est peu considérable. Les meilleurs livres se brochent ainsi que 1. Nous ne donnons ici que la conclusion de l'article qui entre dans tous les détails de ce jeu. BRUT. 513 les plus mauvais; cependant c'est aux derniers que le nom de brochure paraît le plus singulièrement consacré. On dit assez ordinairement : ISons avons été cette année inondés de brochures-^ c'est une mauvaise brochure^ etc., quand on veut se plaindre de la quantité de ces petits ouvrages nouveaux dont la lecture pro- duit deux maux réels : l'un, de gâter le goût; l'autre, d'em- ployer le temps et l'argent que l'on pourrait donnera des livres plus solides et plus instructifs. Au reste, cette frivolité du siècle n'est pas un mal pour tout le monde; elle fait vivre quelques petits auteurs, et produit, proportions gardées, plus de consom- mation de papier que les bons livres. Une brochure passe de la toilette d'une femme dans son antichambre, etc. Cette circula- tion se renouvelle, et fait valoir le commerce de nos fabriques. BRULER {Hist. anc). La coutume de brûler les corps était presque générale chez les Grecs et chez les Romains. Elle a pré- cédé, chez les premiers, le temps de la guerre de Troie. 11 ne faut pourtant pas s'imaginer que c'ait été la plus ancienne, même chez ces peuples. « La première manière d'inhumer, dit Cicéron, est celle dont se sert Gyrus dans Xénophon; le corps est ainsi rendu à la terre, et il est couvert du voile de sa mère. Sylla, victorieux de Gaïus Marius,le fit déterrer et jeter à la voirie. Ge fut peut-être par la crainte d'un pareil traitement qu'il ordonna que son corps fût bri^dé. G'est le premier des patrices Gornéliens à qui on ait élevé un bûcher. » L'usage de brûler les corps et celui de les inhumer ont subsisté à Rome dans le même temps. (( L'usage de les brûler n'est pas, dit Pline, fort ancien: dans cette ville. Il doit son origine aux guerres que nous avons faites dans des contrées éloignées : comme on y déterrait nos morts, nous prîmes le parti de les bt^ûler. » La coutume de brûler les corps dura jusqu'au temps du grand Théodose. {Voyez Bûchers.) BRUT, adj. {Gram.) est l'opposé de travaillé : ainsi on dit de la mine brute, un diamant brut, du sucre brut; en un mot on donne cette épithète à tous les objets dans l'état où la nature nous les présente lorsqu'ils sont destinés à être perfectionnés par l'art : le naturaliste ne dit point une plume brute, parce qu'il ne la considère jamais comme une production qui puisse être perfectionnée par l'art; mais le plumassier le dit. On ne xin. 33 5U BUCHERS. dit jamais une plante brute. On donne quelquefois aussi le nom de brut à des productions artificielles, lorsqu'elles en sont au premier apprêt, et que la main-d'œuvre doit en enlever dans la suite des traits grossiers, et autres imperfections semblables. Ainsi, on dit d'une pièce de fonderie au sortir du moule qu'elle est toute brute, BUCHERS, s. m. [Ilist, anc), amas de bois sur lesquels les Anciens brûlaient leurs morts : ces amas étaient plus ou moins grands, selon la qualité des personnes. La loi des Douze Tables défendait d'y employer du bois poli et menuisé. On les construi- sait principalement de larix, d'if, de pin, de frêne, et d'autres arbres qui s'enflamment facilement. On y ajoutait aussi la plante appelée papyrus. On les environnait de cyprès, dit Var- ron, pour corriger par son odeur celle du cadavre, qui aurait incommodé ceux qui assistaient à la cérémonie, et qui répon- daient aux lamentations de la Prœfica^ jusqu'à ce que le corps étant consumé et les cendres recueillies, elle disait ilicet^ reti- rez-vous. Le bûcher était de forme carrée, à trois ou quatre étages, qui allaient toujours en diminuant comme une pyramide : on l'ornait quelquefois de statues. On versait sur le cadavre du vin, du lait et du miel. On répandait sur le bûcher des parfums, des liqueurs odoriférantes, de l'encens, du cinnamome, des aro- mates et de l'huile. On donnait au mort la potion myrrhine. Cette profusion coûteuse d'aromates, de liqueurs, de potions, fut défendue par la loi des Douze Tables : outre la dépense superflue, qu'il était de la bonne police d'arrêter, l'exhalaison de tant d'odeurs étouffait quelquefois ceux qui approchaient trop près du bûcher. Après qu'on avait oint le corps, on lui ouvrait les yeux qu'on avait fermés après le dernier soupir. On mettait au mort une pièce de monnaie dans la bouche ; cette coutume a été fort générale en Grèce : il n'y avait que les Hermoniens qui préten- daient passer la barque gratis. C'étaient les plus proches parents du défunt qui mettaient le feu au bûcher i ils lui tournaient le dos pour s'ôter la vue d'un si triste spectacle. Quand le bûcher était allumé, on priait les vents de hâter l'incendie. Achille appelle, dans Homère, le vent du septentrion et le képhir sur le bûcher de Patrocle, et cette coutume passa BUSTE. 515 des Grecs chez les Romains. Quand le bûcher était bien allumé, on y jetait des habits, des étoffes précieuses, et les parfums les plus rares. On y jetait aussi les dépouilles des ennemis. Aux funérailles de Jules César les vétérans y précipitèrent leurs armes. On immolait de plus des bœufs, des taureaux, des mou- tons, qu'on mettait aussi sur le bûcher. Quelques-uns se cou- paient ou s'arrachaient des cheveux qu'ils y semaient. Il y a des exemples de personnes qui se sont tuées sur le bûcher de celles qu'elles aimaient. Aux funérailles d'Agrippine, Mnestor, un de ses affranchis, se tua de douleur. Plusieurs sol- dats en firent autant devant le bûcher de l'empereur Othon. Pline dit qu'un nommé Pldlotlmus^ à qui son maître avait légué ses biens, se jeta sur son bûcltcr. Plusieurs femmes ont eu ce courage. Cette coutume subsiste encore, comme on sait, chez les Banianes. Achille tua douze jeunes Troyens sur le bûcher de Patrocle. Lorsque le cadavre était réduit en cendres, et qu'il n'en res- tait que les ossements parmi les cendres, on achevait d'éteindre le bûcher avec du vin ; on recueillait les restes, et on les enfer- mait dans une urne d'or. La loi des Douze Tables défendit les libations de vin. Mais tout ce qui précède ne concerne que les grands et les riches. On brûlait les pauvres dans de grands lieux enfermés, appelés ustrina. C'était la mère, les sœurs ou les parentes du défunt qui ramassaient les cendres et les os; elles étaient vêtues de noir; elles les mettaient sous leurs habits. Les fils recueillaient les restes de leurs pères; au défaut d'enfants, ce devoir était rendu par les autres parents ou par les héritiers. Les consuls ou les premiers officiers des empereurs ramassaient leurs ossements. Au décès d'Auguste, les premiers de l'ordre équestre les ramas- sèrent nu-pieds. On enveloppait ces restes dans un linge. Avant que de se retirer, ils criaient tous au défunt : Val^ val, val^ nos te orcUne qiio naiura permiserit cuncti sequemur : « Adieu, adieu, adieu; nous te suivrons tous quand la nature l'ordon- nera. )) On emportait les os et les cendres du défunt. BUSTE. Une question qu'on pourrait faire ici, c'est de deman- der pourquoi dans le buste on a ajouté à la tête une partie des 516 BUT. épaules et delà poitrine, et par quelle règle on a limité l'étendue de ces parties accidentelles qu'on joint à la tête, et qui n'ajou- tent rien à la ressemblance. Quant à la première partie de la question, il me semble qu'on ajoute à la tête le cou entier, et une partie des épaules et de la poitrine, afin d'annoncer le reste du corps, et sauver au spectateur l'idée d'une amputation chi- rurgicale ou même d'une exécution : et pour ce qui est de la seconde partie, je crois qu'on a mesuré naturellement l'étendue des parties qu'on ajoutait au buste sur l'espace que l'œil embrasse, à la distance où il se place d'un objet pour le bien considérer, espace qui ne diffère guère de celui qu'on donne à un huste de grandeur naturelle. BUT, Vue, Dessein {Gramm.), termes relatifs à la conduite d'un être, ou pensant, ou considéré comme pensant. Le but se dit d'un objet fixe et déterminé, auquel les actions de l'être pensant sont dirigées : les vues sont plus vagues et embrassent un plus grand nombre d'objets; le dessein est proprement ce mouvement de l'âme par lequel on se détermine à tenter ou à ne pas tenter une chose. Le dessein et les vues sont en nous ; le but est hors de nous. Le dessein offre une idée de résolution qui n'est pas si marquée dans les vues. On se propose un but-^ on a des vues^ on forme un dessein. FIN DU TOME TREIZIEME. TABLE DU TOME TREIZIÈME. Pages. MISCELLANEA ARTISTIQUES 1 Observations sur l'église Saint-Roch (inédit) 3 Projets de tapisseries / 10 Sur le Voyage en Italie, par Cochin 12 Sur VArt dépeindre, par M. Watelet 16 Le monument de la place de Reims 27 Extrait d'un ouvrage anglais sur la peinture 33 Observations sur la sculpture et sur Bouchardon 40 Traité des couleurs pour la peinture en émail et sur la porcelaine . 48 Notice sur Carie Van Loo. 70 Projets du tombeau pour M. le Dauphin 72 Sur la statue de Louis XV (inédit) 76 Sur la Peinture, poëme par M. Le Mierre 78 Manière de bien juger dans les ouvrages de peinture, par l'abbé Laugier 98 Sur l'estampe de Cochin mise en tête de VEssai sur les femmes. . 104 ENCYCLOPEDIE. Notice préliminaire 109 Prospectus 129 Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon. . . 159 Lettre au R. P. Berthier, jésuite 165 Seconde lettre au R. P. Berthier 168 Avertissement du huitième volume de V Encyclopédie 171 1 518 TABLE. Pages. DICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE 177 A. Acognitionibus 177 A cura amicorum 178 Abiens. — Abominable, détestable, exécrable 180 Absolution, pardon, rémission. — Absorbant. — Absorber, engloutir. 181 Abstinence des Pythagoriciens. — Abstraits 182 Académicien, académiste. — Acalipse. — Acapulco 183 Acara ou Acarai. — Acaricaba. — Acarnan. — Acatalepsie 184 Accès, avoir accès, aborder, approcher. — Accoucheuse 185 Achor 186 Acier 187 Acmella 212 Açores. — Accrus 214 Acousmatiques 215 Acridophages 216 Acrimonie, âcreté. — Acrimonie, en chimie 21 7j Adsequat. — Adeptes. — Adhérent, attaché, annexé 21J Admettre, recevoir 2191 Admiration 220 Ador et Adorea. — Adoration 221 Adorer 222 Adoucir, mitiger. — Adrachne 224 Adragant 225 Adramelech. — Adramus. — Adraste. — Adrastce ou Adrastie. — Adresse, souplesse, finesse, ruse, artifice. — yEdes 226 yEs. — ^s ustum. — Afiaissement 227 Affectation, afféterie. — Affection 228 Affinité 230 Affliction, chagrin, peine. — Afrique 231 Agaric 232 Agathyrses. — Agaty 234 Age 235 Aglibolus 236 Agneau 237 Agnel ou Aignel. — Agnelins. — Agnus scythicus 23'J Agréable, gracieux. — Agriculture 243 Agrotèrc. — Aguaxima 2H5 Aguiate ou Aguée. — Aigle. — Air 266 Aïus-Locutius 267 Al. — Alarme. — Albadara 209 Alecto 270 Alexandrin 271 Alica 27'2 TABLE. 510 Pages. Aliments 273 Allarme, terreur, effroi, frayeur, épouvante, crainte, peur, appré- liension 278 Allées de jardin 279 Allemands. — Allusion 282 Almageste 283 Alphée. — Alruncs 284 Amant, amoureux. — A menthes 285 Amenuiser, allcgir, aiguiser. — Amitié. — Amour ou Cupidon. . . 28(3 Amphithéâtre 287 Ampoule 290 Anachis. — Anadyomène. — Anaetis 291 Anagramme 292 Anapauoméné 294 Anaphonèse. — Anarchie. — Ancien, vieux, antique 295 Androgynes 296 Ansico 297 Antédiluvienne (philosophie) 298 Antipathie, haine, aversion, répugnance. — Antrustions 304 Anubis 305 Aorasie. — Apex. — Aphace. — Aphacite 306 Aphractes. — Apis 307 Apparence, extérieur, dehors. — Apparition, vision 309 Appas. — Appeler, nommer. — Apprendre, étudier, s'instruire . . 310 Aqueduc 311 Arabes 314 Arboribonzes. — Arbre 324 Arc de triomphe 325 Arcadiens 328 Archontes 330 Arcy 332 Aréopage 337 Argata. — Argent 339 Aristotélisme. — Art 359 Artisan. — Artiste. — Aschariouns ou Aschariens 373 Asiatiques (philosophie des) 374 Assaisonnement 383 Assez, suffisamment 384 Assoupissement 385 Assurer, affirmer, confirmer. — Assuré, sûr, certain. — Attache- ment, attache, dévouement. — Attacher 387 Attention, exactitude, vigilance. — Atténuer, broyer, pulvériser. — Audace, hardiesse, effronterie 388 Augmenter, agrandir; augmenter, croître. — Aurore 389 Aurum musicum 390 Austère, sévère, rude. — Autorité, pouvoir, puissance, empire. . . 391 520 TABLE. Pages. Autorité politique 392 Autorité dans les discours et dans les écrits 400 Avaler 401 Avanie, outrage, affront, insulte 402 Avantage, profit, utilité. —Aventure, événement, accident. — Avis, sentimentj opinion 403 Avis, avertissement, conseil. — Azabe-kaberi. Azarecah 404 B. Baaras 405 Babel 400 Bacchionites. — Bachoteurs 407 Balancier. — Ballade 408 Baptes (les). Barbeliots ou Barboriens 409 Bardocucullus. — Barques 410 Barthélemites. — Bas 412 Bassesse, abjection 413 Bataille, combat, action. — Bâton 415 Batte 419 Battre, frapper. — Baucis et Philémou 420 Béatitude, bonheur, félicité. — Beau, joli 421 Beaux. — Beaucoup, plusieurs 322 Beauté. — Bédouins 423 Belbuch et Zeombuch 424 Bénéfice, gain, profit, lucre, émolument. — Bénin. — Besançon. . 425 Besoin 427 Besoin, nécessité, indigence, pauvreté, disette. — Bête, animal, brute 428 Beurre 430 Bible 431 Bibliomane 436 Bibliothèque 437 Biche. — Bien (homme de), homme d'honneur, honnête homme. . 476 Bien, très, fort. — Bienséance 477 Bière 478 Bigarrure, diversité, variété, diff"érence. — Bizarre, fantasque, capri- cieux, quinteux, bourru. — Bohémiens 479 Bohitis 480 Bois, bois de chauffage 481 Bois de vie, bois sacrés 485 Boisson , 486 Bonheur, prospérité 486 Bonne déesse 487 Bonosiens. — Bon sens 488 TABLE. 521 Pages. Bornes, termes, limites. — Boucher 489 Boulanger 498 Bourg. — Bourgeois, citoyen, habitant 506 Bourreau. — Bout, extrémité, lin. — Bracelet 507 Brachmanes 508 Bramines 510 Bravoure, valeur, courage, cœur, intrépidité 511 Brelan. — Brillant, lustre, éclat. — Brochure 512 Brûler. — Brut 513 Bûchers 514 Buste 515 But, vue, dessein 516 FIN DE LA TABLE DU TOME TREIZIEME Paris. — j. ci.ayk, imprimeuk, 7, kue saint- benoît. — [443] Universitas ^ EXTRAIT DU CATALOGUE DELA LIBRAIRIE DE GARNIER FRÈRES 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 DICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE d'histoire, de biographie, de mythologie et de géographie. 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La Bibliothèque The Librory Université d'Ottawa University of Ottowo Échéonce Dote duc j fl^ V-^ '^ r2 -^7 N0V.B5 A>R ^ -^ 2008 ■ 2000 nOu^^g 2008 a39003 00087963i4b CE AE 0025 •055 1876 VCGl COO DIDEROT, DEN ACC^ 1004207 DICTIONNAIRE